Chapitre 2  Illettrisme : une réalité complexe à circonscrire

1. Dimensions historique et sociale

Le terme « illettrisme » apparaît dans le discours social sous l'impulsion du mouvement caritatif ATD Quart-Monde qui milite auprès des personnes en grande pauvreté. Il aurait été utilisé publiquement et pour la première fois, sur fond de crise économique, à la fin des années 70 (Chartier & Hébrard, 1992 ; Lahire, 1999). C’est au cours de la décennie suivante que l’illettrisme acquiert une reconnaissance politique officielle avec, en 1984, la publication du premier rapport sur le sujet "Des illettrés en France. Rapport au Premier Ministre" (Espérandieu, Bénichou & Lion, 1984) et avec la création, dans la foulée, du Groupe Permanent de Lutte contre l’Illettrisme (GPLI), mission interministérielle, aujourd'hui dissoute. Depuis 2000, c’est l’Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme (ANLCI) qui est en charge de ce dossier sur le plan politique (voir Cadre national de référence, ANLCI, 2003).

Dès son apparition, le vocable « illettrisme » - du fait notamment de sa construction sous forme négative "non lettré" - est connoté par des notions telles qu’ignorance et inculture mais également maladie, honte, marginalité, violence ou encore danger pour la démocratie. Divers travaux montrent que ces désignations sont largement véhiculées et entretenues par les médias (Frier, 1992 ; Lahire, 1999) et les politiques (Lahire, 1999). Dans le discours social, l’illettrisme incarnerait le comble de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Considéré comme un fléau des temps modernes, il représenterait un problème de société majeur, en tant qu’obstacle à l’insertion et à la stabilité dans la vie économique, incompatible avec une véritable citoyenneté et un plein épanouissement de la personnalité. Bentolila, (1997) emploie à son propos l’expression - fortement négative - d’autisme social.

Notons, d’ailleurs, que d’un point de vue institutionnel et de financement public, la lutte contre l'illettrisme s’intègre dans la politique de lutte contre les exclusions et les inégalités sociales (Loi du 29 juillet 1998).

Les représentations sociales qui font l’amalgame entre illettrisme et inculture s’expliquent aisément du fait que le terme « lettré », apparu au XIIe siècle, s’apparente à l’érudition et désigne, encore aujourd’hui, selon le Petit Robert, « celui qui a des lettres, de la culture et du savoir » et dont l’antonyme est le terme « illettré ». Ce terme, plus ancien que celui d’illettrisme, est un emprunt du XVIe siècle au préfixé latin illiteratus, mais s’impose difficilement avant le XVIIIe siècle (Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, p.1120). Il désigne alors celui qui n’a jamais appris les lettres, l’analphabète.

Les représentations liées à l’exclusion sociale d’une part, à la citoyenneté et à la démocratie, d’autre part, peuvent paraître plus surprenantes, au premier abord. Pour cerner comment elles se sont forgées et en quoi elles sont liées les unes les autres, plusieurs analyses sont possibles. Nous en présentons, ici, sommairement, quelques pistes.

Historiquement, d’abord, il semble qu’aient toujours gravité autour du terme « illettré » des dimensions éloignées de l’Ecrit lui-même : « Les gens illettrés haïssent moins violemment, mais les lettrés savent mieux aimer » (Bernardin de Saint-Pierre, cité par Littré, p. 3093).

