Introduction

Au cours de l’année 2003, l’enquête « Information et Vie Quotidienne » conduite par l’INSEE (voir Besse, 2004 ; Murat, 2004) a mis en place un protocole destiné à quantifier le phénomène de l’illettrisme à l’échelon national. Les personnes de l’échantillon rencontrées au cours de l’enquête ont eu à résoudre une série de problèmes proches de la vie quotidienne, impliquant le traitement de l’Ecrit 1 , en vue de tester leurs compétences en lecture et écriture, mais aussi en compréhension orale et en numératie (calcul). Cette enquête a permis d’estimer que 7% des personnes âgées de 18 à 65 ans, nées en France et de langue maternelle française, éprouvent des difficultés face à l’Ecrit. Nous nous sommes arrêtée à deux conclusions de cette enquête.

La première confirme la grande hétérogénéité des compétences et des difficultés des personnes en situation d’illettrisme, consolidant l’idée qu’il n’existe pas un mais des illettrismes (Besse, Potel & Servant-Odier, 1989 ; Besse, Petiot-Poirson & Petit Charles, 2003). En effet, aucun profil de difficultés ne se dégage qui pourrait caractériser à lui seul l’illettrisme : cette notion rassemble à la fois des personnes dont les compétences à l’Ecrit sont faibles quelle que soit l’activité (lecture, production écrite de mot et compréhension orale) et d’autres dont les difficultés semblent limitées à l’une seule des activités évaluées.

La seconde conclusion concerne les différences intra-individuelles observées d’une activité à l’autre. Les sujets interrogés dans l’enquête obtiennent, en moyenne, des résultats plus élevés en identification de mot qu’en production écrite de mot alors que les deux épreuves sont bâties avec les mêmes variables et sur la même structure pour permettre la comparaison entre les deux activités (utilisation du même nombre de mots fréquents irréguliers, de mots rares et de pseudo-mots dans les deux épreuves). 65,38% d’un groupe de 156 sujets 2 obtiennent plus de 90% de réussite en identification de mots contre 31,41% en production écrite de mots. Ces personnes sont ainsi plus compétentes lorsqu’il s’agit de lire un item écrit que lorsqu’il s’agit de l’écrire. Ce résultat est compatible avec ce que relate la littérature relative à l’enfant apprenti lecteur et scripteur (Bosman & Van Orden, 1997). Cependant, l’enquête de l’INSEE a établi les critères de réussite en production écrite sur la base de la correction orthographique des items écrits, et selon les règles phonographiques pour les pseudo-mots uniquement. Qu’en serait-il si l’évaluation portait sur d’autres critères établis en fonction du plurisystème graphique ?

Le français écrit est une écriture de type alphabétique, s’appuyant sur une correspondance plus ou moins complexe entre des phonèmes et des graphèmes. Le phonème est « la plus petite unité distinctive de la chaîne orale » (Catach, 1995, p.16). Le graphème est « la plus petite unité distinctive et/ou significative de la chaîne écrite, composée d’une lettre, d’un groupe de lettres (digramme, trigramme), d’une lettre accentuée ou pourvue d’un signe auxiliaire, ayant une référence phonique et/ou sémique dans la chaîne parlée » (Catach, 1995, p.16). Cette définition montre qu’une partie des graphèmes a une fonction autre que celle de marquer du son. Dès lors, comme le précise Catach (1995, p.21) : «l’idéal [de l’écriture alphabétique] n’est appliqué dans aucune langue » (c’est nous qui ajoutons). Le système graphique du français doit être considéré, par conséquent, comme un plurisystème, composé de phonogrammes, c’est-à-dire de signes qui transmettent essentiellement les phonèmes, mais également de morphogrammes grammaticaux ou lexicaux et de logogrammes. Nous appellerons désormais sous-principe phonographique ou dimension phonographique, le sous-système qui régit les phonogrammes.

