4.4. Envisager la capacité métaphonémique dans le cadre de la capacité métaphonographique

Nous l’avons vu, l’élaboration de procédures relatives au sous-principephonographiquepasse par le développement de capacités d’analyse des mots. L’enfant doit dépasser un type de raisonnement selon lequel une totalité (le mot) et ses parties constituantes (les lettres) ne font qu’un (Ferreiro, 1988 ; Gombert & Colé, 2000). La capacité métaphonologique paraissant une condition sine qua non à l’acquisition de la lecture, une déficience dans cette capacité ne permettrait pas de profiter aussi rapidement et aussi pleinement des premiers contacts avec l’écrit (Lecocq, 1991, 1992). Etant donné que la langue française est alphabétique, le sujet apprenti lecteur doit, en particulier, nécessairement prendre conscience que le mot est constitué de phonèmes. La question est, alors, de savoir la place que l’on accorde à la capacité métaphonémique au cours du développement.

Des études effectuées auprès d’enfants pré-lecteurs (Olofsson & Lundberg, 1983, 1985) ont avancé qu’un entraînement à la manipulation phonémique (segmentation, fusion, suppression) suffirait à développer la conscience phonémique en dehors de l’apprentissage du code alphabétique. De jeunes enfants, considérés comme non lecteurs parce qu’ils ont échoué aux tests de mesure de lecture, bénéficient de l’entraînement à la manipulation phonémique au même titre que les quelques enfants lecteurs. Ces résultats signifieraient que la prise de conscience et la manipulation de l’unité phonémique seraient possibles, en dehors de la découverte du fonctionnement phonographique. Ce point de vue alimente un débat déjà ancien (Bryant & Bradley, 1985 ; Lecocq, 1991 ; 1992 ; Morais, Cary, Alegria, & Bertelson 1979 ; Morais, Bertelson, Cary & Alegria, 1986 ; Morais, Alegria & Content, 1987 ; Read, Zhang, Nie & Ding, 1986 ; Stuart et Coltheart, 1988) mais qui demeure important : si la conscience du phonème peut émerger sans le support de l’écrit, c’est qu’elle peut avoir un intérêt en dehors de l’écrit et en être relativement indépendante. Ainsi, Olofsson & Lundberg (1985) écrivent que « si la conscience phonémique se développe en dehors du contexte d’apprentissage, cela peut signifier que l’accès conscient aux représentations phonémiques du langage est un aspect important du développement normal du langage » (p. 21, traduction personnelle).

Certains auteurs insistent, au contraire, sur l’idée que la capacité métaphonémique n’aurait aucune fin en soi. Elle n’est utile que dans la compréhension et l’appropriation du système graphique de type alphabétique. Vernon et Ferreiro (1999) cherchent à vérifier l’hypothèse selon laquelle les enfants font des analyses métaphonologiques des mots différents suivant que le mot est présenté à l’oral uniquement ou accompagné d’un support écrit, la présence de ce dernier devant favoriser des analyses plus fines. Elles font passer à 54 enfants pré-scripteurs, hispanophones (la moyenne d’âge est de 5 ans et 7 mois) deux épreuves de segmentation phonologique. Dans la première, le sujet doit segmenter à l’oral des mots évoqués sur un support dessin. Dans la seconde, il doit pointer chaque lettre d’un mot tout en prononçant le mot en petits morceaux phoniques. Dans les deux épreuves, c’est le niveau de segmentation phonologique obtenu qui est pris en compte. D’une manière générale, les enfants procèdent à des analyses d’un niveau phonologique plus fin dans la condition « support mot » que dans la condition « support dessin ». Ce résultat est important. Il signifie que pour un même sujet, le niveau de capacité métaphonologique n’est pas constant mais dépend des conditions dans lesquelles cette segmentation est opérée. Elle serait plus fine lorsque l’analyse de mots est accompagnée d’un support écrit que dans l’analyse de mots oraux. Les auteurs constatent par ailleurs que le niveau de conceptualisation en production écrite est un bon facteur explicatif du type de segmentation opérée à l’oral par l’enfant. Ces résultats sont confirmés depuis en français par Besse, Gargiulo et Ricci (2003) qui obtiennent des corrélations fortes entre niveau de conscience phonologique et répartition des enfants en fonction du principe de conceptualisation dominant dans leurs productions écrites. Or, c’est justement dans le cadre de l’Ecrit que la capacité métaphonologique présente un intérêt pour l’individu. La capacité métaphonologique est une composante nécessaire mais non suffisante à la réalisation d’une production écrite phonographique, elle entre dans le cadre d’une capacité plus large, la conscience phonographique. Jaffré (1995) propose le terme « métagraphique » pour désigner « l’ensemble des activités mentales destinées à comprendre et expliciter la raison d’être des traces graphiques, qu’elles correspondent à des segments phoniques, morphologiques ou lexicaux, pour s’en tenir aux activités centrées sur les mots écrits » (p.108). Nous proposons de définir la capacité métaphonographique comme la conscience des phonèmes, des unités phonographiques et de leurs correspondances réciproques, selon des règles organisatrices précises et stables.

