4.3. Capacité métaphonologique et déficit en lecture : les limites d’une analyse en performances

4.3.1. Sortir d’un raisonnement en tout ou rien

Parmi le grand ensemble que représente la capacité métaphonologique, nous avons choisi de travailler sur la capacité métaphonémique qui correspond à la mise en place délibérée de processus cognitifs d’identification et de manipulation des phonèmes d’une langue. Toutefois, nous continuerons à employer les termes utilisés par les auteurs quand il s’agira de citer leurs travaux et leurs conclusions.

Byrne et Ledez (1983) étudient le niveau d’efficience en lecture de non mots de 31 adultes, 25 hommes et 6 femmes, très pauvres lecteurs, malgré un temps de scolarisation, âgés de 17 à 45 ans. Les sujets sont partagés en deux groupes, suite à un test de lecture (st Lucia reading test) : 16 sujets obtiennent un niveau de lecture « enfant » (groupe I), 15 sujets obtiennent un niveau de lecture équivalent au primaire (groupe P). Un groupe contrôle est constitué de 29 sujets. Le test de lecture de non mots (50 items dont 20 de 2 lettres, 10 de 3, de 4 et de 5 lettres) consiste à lire correctement le plus possible d’items sans limitation de temps. La tâche de conscience phonologique est un test d’inversion de phonème (15 items) qui consiste à inverser les sons initiaux et terminaux des mots afin de former un nouveau mot. Les groupes I et P diffèrent sur le test de lecture de non mots de façon significative (17,3 items lus correctement contre 37,6 sur 50). Les auteurs soulignent que les faibles lecteurs ont des connaissances des relations entre écriture et prononciation (« knowledge about print/pronunciation relations », p.193), mais ces dernières sont partiellement transférables à de nouveaux patterns, ce qui est le signe d’une dissociation entre lecture globale du mot et lecture analytique. Concernant le test d’inversion de phonème, les résultats sont faibles pour les deux groupes I et P, comparativement au groupe contrôle (groupe I : 2,3 (+/- 2,4), groupe P : 6,7 (+/- 5,6), groupe C : 13,9 (écart-type non communiqué). Les auteurs remarquent que les faibles lecteurs sont très sensibles à la signification des mots et ne dépassent pas ce premier niveau de l’articulation de l’oral. Ils s’interrogent également sur le faible score obtenu par les deux groupes et mettent en concurrence 3 explications : incompréhension de la consigne qui ne comprend qu’un seul exemple ; difficulté à manipuler les phonèmes ; capacité de mémoire de travail faible.

Pratt et Brady (1988) ont mené une recherche auprès de 26 adultes « analphabètes fonctionnels » qui ont reçu un enseignement de la lecture mais qui rencontrent encore des difficultés dans l’apprentissage de la lecture et qui actuellement suivent une formation. Les auteurs font l’hypothèse que ces sujets souffrent d’un déficit en conscience phonologique. Les performances du groupe sont comparées à celles d’un groupe contrôle, à travers 5 épreuves : répétition d’un mot avec suppression du phonème ou de la syllabe initiale, segmentation phonémique (avec blocs de couleurs), association de sons et de couleurs (tâche de contrôle), jugement de longueur de mot et jugement de longueur de pseudo-mots. Les performances portant sur les épreuves de conscience phonologique des deux groupes sont toutes significativement différentes, à l’inverse de celles obtenues dans la tâche contrôle. Cette étude permet, selon les auteurs, de montrer que « la conscience phonologique est fortement corrélée à l’habileté de lecture, comme chez l’enfant » (p.322). Malgré les années de formation d’adultes, les sujets présentent toujours un déficit en conscience phonologique.

Concernant l’épreuve de répétition d’un mot avec suppression du phonème ou de la syllabe initiale, la différence entre les performances des deux groupes est très importante puisque le groupe contrôle obtient une moyenne de 24,76 (+/- 11,20) réponses correctes contre 6,69 (+/- 4,27) sur un total de 40 stimuli. Cependant, la faiblesse relative de la moyenne obtenue par le groupe contrôle ainsi que l’étendue de son écart-type nous interrogent. Il semble que tous les sujets de ce groupe, quoique bons lecteurs, ne se sont pas montrés performants dans cette épreuve. La raison en est-elle une mauvaise compréhension de la consigne ou bien une difficulté relative à la manipulation des unités phonologiques ? La conclusion des auteurs selon laquelle « les pauvres lecteurs ont un problème fondamental pour acquérir la conscience de la structure phonologique de la langue » (p.323) serait d’autant plus vérifiée si les bons lecteurs obtienaient systématiquement de bons résultats.

