2.1. Les enfants en difficulté d’apprentissage : dyslexie et dysorthographie phonologiques

2.1.1. Absence ou inefficience des voies graphophonologique et phonographique ?

Loin d’être exhaustif, le tour d’horizon que nous proposons permet de distinguer les tendances fortes qui se dégagent. Parmi celles-ci,l’hypothèse de la déviance (voir Sprenger-Charolles & Casalis, 1996, p.150) stipule que les modes de traitement des sujets dyslexiques sont qualitativement différents de ceux des sujets normo-lecteurs. Elle propose qu’à un niveau lexique équivalent, le fonctionnement de la médiation phonologique est plus spécifiquement altéré que celui du traitement orthographique chez les dyslexiques. Cette déficience du traitement phonologique se manifeste par une lecture des pseudo-mots plus atteinte que celle des mots comparativement aux normolecteurs de même âge lexique. Le développement serait donc qualitativement différent : par compensation, ces sujets utiliseraient une procédure d’identification directe des mots, ils s’appuieraient sur le code visuel.

Cette hypothèse renvoie au débat entre les modèles de développement qui stipulent que les procédures peuvent se développer de façon indépendante et ceux pour qui la procédure orthographique découle forcément de la procédure alphabétique.

Certains modèles développementaux tels que celui de Frith (1985, 1986) en lecture proposent une succession stricte des modes de traitement. Ce modèle à étapes n’est pas sans correspondance avec le modèle à double voie chez l’adulte. Il décrit trois phases, définies chacune par un mode de traitement différent, la phase logographique, la phase alphabétique et la phase orthographique. La phase alphabétique se caractérise par l’émergence puis l’utilisation de la procédure par médiation phonologique, prémice de la voie par assemblage. C’est une procédure générative qui permet d’identifier un nombre croissant de mots grâce à la mise en place d’un premier versant de l’économie du système graphique. Selon Frith, les enfants qui ne parviendraient pas à opérer une procédure de correspondance graphème phonème resteraient bloqués au stade logographique, se constituant un stock de mots par mémorisation (Frith, 1985, 1986 ; voir aussi Casalis, 1997 ; Piérart, 1994 ; Sprenger-Charolles & Casalis, 1996).

Cette première conception repose sur l’idée d’une succession hiérarchique dans l’installation des procédures qui empêche la construction d’un lexique orthographique riche et extensible, en dehors de l’installation préalable de la procédure par médiation phonologique. Un système d’identification de mot installé en l’absence de celle-ci serait rapidement limité, étant donné le coût cognitif que suppose la mémorisation de type logographique. Cette première conception a pour conséquence qu’en dehors des quelques mots qu’un sujet aurait dans son lexique mental, il se verrait dans l’incapacité de lire des mots inconnus et à plus forte raison des pseudo-mots.

D’autres modèles, tels que le modèle à double fondation de Seymour (1993), reposent sur l’idée d’une interactivité entre les processus. Seymour conçoit que les deux processus logographique et alphabétique participent à la construction du lexique orthographique. Selon lui (Seymour, 1986, 1993), la dyslexie développementale résulte de la déficience d’une ou plusieurs composantes (processeurs) de traitement de l’information qui sous-tendent la lecture ou des voies qui relient ces composantes. La dyslexie phonologique est causée par une déficience dans l’installation et l’utilisation de la voie qui assure la mise en correspondance graphème phonème. Elle est «le résultat d’un processus défectueux de la « translation » lettre-son. Elle se caractérise par des erreurs sur la lecture des mots inconnus ou des non-mots et s’accompagne parfois d’un traitement lent et laborieux » (Seymour, 1993, p.58). Dans ce cas, les sujets dyslexiques phonologiques disposeraient d’un système de conversion graphème phonème, il ne serait pas absent mais inefficient.