S’il est vrai que le sujet doit être à même de décomposer la réalité phonique d’un mot, il doit également la mettre en lien avec l’aspect graphémique. La conscience de la structure phonémique n’a d’effet direct sur l’acquisition de la procédure alphabétique que si le sujet a fait le lien entre deux réalités, l’une visuelle et l’autre phonique (Valdois, Passarotto, Coindre, & Stauffert, 2000). Il doit prendre conscience que le mot, à l’oral comme à l’écrit, est constitué d’unités, respectivement les phonèmes et les graphèmes, et que les éléments de l’ordre graphique correspondent, selon des règles strictes, aux éléments de l’ordre phonique. Certains auteurs insistent, par exemple, sur la nécessaire prise en compte de l’ordre pour faire la jonction entre oral et écrit. Tant que l’enfant apprenti-lecteur considère le mot comme un ensemble physique dont les éléments sont permutables, il n’accède pas à la correspondance entre graphème et phonème (Bastien, 1995 ; Ecalle & Magnan, 2002 ; Magnan, 1993 ; Magnan, Aimar, & Léonard, 1995 ; Magnan & Bouchafa, 1998 1997). Il n’y a qu’en traitant les graphèmes dans un ordre strict que le sujet peut aboutir à une information phonologique exacte : « la graphie « ti » ne correspond au son [ti] que si la lettre « t » précède la lettre « i » »  (Bastien, 1995, p. 53). Cette gestion de l’ordre des éléments doit s’effectuer, de façon combinée, à l’écrit et à l’oral. Le sujet doit gérer une suite ordonnée d’unités graphiques et une suite ordonnée d’unités phoniques.

D’autres résultats (Johnson, Anderson & Holligan, 1996) suggèrent que la connaissance de quelques lettres de l’alphabet (en moyenne 8, dans cette étude) pré-existe assez systématiquement à l’émergence de la capacité metaphonémique Ces quelques connaissances seraient le déclencheur de la capacité métaphonémique dont les auteurs soulignent que, dans leur étude, elle n’est que très rarement décelée en dehors des premières. De même, Morais, Cary, Alegria, & Bertelson (1979) montrent que parmi des sujets analphabètes, ceux qui ont quelques connaissances des noms des lettres obtiennent de meilleurs résultats dans des tâches de suppression ou d’adjonction d’un phonème initial que ceux qui n’ont aucune connaissance, et ce dans la condition non mot. Enfin, parmi les 5 indicateurs qui prédiraient les futures difficultés des jeunes enfants vis-à-vis de l’acquisition de la lecture, l’identification des lettres se situe en premier alors que la tâche de suppression de la syllabe et du phonème arrive en 4ème rang (Catts, Fey, Zhang & Tomblin, 2001). Ainsi, pour envisager le développement de la lecture, il y a alors nécessité de prendre en compte d’autres facteurs, comme si la capacité métaphonémique était un élément d’une combinaison plus complexe.

Dans l’étude du développement de la lecture et de l’orthographe, Ehri (1987, 1989, pour une revue voir Ehri, 1997) propose de distinguer un niveau pré-alphabétique ou logographique d’un niveau alphabétique partiel. A ses yeux, un enfant non lecteur et un enfant qui commence à lire se distinguent par la nature des indices qu’ils prennent chacun en compte. L’enfant non lecteur (niveau pré-alphabétique) stocke et utilise des traits visuels saillants différents (lettres qui dépassent, lettres redondantes,…). L’enfant du niveau alphabétique partiel s’appuie, quant à lui, sur des indices phonétiques, par mémorisation de quelques associations entre des lettres et leur prononciation. Ses connaissances sur le système alphabétique, aussi rudimentaires et partielles soient-elles, incluent déjà un rapport avec la phonologie sous la forme de la connaissance des noms des lettres. Emerge alors ce que Ehri appelle « la lecture par indices phonétiques » au cours de laquelle l’enfant « lit » des mots en associant des lettres reconnues dans des mots avec leur nom. En production écrite, il s’agit de la « stratégie lettre-nom » au cours de laquelle l’enfant écrit un mot en s’appuyant sur les noms des lettres qu’il connaît, perçues dans le mot à traiter. Le passage d’une procédure de nature logographique à la procédure alphabétique se ferait dans un premier temps par prise en considération de quelques lettres contenues dans le mot et connues sous leur dénomination dans l’alphabet et non sous leur forme visuelle. Le nom de la lettre est ici le médiateur qui permet de faire le lien entre deux réalités, l’une phonique et l’autre graphique. « La lecture par indices phonétiques » peut être considérée comme une forme primitive, rudimentaire de décodage mais elle en diffère par le fait que tout les unités lettres ne sont pas traitées. Elle représente un mode de traitement intermédiaire entre la prise d’indices purement visuel (Gough & Juel, 1989) et la phase alphabétique.

