3.1. Lire et écrire : peut-on définir des compétences minimales ?

En psychologie cognitive, la mesure de l’habileté en lecture alimente un large débat. Pour certains auteurs, elle peut s’évaluer essentiellement grâce à l’étude des processus d’identification de mots, qui sont considérés comme les seuls aspects spécifiques du traitement de l’Ecrit (Alegria, 1999 ; Casalis, 1997 ; Ferrand, 2001 ; Sprenger-Charolles & Casalis, 1996). Ce qui relève de la compréhension et de l’exploitation des différents types de textes serait d’un autre ordre. Ainsi, Alegria (1999) fait de ces activités des compétences de résolution de problème, situées hors champ de la lecture en tant que telle. D’autres, comme Perfetti (1985), considèrent l’habileté en lecture comme le produit de deux paramètres : la vitesse de lecture et la compréhension. « Un lecteur habile est quelqu’un qui, relativement à un groupe d’âge, montre un taux de mots lus et de compréhension au moins égal à la moyenne. Le lecteur moins habile est celui qui est en dessous de la moyenne en compréhension et/ou en nombre de mots lus » (p. 11, traduction personnelle). Toute la difficulté est alors de déterminer les critères qui permettent de tester la capacité générale de compréhension pour permettre une extension à l’ensemble des situations de lecture. Ainsi, même si ces deux points de vue diffèrent sur la nature des composants de l’habileté en lecture, ils se rejoignent dans la mesure où ils ne proposent de retenir que quelques dimensions suffisamment représentatives de l’ensemble des traitements susceptibles d’intervenir dans toute activité sur l’écrit.

Le point de vue sociologique envisage l’habileté en lecture de façon beaucoup plus large. Laé et Noisette (1985), puis Lahire (1999), montrent que le concept d’illettrisme, quand il s’agit de définir où il commence, révèle la complexité – voire l’impossibilité – à délimiter des compétences minimales propres à l’utilisation sociale de l’Ecrit. « Les définitions techniques d’un savoir-lire minimal ne tiennent pas compte de cette réalité de la diversité des écrits et de leurs usages » (Laé et Noisette, 1985, p : 35). Lahire (1997, 1999) fonde son analyse sur la distribution sociale des compétences lectorales et scripturales en fonction des secteurs professionnels ou de la répartition sexuée des tâches et des rôles. Il estime, par exemple, que les types de compréhension d’un texte sont aussi variables que les types d’intérêts ou de formation des lecteurs, ce qui rejoint le constat effectué en psychologie cognitive, selon lequel la prise d’information varie en fonction des buts assignés au lecteur (Fayol, 1992). L’activité de lire ne peut se résoudre à une somme de compétences limitées, tellement les pratiques sociales sont variées, les supports et les genres nombreux (voir à titre d’illustration la liste que l’auteur (Lahire, 1999, p.136) dresse des activités où le verbe « lire » est accolé à des objets multiples). Selon lui, on ne peut pas déduire, à partir des différentes pratiques sociales liées à l'écrit, une échelle de hiérarchie des compétences, sauf à plaquer un modèle scolaire sur le monde social. Du coup, l’idée d’une maîtrise absolue de la lecture et de l’écriture, souvent à l’origine des enquêtes sur les compétences en matière d’Ecrit, en toutes circonstances (enquête Infométrie, 1987 citée par Lahire, 1997), ne tient pas. « Je crois qu’il existe très peu de compétences transversales à l’ensemble des pratiques de lecture et d’écriture parce que ces pratiques sont coextensives à l’ensemble des pratiques sociales » (Lahire, 1997, p. 19).