Gombert, Gaux et Demont (1994) étudient le lien entre performances métaphonologiques et niveau d’efficience en lecture auprès de 23 enfants de grande section maternelle sans retard dans leur scolarité (suivi jusqu’à la fin du CE1), classés en deux groupes « futurs bons lecteurs » et « futurs mauvais lecteurs » (classement suite aux résultats à un test d’aptitude) et 30 élèves de 6ème (cursus normal et avec soutien). Les épreuves métaphonologiques de dénombrement, de suppression et de permutation portent sur la syllabe et sur le phonème. L’évaluation de la lecture se fait au travers de la passation du test de l’Alouette de Lefavrais, « test des habiletés de décodage » (p.65) qui évalue l’âge de lecture en prenant en compte le rapport entre la vitesse de la lecture orale et le nombre de fautes commises. Sont utilisés également un test de reconnaissance de mots (Khomsi, 1999) et une épreuve de compréhension. Les jeunes enfants du groupe « futurs mauvais lecteurs » obtiennent globalement des scores inférieurs à ceux du groupe « futurs bons lecteurs ». Toutefois, sur les 4 épreuves de manipulation phonémique, effectuées entre la grande section de maternelle et la fin du CP, seules 5 différences sont significatives sur un total de 20 mesures.

Par ailleurs, les sujets en difficulté obtiennent rarement des résultats entièrement nuls. Morcrette (1992) souligne également la faiblesse du niveau de conscience phonologique chez les personnes en situation d’illettrisme. La mesure porte cependant sur une seule tâche. Il s’agit de localiser la place de la syllabe contenant le phonème recherché dans des mots trisyllabiques. Sur 50 personnes en situation d’illettrisme, 14,5% réussissent totalement l’épreuve contre 95,8% des lycéens du groupe contrôle. Une telle différence vient donc confirmer l’état actuel des connaissances sur la conscience phonologique. Pourtant, il nous apparaît plus pertinent de procéder à une analyse détaillée des résultats de ces 50 sujets : 10,4% des sujets en situation d’illettrisme obtiennent moins de 2 erreurs à l’épreuve métaphonologique, 31,25% font entre 2 et 6 erreurs, 39,28% font entre 7 et 10 erreurs et 4,16% font plus de 10 erreurs. Nous ne disposons pas d’informations sur la catégorie erreurs : les sujets se trompent-ils de syllabe, ne font-ils pas la tâche, oralisent-ils la syllabe au lieu du phonème… ? Quoi qu’il en soit, 56,15% des sujets font entre 0 et 6 erreurs. Autrement dit, plus nombreux sont les sujets qui réussissent au moins 50% des items que les sujets qui échouent. Même si l’on ne peut que reconnaître la forte différence globale entre les résultats de ces sujets et ceux des lycéens, la conclusion selon laquelle leur conscience phonologique ne serait pas développée du tout ne se révèle pas satisfaisante.

Ces résultats permettent de pointer le petit nombre de scores entièrement nuls ainsi qu’une forte disparité des performances des sujets en difficultés. Ces deux caractéristiques, loin d’être une exception propre à l’illettrisme, se retrouvent chez les enfants dyslexiques. Ainsi, Casalis et Sprenger-Charolles (1996) montrent que les dyslexiques obtiennent des moyennes de résultats inférieurs aux normolecteurs à une série d’épreuves métaphonémiques. Mais les auteurs constatent que les performances des dyslexiques sont très étalées, variant entre 0% et 100% de bonnes réponses. Par ailleurs, dans l’étude de Ramus et al. (2003), la population dyslexique se démarque de la population contrôle par des écart-types plus élevés. Par exemple, pour le temps de dénomination d’image, le temps moyen du groupe contrôle est de 54,5 millisecondes (+/- 7) contre 68,4 millisecondes (+/- 15,4) pour le groupe dyslexique. Cela signifie que les scores de cette population sont largement étalés et renvoient à l’hétérogénéité de la population. On peut imaginer qu’une analyse de la variabilité des résultats de chaque individu entre toutes les épreuves aurait procuré des informations concernant la nature de la dyslexie de chacun.

Vernon et Ferreiro (1999) suggèrent que la mesure de la conscience phonologique ne devrait pas se situer dans un raisonnement en « tout ou rien », basé sur la comptabilisation du nombre de réussites et d’échecs, car « le développement n’est pas la substitution d’un type de réponse (aucune segmentation) à un autre (segmentation complète) » (Vernon et Ferreiro, 1999, p.410). Notre position est en accord avec ce dernier point de vue. Ainsi avons-nous montré (Petiot, 1996) que de bons identificateurs adultes n’ont pas toujours une représentation explicite et claire du fait que ce sont les phonèmes, et non pas les syllabes, qui constituent les plus petits éléments de la parole. En effet, une étude portant sur les capacités métaphonologiques de 22 sujets en situation d’illettrisme et de 25 étudiants bons identificateurs 9 , montre que, si l’unité sur laquelle doit porter l’analyse n’est pas spécifiée dans la consigne, les sujets étudiants ont tendance dans leur grande majorité à supprimer la syllabe, aucun sujet ne manipulant de lui-même le phonème. Ce n’est que lorsque la consigne est clairement explicite, illustrée par des exemples, que les sujets étudiants manipulent le phonème et obtiennent des résultats significativement différents des sujets en situation d’illettrisme.

Notes
9.

Les étudiants ne sont pas issus de filières de Psychologie, de Sciences de l’Education, de linguistique, ni d’IUFM.