D’autre part, il semble nécessaire de s’intéresser au contexte d’apparition du néologisme « illettrisme ». En effet, selon l’analyse que propose Lahire (1999) de la construction du phénomène comme problème social, si l’illettrisme ne peut s’entendre en dehors de l’exclusion, c’est qu’il se présente, d’emblée, aux dires d’ATD Quart-Monde, comme l’un des symboles de la misère. En plus des aspects matériels, la pauvreté des gens du quart-monde serait morale, spirituelle et culturelle. Enrayer l’illettrisme devient, alors, le fer de lance du combat contre la misère, dans la mesure où l’illettrisme constituerait, à lui seul, « une cause et une conséquence de toutes les injustices et humiliations vécues par les enfants et les adultes des milieux les plus défavorisés » (document d’ADT Quart-Monde adressé au Président de la République, en 1980, cité par Lahire,1999, p.63). N’oublions pas que nous sommes alors dans un contexte de crise économique qui confère à l’école et à l’éducation le rôle de moteur de la réussite sociale future, « hors de la réussite scolaire, pas de statut social » (Chartier & Hébrard, 1992, p.29).

D’autre part, ce discours est d’autant mieux entendu dans une société comme la nôtre que les valeurs qu’elle attribue à l’Ecrit, outre l’aspect culturel stricto sensu, renvoient à une dimension de citoyenneté forte. Comme le rappelle Dabène (1987), notre civilisation lie intimement le bon fonctionnement de la collectivité à l’ordre scriptural, qui s’oppose à l’ordre oral, d’où sa place centrale dans le système éducatif. « Garant de l’ordre et du progrès social, il est l’élément fondamental de l’acculturation institutionnelle de l’enfant » (Dabène, 1987, p.23). Il faut, par exemple, remonter à la fin de la Révolution française pour cerner les effets politiques et sociaux escomptés de l’essor de la lecture qui font de cette activité un élément de la construction républicaine. En effet, en particulier à travers le développement des bibliothèques au cours du XIXe siècle, l’accès facilité au livre doit permettre l’éducation et la moralisation du peuple et forger la citoyenneté (Chartier et Hébrard, 2000). Cette relation étroite se retrouve dans l’établissement de l’école primaire laïque, au cours des années 1880-1890, dont la mission est de former des « individus républicains » (Willemez, 1998, p. 19).

Ce rôle accordé à l’alphabétisation dépasse d’ailleurs largement les frontières de l’hexagone, comme le montre la première définition internationale de l’illettrisme, nommé alors analphabétisme fonctionnel - pour marquer l’opposition à l’analphabétisme – que propose l’UNESCO « est fonctionnellement analphabète une personne incapable d’exercer toutes les activités pour lesquelles l’alphabétisation est nécessaire dans l’intérêt du bon fonctionnement de son groupe et de sa communauté et aussi pour lui permettre de continuer à lire, écrire et calcul en vue de son propre développement et de celui de sa communauté » (UNESCO, 1978 citée par Besse, 1995). Plus récemment, l’étude internationale de l’OCDE « International Adult Literacy Survey » (1995) s’appuie sur le principe que « la littératie 11 est un déterminant puissant des chances de vie individuelles et de la qualité de la vie. C’est aussi vrai dans le contexte plus large des pays : la littératie générale a un effet démontrable sur le bien-être des économies et des sociétés» (cité par Blum & Guérin-Pace, 2000, p.90). Dans la lignée de la précédente, l’étude « Littératie et Société du savoir » (OCDE, 1997) rappelle que « la littératie est une condition sine qua non pour que chacun participe avec dynamisme et en toute équité à la vie sociale, culturelle, politique et économique, participation à la base même de la stabilité sociale et du développement économique » (OCDE, 1997, p.3).

Même si cela n’est pas toujours clairement exprimé, on comprend donc pourquoi l’illettrisme, traité sur le mode émotionnel, a le vent en poupe auprès entre autres des média, en raison des dangers qu’il ferait peser sur la société. Les discours publics qu’il suscite le représentent comme une réalité à la fois incontestable et bien définie, aisément quantifiable. Il n’en reste pas moins, cependant, qu’une partie des auteurs reconnaît qu’il règne une grande confusion autour de ce concept, ce qui nécessite de notre part de procéder à un travail de clarification, en particulier des critères de définition opérationnelle.

Notes
11.

La littératie est alors définie comme l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités. Définition citée par Blum et Guerin-Pace (2000, p. 8).