L’analyse statistique des unités graphiques d’un texte quelconque indique que les phonogrammes représentent en moyenne 80% à 85% des unités graphiques d’un texte (Catach, 1995). Ils constituent donc la base prédominante de notre système et permettent d’établir le critère de lisibilité d’un mot. En effet, une écriture qui respecte au moins ce sous-principe est lisible, si le lecteur comprend qu’il s’agit en quelque sorte d’oraliser le texte produit. A contrario, on parle d’illisibilité lorsque ni la forme écrite d’un mot, ni sa forme orale n’existent en tant que telles dans le lexique (Besse, Petiot & Petit Charles, 1999). Par exemple, la phrase écrite par une personne en situation d’illettrisme « un qarle er roets un mrepa » (Un bonhomme regarde un bateau, contient 66,6% de mots illisibles (Besse et al., p.69). Un tel écrit est construit en dehors du sous-principe phonographique. La transmission du sens du message de cet individu à un autre ne peut aboutir. On voit donc bien que la mise en application du sous-principe phonographique représente une étape cruciale dans la psychogenèse de l’Ecrit, en tant que moment de bascule dans la découverte de l’économie d’un système de codes abstraits permettant la communication. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi d’orienter notre recherche autour ce sous-principe, même s’il est clairquel’ensemble du problème de l’illettrisme ne se résume pas à celui-ci.

L'objectif général poursuivi dans notre recherche est d’étudier le système cognitifd’identification et de production écrite de mots d’une personne en situation d’illettrisme, en nous centrant sur la dimension phonographique du français écrit – et par là même, sur la dimension phonémique de l’oral. Autrement dit, dans quelle mesure les modes de traitement graphophonologique en identification de mot, et phonographique en production écrite de mots, sont-ils appliqués par les personnes en situation d’illettrisme ? Comment se manifeste le dysfonctionnement quand il se situe à l’intérieur de cette dimension phonographique ? L’étude des difficultés de ces personnes doit-elle s’orienter du côté de l’hypothèse de l’absence de ces modes de traitement (ils n’ont jamais été développés) ou de celle de leur inefficience (ils existent mais ils dysfonctionnent) ?

Ainsi, comparativement à l’étude de l’INSEE, les compétences en identification de mots et en production écrite de mots de personnes en situation d’illettrisme ne seront étudiées que sous l‘angle du sous-principe phonographique. Nous engageons notre travail sur la base des apports théoriques de la psychologie cognitive relatifs à la modélisation des modes de traitement de l’Ecrit ainsi qu’à l’intégration du sous-principe phonographique. Cette recherche est ainsi une contribution à la compréhension de ce que l’on appelle « illettrisme ».

Concernant nos bases théoriques en psychologie cognitive et afin de déterminer dans quelle mesure les processus cognitifs en jeu concourent à la réalisation, même partielle, du sous-principe phonographique, plusieurs points sont à envisager. Même si l’adulte considéré comme bon identificateur et bon scripteur manipule, de façon efficace, l’ensemble des dimensions du plurisystème graphique - ce qui le distingue de l’adulte en situation d’illettrisme - il nous semble indispensable de prendre comme appui théorique la modélisation de l’architecture fonctionnelle efficace le concernant. Nous verrons qu’à son propos la littérature évolue et passe d’une conception où les personnes développent puis utilisent deux types de procédure séparées, activées selon la familiarité de l’item qu’elles ont à identifier ou à écrire, à un mode de fonctionnement plus complémentaire et interactionniste des deux procédures.

Nous chercherons à éclairer la question de l’illettrisme en la situant dans une comparaison avec des thèmes traités en développement cognitif normal et « pathologique ». Le courant relatif au développement normal nous permet là encore de cerner comment à l’heure actuelle se modélisent l’émergence et l’installation des processus d’identification de mots, d’une part, et de production écrite de mots, d’autre part, et d’interroger leur interactivité éventuelle. Le domaine du développement « pathologique » qui nous intéresse est celui de la dyslexie développementale. Nous supposons que l’illettrisme traduit un système cognitif de traitement de l’Ecrit mal installé, non pas à la suite d’une lésion, comme c’est le cas en dyslexie acquise, mais en raison d'un développement "inadéquat", dans le sens où il n'a pas abouti à l'utilisation efficace du système alphabétique du français. Certains auteurs établissent un lien très fort entre dyslexie développementale et illettrisme, allant parfois jusqu’à établir une relation de cause à effet entre la première et le second (Morcrette, 1992 ; Delahaie et al., 1998). Même si nous nous réfèrons également à ces études, nous ne situons pas notre recherche dans ce courant de pensée. Nous ne cherchons pas à faire de l’illettrisme le prolongement de la dyslexie. Notre objectif nous amène à nous intéresser principalement à la dyslexie phonologique puisque c’est ce type de dyslexie qui aurait trait à une mauvaise intégration du sous-principe phonographique. L’intérêt d’une telle approche comparative tient alors dans la façon dont la littérature étudie la dyslexie phonologique en tant que trouble de l’apprentissage, et ce, tant d’un point de vue théorique que méthodologique. Quelles informations théoriques la littérature sur la dyslexie phonologique peut-elle nous apporter par rapport à notre propre question ? Comment aboutit-elle à ses résultats ? Nous serons amenée à décrire et à discuter divers courants qui proposent leur description des procédures de traitement engagées dans ce phénomène ainsi que les origines qu’ils attribuent aux difficultés.

