1.1. Des modèles de la « double voie »…

1.1.1. En identification de mots isolés

Issu des recherches effectuées en neuropsychologie, auprès de patients souffrant de dyslexie acquise, le modèle de la « double voie » repose sur le concept de double dissociation des performances. Il postule que deux processus distincts et indépendants remplissent deux tâches différentes lors de l’identification de mot. Nous présentons brièvement ce modèle, étant donné que la plupart des études sur lesquelles nous nous sommes nous-même appuyée s’est construite sur cette modélisation.

Lorsque le mot a une représentation stockée dans le lexique mental, sa présentation visuelle active la représentation orthographique correspondante (activation de l’identité de lettres abstraites, indépendamment de la typographie, de la taille et de la forme), qui, à son tour, active directement la représentation lexicale qui lui est appariée en mémoire. Le mot, reconnu comme une configuration orthographique particulière, a une adresse spécifique dans le lexique mental où figurent également ses représentations sémantique et phonologique. L’identification se fait donc sur la base d’une information lexicale, via l’activation de la représentation orthographique, sans recours à l’information phonologique. Cette voie est dite par adressage 3 , ou d’accès direct.

S’il ne dispose d’aucune représentation en mémoire, le système cognitif segmente la représentation orthographique liée au stimulus pour convertir chacun de ces segments orthographiques obtenus en segments phonologiques correspondants. Il les assemble ensuite en une représentation phonologique globale. Il construit donc l’information phonologique sur la base d’éléments pré-lexicaux (ou infralexicaux). C’est la voie par assemblage, autrement appelée médiation phonologique. On la retrouve parfois dans la littérature sous la désignation de procédure de conversion graphème phonème, alors qu’il est possible que les éléments écrits sur lesquels se base l’analyse soient plus larges que chaque graphème pris l’un après l’autre. Le lecteur peut exploiter les mots et les morphèmes enchâssés dans la séquence lue, les analogies avec les mots connus, les correspondances entre syllabes ou entre graphème et phonème afin d’assembler une prononciation possible (Ehri, 1989 ; Ellis, 1991). Pour Ellis, le sujet utilise le principe du plus long segment visuel disponible et identifiable comme tel par le sujet.

Jourdain (1995) s’interroge sur l’origine (hors lésion cérébrale) du trouble de lecture chez l’adulte. Elle s’appuie sur la description des différentes étapes décrites par le modèle de la « double voie », tout en l’enrichissant des apports d’autres modèles, et compare les résultats de lecteurs de niveaux différents, pour des épreuves testant l’automaticité des processus orthographique, phonologique et lexical. Elle dégage différents sous-types de difficultés. Un premier groupe de sujets présente des difficultés dès l’analyse de la chaîne graphique, qui se manifestent par une activation lente des codes graphémiques. Les mauvais lecteurs concernés obtiennent des temps de réaction plus longs que les bons lecteurs, sans obtenir pour autant de scores de lecture plus faibles, ce qui témoigne d’une difficulté centrée sur l’automaticité du processus orthographique. Un second groupe de sujets présente des difficultés dans l’utilisation des codes phonologiques, difficultés qui se manifestent à des degrés variables et qui ont des répercussions différentes sur les performances. Ainsi, pour certains sujets, la difficulté se situe au niveau de l’automatisation de l’activation du code phonologique ainsi qu’au niveau de la qualité de transcodage de certains graphèmes seulement. L’activation lente du code phonologique est compensée par une bonne efficience des codes orthographiques et lexicaux. Cela se traduit, par exemple, par un taux d’erreurs plus important dans une tâche de jugement d’homophonie de deux non-mots que dans une tâche de jugement d’homophonie d’un mot avec un non-mot. D’autres sujets, enfin, cumulent des difficultés d’ordre phonologique (au niveau de l’automatisation de l’activation du code phonologique, du processus de transcodage graphèmes-phonèmes en général et des représentations phonologiques stockées) et dans l’accès aux représentations orthographiques.

Le processus 4 d’identification d’un mot connu peut se définir ainsi : « pour identifier un mot écrit, le lecteur doit établir une correspondance entre la forme physique (visuelle) du mot imprimé sur la page et une représentation mentale abstraite de cette forme stockée dans sa mémoire permanente » (Ferrand, 2001, p.11). Il doit élaborer cette représentation mentale lorsque le mot n’a jamais été lu jusqu’à présent. Dans les deux cas de figure, le bon identificateur se définit comme disposant de processus rapides, automatiques, irrépressibles et non conscients (Alegria, 1999 ; Ferrand, 2001 ; Seidenberg & McClelland, 1989a ). L’étude de Jourdain insiste sur la distinction qui doit être opérée entre ce qui relève de l’accès automatique à un code (qu’il soit phonologique ou orthographique) et ce qui relève de la qualité même des informations stockées, lorsque l’on étudie les difficultés en identification de mot. L’une de ses conclusions est que l’automatisation des processus est toujours défectueuse lorsque les individus présentent des difficultés de lecture. Ainsi, le mauvais lecteur peut être défini comme ayant des processus non automatisés, demandant un coût cognitif important.

Notes
3.

Signalons que nous faisons le choix de parler de voie et non pas de procédure. Nous réservons, en effet, l’usage de cette seconde terminologie dans le cadre de l’analyse des compétences, ce que nous développerons ultérieurement.

4.

Le mot « processus » renvoie à l’ensemble des mécanismes cognitifs qui permet d’aboutir à l’identification du mot.