2. Illettrisme : une notion confuse

2.1. Un concept pertinent ?

Lahire (1999) rejette la pertinence du concept tel qu’il est construit et socialement marqué aujourd’hui. Il s’appuie, pour cela, sur la multitude et la variabilité des critères avancés par les politiques, les acteurs sociaux, et même les universitaires qui font, selon lui, de l’illettrisme un concept à géométrie variable : en conséquence, les estimations chiffrées ne peuvent, à ses yeux, prétendre à aucune crédibilité.

Concernant précisément la littérature scientifique, il est vrai qu’elle utilise le mot « illettrisme » pour évoquer des catégories d’individus pourtant différentes. Celles-ci sont caractérisées soit par des difficultés à utiliser l’Ecrit malgré une scolarité francophone (voir par exemple Besse, 1992 ; Besse, Petiot & Petit Charles, 1999 ; Besse, Petiot & Petit Charles, 2003 ; Leclercq, 1999) ou en raison d’une immigration (Girod, 1997), soit par une absence de scolarité (Kolinsky, 1996 ; Lecocq, 1992 ; Morais, 1994 ; Morais, Castro & Kolinsky, 1991 ; Teberosky & Bilger, 1991). Dans ce dernier cas de figure, l’explication d’une telle utilisation se trouve vraisemblablement dans l’origine ou l’influence anglo-saxonne des auteurs, le mot anglais « illiterate » signifiant indifféremment analphabète et illettré, termes alors synonymes.

Du coup, on rencontre également des définitions du phénomène qui varient selon les auteurs. Par exemple, Girod (1997) associe les termes analphabète et illettré quand il qualifie des personnes jeunes et adultes qui « ne savent pas du tout lire et écrire, ni calculer en employant les nombres écrits » (Girod, 1997, p. 5). L’illettrisme – qu’il distingue donc des illettrés – « est le fait d’adultes et de jeunes proches de l’âge adulte sachant très mal, voire presque pas lire, écrire ou calculer (…) » (Girod, 1997, p. 5). Ces dernières seraient alors des « semi-illettrées » (Girod, 1997, p. 8). L’inconvénient d’une telle distinction est double puisque, d’une part, elle oppose deux termes à la racine pourtant commune (illettrisme et illettré) ce qui ne fait qu’ajouter de la confusion à une réalité déjà complexe et que, d’autre part, elle repose sur une différence de degré de savoir-faire (pas du tout versus très mal, voire presque pas) sans en poser clairement les critères d’évaluation. En effet, quelle est la frontière entre pas du tout  et  presque pas ?

Gombert et Colé (2000) parlent d’illettrisme en lui associant exclusivement des difficultés de compréhension en lecture (voir également le terme « dissynopsie », Gombert, 1997b) laissant le trouble propre à la reconnaissance des mots du côté de la dyslexie. La dissynopsie aurait une origine environnementale, liée « à un milieu culturellement défavorisé » (p.143). L’environnement langagier précoce de l’enfant ne lui permettrait pas de développer des connaissances linguistiques et métalinguistiques suffisantes pour dépasser le simple geste mécanique du décodage. La lecture serait alors laborieuse et cognitivement coûteuse, parce que dénuée du sens des mots lus. Nous sommes donc ici en présence d’un modèle de développement qui raisonne par rapport à la lecture seulement et qui propose des hypothèses sur l’installation des difficultés dans un cadre dichotomique : il y a ce qui relève de la reconnaissance des mots et ce qui relève de la compréhension.

Enfin, Louvet et Prêteur (2003), émettant l’hypothèse que l’illettrisme gagne les rangs de l’université, suggèrent que ce dernier « se définit par l’inadéquation entre le rapport au savoir et à l’écrit de la personne et les exigences situationnelles . (…) Ainsi un étudiant qui a des difficultés à faire son choix dans une bibliothèque, qui appréhende la lecture d’un article scientifique, qui manque d’esprit critique face à un livre, qui n’arrive pas à rédiger le résumé d’un article ou d’un ouvrage, etc., peut être considéré comme un étudiant illettré – bien qu’il soit tout à fait à l’aise dans les tâches ponctuelles de lecture dans des situations de la vie courante » (Louvet & Prêteur, 2003, p. 107). Afin de valider leur hypothèse, les auteurs recueillent, à l’aide d’un questionnaire proposé à 169 étudiants de première année de psychologie, des informations sur la fréquence et la nature de leurs pratiques de lecture et d’écriture, qu’ils croisent avec des données sur leurs stratégies d’anticipation et de vérification d’hypothèses en lecture, données recueillies à l’aide d’une épreuve de closure 12 (compléter un texte à trous). Les étudiants sont partagés en deux groupes selon leurs résultats au premier semestre universitaire : les étudiants y ayant obtenu moins de 7/20 constituent le « groupe échec », ceux ayant obtenu plus de 7/20 le « groupe réussite ». Les résultats confirment les attentes des auteurs puisqu’il apparaît que les étudiants qui réussissent leurs études sont les lecteurs les plus assidus, y compris de livres portant sur leur discipline. A l’opposé des étudiants en échec, ils considèrent la lecture comme un outil indispensable à leurs études. Par ailleurs, les deux groupes d’étudiants se distinguent de façon significative sur les résultats au test de closure. Les auteurs estiment donc que les étudiants qui échouent ne sont pas formés pour répondre aux contraintes universitaires, en particulier pour les raisons qu’avancent les auteurs : il s’agit de sortir d’un mode de fonctionnement scolaire encadré par les enseignants du second degré et de développer un travail autonome soutenu par des lectures régulières qui viennent enrichir le contenu des cours et aider à la formation d’un esprit critique. Or, cela ne relève pas de l’illettrisme tel que nous l’envisageons : en effet, la démarche de définition des auteurs consiste à partir de ce que requièrent les études universitaires pour fixer le seuil de l’illettrisme. Outre que le niveau en est alors très élevé, il semble que l’inadaptation constatée touche davantage au comportement des individus face aux exigences universitaires plutôt qu’au maniement de l’objet Ecrit proprement dit. Si l’illettrisme résultait d’une inadaptation situationnelle, on pourrait affirmer que tout un chacun sera un jour confronté à une situation d’illettrisme, face à un document à lire ou à écrire sur un domaine peu familier.

Comme le dénonce Lahire (1999), l’illettrisme fait donc parfois figure de label pour caractériser des difficultés relatives à l’objet Ecrit, alors qu’elles ne sont pas du même ordre : incapacité à lire et écrire, trouble de la compréhension en lecture, voire manque d’autonomie dans les études universitaires.

Notes
12.

L’article ne donne ni le contenu du questionnaire, ni les items du test de closure.