Nombre de ces travaux mettent en évidence l’importance des capacités d’analyse métaphonémique lors de l’élaboration des procédures relatives au sous-principe phonographique, envisagées en particulier dans le développement de l’identification de mots. L’hypothèse la plus répandue suggère que la dyslexie phonologique est due à un déficit phonologique qui se répercute sur le développement de certaines procédures de traitement. Ce déficit se révèle à travers les épreuves de conscience phonologique. Nous nous interrogerons sur ce concept et nous préciserons pourquoi le rôle que certaines théories lui font tenir ne nous paraît pas entièrement satisfaisant. Loin d’en remettre en question la pertinence, nous pensons qu’il s’agit de le resituer dans un cadre de développement intégratif.

Dans une seconde partie théorique, nous reviendrons sur la question de la définition de l’illettrisme. Ce terme est encore relativement récent dans la société française et, à plus forte raison dans la littérature scientifique, puisqu’il remonte aux années 1970. Pour rester sur le champ de la comparaison avec la dyslexie, il nous semble que celle-ci, à défaut de faire consensus sur son origine, sur l’homogénéité de ses « symptômes », voire sur sa pertinence (voir en particulier l’analyse critique du concept par Fijalkow, 2003), bénéficie au moins d’une définition partagée par la plupart des auteurs qui l’étudient (définition de la fédération mondiale de la Neurologie, Critchley, 1970 citée par Sprenger-Charolles & Casalis, 1996). Nous verrons que l’illettrisme, malgré la relative jeunesse de cette notion, a déjà suscité maintes définitions, selon les moments, les institutions et les chercheurs. La délimitation de ses contours et le choix d’une définition claire du phénomène demeurent sujets à débat.

La manière propre au chercheur d’envisager un phénomène, son origine, ses manifestations et ses conséquences fait partie des paramètres qui déterminent ses choix méthodologiques. En ce qui concerne l’illettrisme, nous sommes proche de la conception de l’appropriation de l’Ecrit (Besse, 1992, 1995) ; aussi notre étude sur les modes de traitement de l’Ecrit ne vise pas seulement la manifestation de performances, elles s’intéresse également aux compétences. Nous aurons à clarifier ces concepts et leurs implications au niveau du choix du protocole d’expérience mais aussi pour les analyses de corpus ; ainsi l’analyse des erreurs commises par les sujets tient un rôle prépondérant dans notre approche.

En somme, cette étude se propose de partir de l’architecture fonctionnelle normalement opérationnelle et efficace chez l’adulte bon identificateur et bon scripteur, de situer à quel(s) niveau(x) peuvent intervenir les dysfonctionnements qui caractérisent l’illettrisme, du point de vue de l’emploi du sous-principe phonographique. Son objectif général, à travers l’étude de l’emploi de ce sous-principe, est de contribuer à la réflexion sur l’organisation cognitive des modes de traitement de l’Ecrit chez les personnes en situation d’illettrisme. Notre recherche tentera de montrer qu’une analyse en termes de compétences est complémentaire de celle menée en termes de performances lorsqu’il s’agit d’étudier un système déficitaire comme celui de l’illettrisme.

Notes
1.

Nous choisissons cette majuscule à « Ecrit » pour marquer que nous parlons ici tout à la fois des activités de lecture (la réception d’un texte) et d’écriture (la production d’un texte) (Besse, Luis, Paire, Petiot-Poirson & Petit Charles, 2004).

2.

Ce groupe est constitué de toutes les personnes qui ont passé les quatre épreuves du module dit ANLCI (Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme). Ce module était proposé aux personnes orientées après un premier module ne comportant que des situations de lecture. Le groupe en question n’est toutefois pas représentatif de l’échantillon.