3.2. L’appropriation de l’Ecrit

Plutôt que de chercher « le » petit nombre des dimensions les plus représentatives de l’ensemble des activités impliquées autour de l’Ecrit, ne vaudrait-il pas mieux se demander si l’étape de la réflexion consistant en la modélisation de l’ensemble des facteurs impliqués de fait dans ces questions et les interactions entre ces facteurs peut être vraiment scotomisée ? Besse essaie de penser la question des illettrismes dans le cadre d’une réflexion sur le rapport à l’Ecrit, en termes d’appropriation ou non de l’Ecrit. Il définit l’appropriation de la langue française écrite comme « un processus fonctionnel interne au sujet, contribuant à intégrer l’ensemble des pratiques expérimentées et des savoirs construits, mais aussi processus ouvert aux influences extérieures. Il se déroule en effet tout au long des activités qui placent le sujet en relation avec la langue écrite et ne se limite donc pas aux temps institutionnellement fixés pour l’apprentissage de la lecture » (Besse, 1992, p : 121).

L'étude de ce rapport à l'Ecrit est à conduire comme une analyse individuelle, celle d'un sujet singulier, structurée selon les 5 axes suivants (Besse, 1992, 1995, 1997 ; Besse, Petiot-Poirson et Petit, 2003).

  1. Chaque personne est marquée par l'influence de son contexte socio-affectif : elle construit son rapport à l'écrit, d'une part, en fonction des normes familiales vis-à-vis de l'écrit, des pratiques d'écrit existantes dans la famille et du sens que celle-ci accorde elle-même à ses activités, d'autre part, en fonction son parcours personnel, scolaire et professionnel, enfin, en fonction des relations interpersonnelles et émotionnelles qu'elle a nouées avec des usagers de l'Ecrit. C’est l’axe des motivations dont la théorie interactionniste (Lipson & Wixson, 1986 cités par McCormick, 1994) dit qu’il s’agit d’un facteur interne à la réussite en lecture. Selon McCormick, les élèves non lecteurs semblent assumer leur incapacité à apprendre. A chaque performance faible, on constate une diminution en leur croyance qu’un progrès est possible, diminuant ainsi leur propre motivation à apprendre.
  2. Le rapport à l'Ecrit suppose des compétences métalinguistiques (Gombert, 1990), une activité de réflexion sur la langue orale et écrite, ses fonctions, ses usages et ses caractéristiques. Cet axe se rapproche du concept de clarté cognitive développé par Downing et Fijalkow (1990).
  3. L'étude des modes de traitement de l'écrit permet d'analyser les performances et les compétences en lecture et en production écrite du sujet.
  4. Les pratiques personnelles en matière de lecture et de production écrite du sujet, pratiques effectives mais également celles désirées.
  5. Le rapport à l'Ecrit suppose, enfin, des compétences métacognitives (Flavell, 1976) c'est-à-dire portant sur la manière dont le sujet est à même de décrire et d'analyser ses propres conduites de lecteur et de scripteur.

Cette conception aboutit à proposer plusieurs points.

Tout d’abord, la relation à l’Ecrit est envisagée dans sa continuité et son histoire chez la même personne. L’illettrisme n'est donc pas une réalité figée. C’est la raison pour laquelle, dans cette recherche, nous ne parlons pas de personnes illettrées mais de personnes en situation d’illettrisme.

Ensuite, l’illettrisme, abordé de façon multidimensionnelle, n’est plus réduit à une absence de savoirs et de savoir-faire purement instrumentaux. En dehors de l'axe des modes de traitement de l'écrit pour lequel on peut calculer des performances et définir des compétences, l'analyse des autres axes est qualitative, sans qu'aucune échelle de valeur puisse être établie (Besse, 1992).

Enfin, l’objectif ne consiste plus à étudier ce que la personne en situation d’illettrisme ignore mais de raisonner en termes de compétences, ce qui s’oppose à performances. Nous ne nous situons plus à l’échelle macroscopique de la compétence scripturale de Dabène mais à celle de la compétence dont fait preuve un individu dans une situation précise. Comme nous l’avons signalé plus haut, quand nous parlons d’illettrisme, nous ne raisonnons pas dans le cadre d’un fonctionnement en tout ou rien vis-à-vis des compétences de l’Ecrit, cadre qui délimiterait clairement les compétences des lettrés de la non compétence des illettrés. Un tel fonctionnement se suffirait de la mesure de performances et de l’utilisation des échelles d’étalonnage en vue de comparaison. Or, ceci contribuerait, à nos yeux, à une réduction de la réalité. En effet, pour comprendre l’illettrisme et se rapprocher au mieux de la nature des dysfonctionnements, il nous paraît important de décrire au plus près comment les compétences des personnes concernées sont mises en place, d’étudier leur efficacité relative et leur plus ou moins grande variabilité.

Dans la lignée des travaux de Besse, nous posons que tout individu possède des compétences face à l’Ecrit, aussi minimes soient-elles. Dans ce cadre, une compétence traduit un système de savoirs et de savoir-faire mis en œuvre dans la poursuite d’un but, même si ce système ne conduit pas nécessairement et comme automatiquement à l’atteinte du but. L’étude du fonctionnement cognitif d’un individu dans une situation donnée, dans un but déterminé, conduit à l’observation de ces compétences. Une telle démarche permet « d’offrir une description plus réaliste des possibilités des personnes concernées par l’illettrisme » (Besse et al., 1999, p. 50). L’étude des compétences est plus riche que celle des performances, et ce d’autant plus que les personnes sont en grande difficulté face à l’Ecrit. Lorsque le niveau d’efficience à l’Ecrit est faible voire très faible, avoisinant des performances nulles, l’analyse de la compétence est le seul moyen d’obtenir des informations fines sur la caractérisation du système d’identification et de production écrite de mots.