Les résultats de plusieurs études vont dans cette direction. Ainsi, Casalis et Sprenger-Charolles (1996) montrent que 5 enfants reconnus dyslexiques phonologiques n’utilisent pas une procédure d’identification du mot purement visuelle, leur traitement met en jeu des correspondances graphèmes phonèmes. En effet, ils sont sensibles à des facteurs non lexicaux tels que la régularité et la complexité des relations graphies-phonies, au même titre que les enfants reconnus normolecteurs. Par contre, l’effet de fréquence joue sur le temps de réponse et sur les performances, ce qui tend à indiquer que la procédure par médiation phonologique est peu efficiente.

Valdois et al. (2000) précisent que dans le cas de la dyslexie phonologique, les erreurs produites en lecture consistent soit à produire un vrai mot à la place du pseudo-mot, soit à produire un pseudo-mot à la place du pseudo-mot présenté, avec addition, omission, déplacement ou substitution de certains de ces éléments. Ces deux types d’erreurs caractérisent-ils un système d’identification commun ? L’oralisation d’un mot à la place d’un pseudo mot peut être imputable à une procédure logographique ou à une procédure de lexicalisation, « témoignant d’un recours probable à la procédure d’adressage » (Mousty, Leybaert, Alegria, Content & Morais, 1994, p.133), c’est-à-dire avec recours à une information lexicale connue du sujet. En revanche, l’oralisation d’un pseudo-mot pour un autre semble impliquer plutôt un traitement de type graphophonologique effectif quoique défaillant.

S’inspirant du modèle de Seymour, Casalis et Lecocq (1992) rencontrent 11 sujets dyslexiques et 42 enfants sans difficulté apparente (22 CP et 20 CE1). Les épreuves consistent, entre autres, en la lecture de 10 non-mots, de 40 mots qui varient selon la fréquence, la régularité orthographique et l’imagerie et en deux épreuves phonologiques de segmentation et de fusion. Les enfants dont les résultats en lecture de mot 6 varient selon la fréquence (exemple : 15/20 mots fréquents bien lus contre 8/20 mots rares), mais pas selon la régularité sont rassemblés sous la désignation « dyslexie phonologique ». Les auteurs concluent que ces enfants ont «recours à la voie directe, ce qui correspondrait à une déficience dans l’installation de la voie phonologique » (p.233). Cette voie directe représenterait donc plutôt un accès lexical ou morphémique. L’intérêt d’une telle étude vient de l’analyse de la nature des erreurs. Elle en souligne parallèlement toute la complexité. Les erreurs commises par ces enfants présenteraient une prédominance (47% du total des erreurs) d’erreurs de type visuel, sans recours à la phonologie (exemple : « femme » lu « fume », en raison des lettres communes). Or, cette classification n’est pas pleinement satisfaisante, y compris pour les auteurs, car les erreurs reposent alors sur la présence d’un lexique orthographique ou logographique. S’il est logographique, ce lexique est alors limité et ne peut probablement pas expliquer l’ensemble des erreurs dites visuelles. S’il est orthographique, se pose alors la question de l’installation d’une procédure orthographique en l’absence de procédure alphabétique. De telles erreurs peuvent être interprétées sur d’autres bases. Comme le suggèrent les études corrélationnelles de Stuart et Coltheart (1988) et les travaux de Ehri (1989), elles pourraient avoir pour origine la prise en compte et la mémorisation d’indices phonétiques, étant donné que le lexique phonologique est constitué depuis la prime enfance, en dehors de l’Ecrit.

Ainsi, même si les enfants considérés comme dyslexiques phonologiques ne disposent pas d’une procédure par médiation phonologique pleinement efficace, il semble que l’identification des mots qu’ils opèrent peut passer par l’activation de codes phonologiques. Ceux-ci se sont développés même s’il reste des interrogations sur la qualité des représentations phonologiques et graphophonologiques stockées ainsi que sur la rapidité avec laquelle le système d’identification y a accès.

Notes
6.

Les résultats à la lecture de non-mots ne sont pas indiqués dans l’article.