C’est également l’un des points de vue que défendent Blum et Guérin-Pace (2000) lorsqu’ils critiquent la méthodologie utilisée par l’enquête internationale OCDE « International Adult Literacy Survey » qui avance le chiffre de 40% d’illettrés en France. Les auteurs reprochent en particulier aux concepteurs de l’étude de n’avoir pas pris en compte la diversité de la distribution sociale des pratiques de l’Ecrit à l’échelle internationale, dans un contexte de pluralité culturelle. Dans un souci proclamé d’équité, cette enquête utilise, par exemple, les mêmes documents, à l’origine anglophones, dans tous les pays testés, sans tenir compte du biais culturel que cela peut engendrer, en termes de familiarité avec le sujet traité ou avec la façon dont il est traité. Somme toute, cette étude semble surtout avoir pour mérite de confirmer la difficulté à recueillir, sur une grande échelle, des données fiables sur les compétences en lecture et écriture étant donnés les facteurs suivants :

  • Variabilité des interprétations que les sujets interrogés peuvent faire des documents et des questions,
  • Intégration dans les critères de correction de cette variabilité,
  • Clarté relative de la consigne,
  • Conditions de passation du test (environnement, biais de l’enquêteur),
  • Traitement des non réponses (ici considérées comme des non connaissances),…

Dabène (1987, 1992) propose le concept de compétence scripturale qu’il conçoit à travers les deux pôles de l’Ecrit, celui de la production écrite (versant production) et celui de la lecture (versant réception). C’est « un ensemble de composantes rendant possible l’exercice d’une activité. S’agissant du lire et de l’écrire, ces composantes sont hétérogènes : elles renvoient tout à la fois à des savoirs, implicites ou explicites, à des savoir-faire potentiels ou actualisés et à des représentations motivantes ou dissuasives » (Dabène, 1987, p.38). Les composantes sont de nature linguistique (les connaissances lexicales, syntaxiques, orthographiques sur la langue), sémiotique (l’Ecrit est porteur de signification), sociologique (fonctionnement de l’Ecrit dans une communauté) et pragmatique (usages potentiels de l’ordre du scriptural en interaction de communication). Dabène introduit les notions de savoirs et savoir-faire propres à chacune des composantes de la compétence scripturale. Les connaissances implicites ou explicites relatives aux composantes de l’Ecrit constituent le savoir de l’individu. Son savoir-faire, quant à lui, rassemble les manifestations opératoires et observables du savoir.

Cette conception offre une vision macroscopique des compétences propres à l’Ecrit, un système complexe qui met en rapport ce que requiert le fonctionnement de la langue, ici écrite, c’est-à-dire les caractéristiques de l’objet, avec un sujet particulier. C’est un modèle dans lequel les éléments constitutifs, nombreux, se combinent de façon variable mais dont le résultat est difficilement quantifiable. La compétence scripturale varie de façon extensive, dans la mesure où un individu donné ne maîtrise jamais l’ensemble des composantes de la compétence dans toutes les situations socio-culturelles (variabilité intra-individuelle) ; et de façon intensive, dans la mesure où le degré de maîtrise des composantes varie d’un individu à l’autre (variabilité interindividuelle).

Prendre en compte cette combinaison de composantes implique le rejet du concept de lecteur-scripteur idéal. Elle invite à rejeter également l’idée d’un espace social qui se partagerait entre des individus lettrés qui auraient des compétences scripturales systématiquement disponibles et efficaces, d’un côté et des individus illettrés dont les compétences seraient irrémédiablement nulles, de l’autre. Par exemple, on rencontre des personnes qui, bien qu’ayant des difficultés dans la manipulation du code de l’Ecrit, ont de réelles pratiques lectorales et scripturales (Besse, Petiot-Poirson & Petit Charles, 2003 ; Chartier & Hébrard, 1992 ; Leclercq, 1999).

Si l’on se réfère à ce courant de pensée, définir l’illettrisme ne consiste pas à l’opposer à la catégorie du lettré ; de même inventorier les manques n’est pas satisfaisant (Besse, 1992). Penser l’illettrisme nous oblige à adopter un autre point de vue, qui consiste à chercher à comprendre ce qui est spécifique de ces personnes en situation d'illettrisme. La recherche d'une description rigoureuse des caractéristiques de l’illettrisme nous paraît alors nécessiter une approche globale de la personne, dans le rapport qu'elle entretient avec l'Ecrit. Cette approche prend en considération plusieurs dimensions pour lesquelles un raisonnement en tout ou rien n'a guère de sens. C’est pour cette raison que nous envisageons l'illettrisme dans un cadre conceptuel particulier, celui de l'appropriation de l'Ecrit (Besse, 1992).