4.3.2. Les opérations en jeu dans la capacité métaphonologique

En reprenant une formule de Bertelson (1986), Alegria et Morais (1996) rappellent que la lecture et la capacité d’analyse segmentale sont des habiletés composites qui font intervenir chacune des sous-habiletés. Certaines des sous-habiletés d’analyse segmentale seraient précoces (exemple : la segmentation en syllabe est réussie par une majorité d’enfants vers 4 ans), apparaissant avant la lecture, alors que d’autres se font jour plus tardivement. Les relations de cause à effet entre lecture et conscience phonologique se font entre les sous-habiletés en conscience phonologique et sous-habiletés en lecture.

Les travaux de Lecocq (1991, 1992) basés sur des calculs de corrélation entre des performances obtenues à différentes épreuves phonologiques passées à des enfants de grande section de maternelle d’une part, à des enfants de cours préparatoire d’autre part, montrent que les épreuves phonologiques renvoient « à un même fonds de compétence » (p.190). Toutefois, elles ont une spécificité déterminée par les unités considérées (rimes, syllabe, phonèmes) et par les opérations que doivent effectuer les sujets pour résoudre le problème qui leur est posé. Ces opérations sont au nombre de 6 :

  • identification d’une unité précise au sein d’un ensemble plus large,
  • comparaison de deux unités,
  • segmentation d’un ensemble en unités précises,
  • catégorisation des unités entre elles,
  • soustraction d’une unité d’un ensemble plus large,
  • fusion de plusieurs unités.

La demande cognitive serait moins forte pour les opérations d’identification et de comparaison que pour les 4 autres.

Une étude longitudinale, réalisée sur 13 mois, auprès de 6 enfants finnois 10 pré-lecteurs âgés de 7 ans (Aro et al., 1999) cherche à évaluer le degré des variations interindividuelles dans le développement de différentes compétences métaphonologiques. Les enfants participent en groupe à des séances d'entraînement phonologique durant 5 mois, à raison d’une session de 20 minutes, 2 fois par semaine. Les compétences métaphonologiques des enfants sont évaluées de façon individuelle toutes les 4 semaines, avec un total de 12 évaluations. Les 3 premières évaluations ont lieu avant l'entraînement en groupe, les cinq suivantes leur sont concomitantes, les 4 dernières ont lieu après 2 mois et demi de vacances scolaires, alors que l'enseignement systématique de la lecture commence. L'évaluation se fait par le biais des épreuves suivantes : détection de rimes (8 non mots), suppression de syllabes (initiale, milieu ou finale), identification du phonème initial (donner le phonème initial d’un mot existant, le nom de la lettre est accepté), suppression du phonème initial et synthèse de phonèmes. Toutes les épreuves portent sur 10 items à l'exception de celle de détection de rimes qui porte sur 8 items.

Les résultats globaux de cette étude indiquent que dès le début de l’expérimentation, les enfants font 60% de détection de rimes correctes et 40% d’identification de phonèmes correctes. Ces deux résultats sont largement supérieurs à ceux des autres épreuves. La suppression de syllabes évolue peu jusqu’au moment où les enfants apprennent à lire. La suppression de phonèmes est la tâche qui a le plus faible pourcentage de bonnes réponses. Elle croît de façon importante avec l’apprentissage de la lecture.

Quant aux analyses individuelles, elles mettent en évidence que pour certains enfants, les résultats aux différentes épreuves phonologiques ne vont pas croissant mais adoptent plutôt une représentation en dents de scie, en particulier avant l’acquisition de la lecture, ce qui tend à montrer que le développement de la capacité métaphonologique ne suit pas un tracé linéaire. Par exemple, l’enfant A obtient 0% puis 40% puis 0% puis 30% puis 80% puis 40%, 40%, 40% (acquisition lecture) 60%, 70% et 80% de bonnes réponses à l’épreuve de suppression de rimes. Cette irrégularité invite à réfléchir sur la limite d’une seule mesure. D’autre part, la configuration des performances entre les 6 enfants, à l’ensemble des épreuves, mesurés au moment où chaque enfant est considéré comme lecteur, montre de fortes variabilités. En particulier, le tableau suivant présente les résultats des sujets aux épreuves de manipulation des phonèmes, mesurés au moment où l’enfant est considéré comme lecteur. Il paraît difficile d’aboutir à une conclusion générale sur l’aspect de la capacité métaphonémique au moment où l’enfant devient lecteur quand on observe que les tâches recueillent non seulement des scores variables mais parfois nuls. Ces résultats semblent confirmer que toutes les tâches habituellement utilisées pour tester la capacité métaphonologique et son lien avec l’acquisition de la lecture ne se valent pas.

Enfant A Enfant B Enfant C Enfant D Enfant E Enfant F
Fusion 30% 90% 80% 10% 70% 50%
Identification 90% 100% 90% 80% 100% 70%
Suppression 50% 50% 0% 0% 0% 0%

La tâche qui consiste à fusionner des phonèmes avait déjà été interprétée comme produisant des effets au niveau de la lecture de pseudo-mots (Perfetti, Beck & Hughes, 1981, cités par Alegria & Morais, 1996). L’effet était alors « prouvé » sur la base de calculs de corrélation : la tâche de fusion et celle de lecture de pseudo-mots sont mesurées à quelques mois d’intervalle, les auteurs examinent ensuite si l’habileté métaphonologique évaluée au temps T est plus fortement corrélée avec le niveau de lecture en T+1 ou en T-1. Dans le premier cas, la conclusion est que la lecture favorise le développement de cette habileté métaphonologique tandis que dans le second, c’est la conclusion inverse qui s’imposerait. Cependant, on sait que ces calculs de corrélation n’apportent pas à eux seuls la preuve d’un rapport d’influence d’un phénomène sur un autre.

Les résultats des enfants obtenus au moment où ils deviennent lecteurs (Aro et al.,1999) ne permettent plus d’étayer les hypothèses développées par Perfetti, Beck & Hughes (1981) et Murray (1998). L’épreuve de fusion obtient des scores très variables et parfois très faibles (cf. sujets A et D dans le tableau ci-dessus). Contrairement à ce que pourraient laisser présager les pourcentages, les sujets D et F sont ceux qui apprennent à lire le plus tôt alors que les sujets B et E deviennent lecteurs sur une période plus longue. Dans ce cas, la capacité à fusionner des phonèmes ne peut être considérée comme un pré-requis à la lecture. Néanmoins, les mesures ultérieures concernant cette épreuve laissent apparaître pour chaque sujet une nette amélioration (exemple : le sujet D passe de 10% à 60% de réussite).

Notes
10.

Le finnois est une langue régulière qui ne peut, de ce fait, être en tout point comparable au français ou à l’anglais.