2.1.2.1. En identification de mots

Il n’y a aucun consensus ni sur l’existence d’une telle phase logographique, ni sur la nature des unités prises en compte, comme l’illustre ce tour d’horizon, pourtant non exhaustif.

Dans le modèle développé par Frith (1985, 1986), la reconnaissance logographique est le fruit de la mémorisation d’une configuration globale « whole-word recognition » (Frith, 1985). Seymour et Elder (1986, voir aussi Seymour, 1993), quant à eux, décrivent le lexique logographique comme un processus de reconnaissance de mots rudimentaires s’appuyant, en parallèle, sur des traits caractéristiques divers : la longueur du mot, des formes de lettres saillantes ou la position de lettres saillantes, ces deux derniers indices étant déjà, pour les auteurs, la manifestation d’un processus analytique. Gough et Juel (1989) soumettent l’hypothèse d’une « association sélective » selon laquelle l’enfant bâtirait sa reconnaissance de mot sur la base d’un indice présent dans le mot (longueur, couleur, lettres connues…). Lecocq (1992) préfère insister sur ce qui distingue le traitement logographique du traitement linguistique ultérieur : le premier est la reconnaissance d’une configuration visuelle alors que le second prend en considération « un arrangement spécifique d’unités littérales abstraites » (p. 160). Sprenger-Charolles et Casalis (1996) caractérisent la phase logographique « par l’utilisation de la forme globale du mot, par la non-séquentialité des traitements ainsi que par la prise en compte d’indices saillants de type visuel » (p. 78). Gombert (1997a), en s’appuyant sur le modèle de Morton (1989), parle de « procédure de traitement pictural des mots », c’est-à-dire que l’enfant traiterait alors le mot comme une image. Enfin, Ecalle et Magnan (2002) désignent la phase logographique comme ce qui « correspond à un traitement purement visuel des mots sans recours à la phonologie et à l’ordre des lettres » (p.27).

Concernant l’existence même de cette phase, Stuart et Coltheart (1988) considèrent qu’elle n’a rien de systématique au cours du développement. Seuls les enfants qui ne disposent pas d’aucune compétence métaphonologique aborderaient la lecture d’abord comme une tâche de mémorisation visuelle, de type logographique. Face aux tenants d’une telle conception (Coltheart & Stuart, 1988), Bastien-Toniazzo (1995) rétorque que la procédure logographique tient, au contraire, un rôle important dans le développement puisqu’elle correspond au moment où les enfants construisent leurs toutes premières connaissances sur la lecture. En français, Bastien et Bastien-Toniazzo (1993)proposent un modèle sur la base d’observations effectuées auprès de jeunes enfants pré-lecteurs (grande section de maternelle). Ces auteurs décrivent une évolution en trois étapes. Pour identifier un mot, dont le sens lui est connu, l’enfant se fierait d’abord à la présence de quelques lettres, de préférence les lettres extrêmes et plus particulièrement celles qui sont en position initiale. Puis, il considèrerait le mot comme un ensemble d’éléments, non ordonné. Enfin, lors d’une troisième phase, le mot serait envisagé comme « une suite ordonnée de lettres » (p.164).

Lors d’une de ses premières études sur le sujet, Ferreiro (1977) applique auprès de 28 élèves de première primaire 7 les épreuves piagétiennes à des situations de transformation des propriétés sur l’objet écrit, avec une épreuve de reconnaissance de mots déjà connus des enfants, mots transformés après adjonction ou suppression de lettres. A la question : « est-ce que c’est encore le même mot ? », elle classe les réponses obtenues en 6 catégories qui représentent les hypothèses émises par les enfants :

  1. Utilisation des lettres en tant qu’indices de la présence d’un mot,
  2. Considération du nombre de lettres, mais en toute indépendance de l’ordre
  3. Considération de l’ordre
  4. A un changement graphique doit correspondre un changement dans le sens
  5. A un changement graphique doit correspondre un changement sonore
  6. Mélange des deux dernières hypothèses 4 et 5.

Selon Ferreiro, les enfants oscillent entre les différentes catégories en fonction de leur niveau de développement cognitif (pré-opératoire ou niveau intermédiaire c’est-à-dire entre pré-opératoire et niveau opératoire). Par exemple, pour traiter un mot, les enfants de niveau pré-opératoire prennent en considération l’un des trois premiers critères énoncés, un seul à la fois (ordre ou présence de lettres,…) mais peuvent appliquer un critère de nature différente face au mot suivant.

Dans une seconde situation, Ferreiro présente des phrases accompagnées d’images toujours congruentes, mais où l’enfant « ne trouverait pas exactement les mots anticipés en fonction de l’image, ou bien, les trouverait mais à une autre place que prévue » (Ferreiro, 1977, p. 39). Les productions des enfants sont à nouveau classées dans différentes catégories :

  • Divorce entre déchiffrage et sens
    • Sens sans déchiffrage : lorsque l’enfant, sans déchiffrer, cherche le sens de la phrase simplement à partir de l’image.
    • Déchiffrage sans sens : l’enfant ne cherche le sens ni dans l’image, ni dans le texte, par exemple en identifiant des lettres isolées ou en constituant des syllabes isolées.
  • Conflit entre déchiffrage et sens
    • Primauté du déchiffrage : l’enfant est capable d’anticiper un sens probable à partir de l’image, mais il déchiffre également et ce faisant il perd le sens et reste accroché au déchiffrage.
    • Primauté du sens : l’enfant est capable d’anticiper un sens probable à partir de l’image et reste centré sur la recherche de sens, il peut intégrer du déchiffrage mais le résultat doit faire un résultat cohérent.
    • Oscillation entre le déchiffrage et le sens : l’enfant essaie de surmonter la situation conflictuelle, sans réussir à intégrer véritablement le sens et le déchiffrage.
  • Coordination entre déchiffrage et sens

Les travaux de Ferreiro soulignent deux éléments importants. Tout d’abord, la découverte des propriétés du système de représentation de la langue écrite alphabétique et son appropriation par l’enfant se construisent dans un mouvement cognitif fait d’allers-retours. Ensuite, une modélisation de la phase logographique, qui ne prévoirait qu’un unique mode de traitement, intervenant de surcroît sur un seul type d’unités, ne peut offrir qu’une représentation partielle du travail cognitif complexe du sujet face à l’Ecrit.

Notes
7.

La première primaire correspond au Cours Préparatoire en France.