En français, dans ses travaux sur l’élaboration du lexicon orthographique, Jaffré (1995) montre combien l’interface logographique et l’interface phonographique collaborent. Le raisonnement de type logographique apporte une certaine forme de stabilité puisque les mots sont envisagés de façon holistique, traités comme des invariants, c’est-à-dire écrits sans être analysés en leurs unités, alors que la dimension phonographique qui s’élabore progressivement permet d’amorcer l’analyse de ces patrons logographiques en leurs différents constituants. Les lettres de l’alphabet semblent, alors, remplir un rôle particulier dans le développement du sous-principe phonographique car elles constituent une première « forme tangible » du système (Jaffré, 1995, p. 135). Elles constituent une unité manipulable sur laquelle va porter l’activité cognitive des enfants. L’élaboration du lien entre l’oral et l’écrit s’appuie sur cet objet, d’abord par la manifestation de la procédure syllabique que Ferreiro (1988) a étudiée auprès d’enfants hispanophones. Puis, la dénomination des lettres informe sur la correspondance entre une lettre, objet visible, et un phonème, unité abstraite co-articulée. La procédure épellative (Jaffré, 1992, 1995) qui utilise le nom de la lettre pour marquer un phonème représente un tremplin dans la construction de la dimension phonographique. Elle est déjà une procédure phonographique parce qu’elle écrit du son (Jaffré, 1992).

Arrivés au terme du premier chapitre consacré aux apports de la psychologie cognitive, revenons sur les principaux éléments dégagés.

L’objectif que nous poursuivons est de déterminer si les personnes en situation d’illettrisme mettent en œuvre ce que nous proposons d’appeler des modes de traitement graphophonologique, en identification de mots, et phonographique, en production écrite de mots. La modélisation des modes « normaux » de traitement cognitif de l’Ecrit sur laquelle nous nous appuyons renvoie à l’hypothèse de quatre processeurs. Nous nous intéressons, en particulier, à deux d’entre eux : le processeur phonologique et le processeur orthographique. Chaque processeur est à entendre comme un réseau d’unités activées de façon spécifique.

Concernant l’étude du déficit en identification de mots et en production écrite de mots, nous avons montré qu’il était sans doute plus juste de raisonner en termes d’inefficacité des modes de traitement graphophonologique et phonographique plutôt que d’inexistence de ces modes chez les personnes en situation d’illettrisme. Autrement dit, celles-ci disposeraient de ces modes de traitement, toutefois construits de façon instable. Pour décider du caractère phonographique d’une production (en identification de mot et en production écrite), nous avons choisi de nous reporter aux critères développés dans le cadre de l’observation de l’activité conceptualisatrice de l’enfant sur l’Ecrit, conçus initialement lors de travaux impliquant une production écrite.

D’autre part, nous nous sommes interrogée sur la façon dont la littérature abordait le lien entre le développement de l’identification de mots et celui de la production écrite de mots. La plupart des auteurs auxquels nous nous sommes intéressée insistent sur le caractère intriqué de ces deux développements, soit sous la forme du parallélisme (Ferreiro, Ehri), soit sous la forme d’un renforcement mutuel décalé dans le temps (Frith). Cependant, les résultats d’une étude effectuée auprès de personnes en situation d’illettrisme révèlent un décalage parfois important entre les performances en identification de mot et en production écrite, sans qu’aucune des deux activités n’obtienne systématiquement les meilleurs scores. Il semble donc que le transfert inter-activités ne soit pas systématique et qu’une étape du développement soit nécessaire pour que le sujet sorte de ce que Luis appelle la théorie du double objet.

Concernant, enfin, la question de la capacité métaphonémique, nous avons montré en quoi cette notion théorique à la fois riche et complexe n’est pas sans poser des difficultés lorsqu’il s’agit de la mesurer. En effet, elle s’étudie au travers de tâches nombreuses qui mettent en jeu des opérations cognitives distinctes (identification, fusion, segmentation,…). Toutefois, il reste difficile de clairement établir le sens du renforcement mutuel entre identification de mot et chacune des activités relatives à la capacité métaphonémique. Son évaluation auprès de la population dite de « mauvais » lecteurs (dyslexiques, ou mêmes personnes en situation d’illettrisme) fait apparaître des zones d’ombre qui nous laissent penser qu’une mesure en termes de performances uniquement est insuffisante. De telles études remettent en question les analyses de résultats sur la seule base de la réussite et de l’échec, puisque même les bons identificateurs atteignent rarement une réussite totale. Comme le proposent Vernon et Ferreiro, les études sont sans doute plus fidèles à la réalité quand elles ne considèrent pas le développement de la conscience phonologique comme inscrit dans une logique de tout ou rien.

Il semble également nécessaire de s’extraire du raisonnement selon lequel la capacité métaphonémique est la condition nécessaire à la réussite de l’appropriation de l’Ecrit, alors qu’elle n’est sans doute qu’un élément d’un système plus complexe.