2.2. Les personnes en situation d’illettrisme

Morcrette (1992) étudie les difficultés de lecture et d’écriture liées à l’illettrisme. Elle se réfère au modèle de développement de Frith (1985, 1986) et à celui de la dyslexie proposé par Boder (1971 cité par Morcrette, 1992). Celui-ci fait une distinction entre dyslexie dysphonétique (disability in phonetic processes) où la reconnaissance de mot est basée sur une forme globale du mot, « whole word visual gestalts », dyslexie dyséïdétique (disability in holistic visual processes) et dyslexie mixte. Aux yeux de Morcrette, on retrouve chez l’adulte en situation d’illettrisme les mêmes difficultés que celles décrites chez l’enfant dyslexique : pour certains sujets, arrêt au stade logographique, par incapacité à acquérir des stratégies de recodage phonologique, et par voie de conséquence à développer une procédure orthographique. Il en résulte la mise en place d’un lexique logographique plus ou moins étendu grâce à un système de compensation. D’autres sujets se seraient arrêtés après le stade alphabétique.

Dans l’étude que Morcrette a menée, 35,4% des 50 sujets rencontrés font preuve d’une lecture lente et hésitante, 39,6% ont une lecture difficile et 14,6% une lecture presque impossible. Il semblerait que ces derniers ne parviennent à déchiffrer que des syllabes. Ces mêmes catégories sont utilisées pour analyser les résultats relatifs à la production écrite. Toutefois, le cadre méthodologique de la recherche demeure flou : on ne sait pas si les épreuves sont limitées dans le temps, ni si les sujets ont eu la possibilité de se corriger en cours de production. D’autre part, l’absence de définition des critères qui délimitent ces différentes catégories en lecture et en production écrite ne permettent pas d’exploiter plus finement les résultats dans l’optique d’une catégorisation précise des modes de traitement.

Besse, Petiot-Poirson et Petit Charles(2003) analysent les performances en identification de mot et en production écrite de 37 sujets en situation d’illettrisme. Ils obtiennent un classement en niveaux (A à D) et en sous-niveaux (de 1 à 7), établi selon les tranches de pourcentages de réussite. Ces derniers comprennent, en production écrite, les mots orthographiquement justes ainsi que les mots phonétiquement lisibles (exemple : « le bato » pour « le bateau ») sur le nombre total de mots à transcrire - le critère étant alors la lisibilité du texte écrit – et en identification de mots, les mots et les pseudo-mots correctement oralisés. Aucune des épreuves n’est limitée dans le temps, les sujets peuvent modifier leur production en cours. Les niveaux, en production écrite comme en identification de mots, suivent ainsi le découpage des scores :

A1 A2 B3 C4 C5 D6 D7
Pourcentage de réussites 0 entre 1 et 19,9% entre 20 et 39,9% entre 40 et 69,9% entre 70 et 79,9% entre 80 et 89,9% 90% et +
Nb de sujets en PE 3 4 2 7 1 7 13
Nb de sujets en IM 2 4 2 7 4 7 11

En production écrite, les auteurs proposent de déterminer si les sujets ont à leur disposition une procédure phonographique « qui permet de transcrire des unités sonores à l’aide de phonogrammes » (Besse et al., 2003, p.56) et une procédure orthographique « qui comprend un traitement morpho-lexical et un traitement morpho-syntaxique (et) qui permet de traiter des mots de manière orthographiquement correcte » (Besse et al. p.56). Ce travail d’interprétation des productions écrites s’effectue grâce à l’analyse des erreurs que comptent ces productions, en distinguant celles qui relèvent du traitement phonographique (omission, adjonction et confusion de phonèmes) et celles qui relèvent du traitement morphographique (que nous ne développerons pas ici).

Alors que les performances sont très faibles, la procédure phonographique est pourtant utilisée dès le niveau A. Elle peut se réduire à un traitement phonographique partiel, sur des parties de mots, ce qui conduit à des mots incomplètement transcrits, ou être déjà un traitement phonographique complet. Ceci signifie que certaines personnes, même si elles sont loin de le maîtriser pleinement (problème d’exhaustivité, d’ordre, et/ou de conventionnalité), travaillent sur le sous-principe phonographique, d’autres se préoccupent du sous-principe orthographique, jusqu’à tenter, pour les verbes demandés, un traitement des désinences verbales.

Dans la situation d’identification de mots, 71,5% des sujets, toutes catégories confondues, lisent au moins un pseudo-mot de façon correcte et 59% en lisent au moins la moitié de façon correcte. D’une manière générale, les sujets se montrent plus performants en identification de mots que de pseudo-mots (71,8% de la population). Pourtant, 6 sujets (soit 15,38%) présentent le pattern de résultats inverse, 4 d’entre eux se situant dans les catégories A ou B. Ces derniers identifient en tout correctement peu d’items (mots et pseudo-mot), mais oralisent au moins un pseudo-mot sans erreur. D’un point de vue méthodologique, nous reconnaissons qu’il existe un biais dans la mesure où les mots à lire sont plus nombreux (19) que les pseudo mots (6), augmentant ainsi le risque de se tromper pour la lecture de mots. D’autre part, les sujets n’étant pas limités dans le temps pour oraliser l’item, certains en profitent pour renouveler le mécanisme d’identification jusqu’à ce que le résultat leur convienne. Cela peut expliquer des taux de réussite parfois élevés pour les mots et les pseudo-mots. Ce dispositif a, toutefois, permis de montrer que l’identification correcte de pseudo-mots, même lorsque cela concerne un petit nombre d’items, peut se réaliser. Or, elle nécessite la mise en œuvre d’un traitement graphophonologique.

Considérant l’illettrisme, il semble donc qu’il faille s’orienter du côté de la théorie de l’inefficience du mode de traitement graphophonologique, plutôt que d’une absence totale, ce qui permet d’envisager des perspectives plus larges. Cela laisse, en effet, supposer que les traitements graphophonologique et phonographique sont à disposition du sujet et qu’ils peuvent intervenir dans les processus d’identification et de production écrite de mots, malgré leur défaillance. L’inefficience des traitements graphophonologique et phonographique signifie alors que ceux-ci existent mais qu’ils ne permettent pas d’aboutir systématiquement et à eux seuls à une identification de mots et une production écrite de mots correctes, alors que le matériel graphique le permet (absence de morphogramme et de logogramme).