1. Organisation du système d’identification de mots et de production écrite de mots des personnes en situation d’illettrisme

1.1. Portée et limites de notre recherche

Pour caractériser les difficultés des personnes en situation d’illettrisme, nous nous sommes appuyée sur l’observation d’un ensemble de paramètres mis en évidence dans un cadre méthodologique dans lequel le temps nécessaire à la réalisation de la tâche n’était pas fixé au préalable. En cela, nous nous sommes opposée au cadre méthodologique employé dans de nombreuses études dont certaines précisément sur l’illettrisme (Jourdain, 1995 ; Jourdain, Zagar & Lété, 1996 ; Zagar, Jourdain & Lété, 1995). Celles-ci soulignent la pertinence de l’utilisation de mesures chronométriques pour déceler les processus défaillants, alors que la mesure du nombre d’erreurs leur semble moins appropriée pour distinguer les « mauvais lecteurs » des meilleurs. Nous ne remettons pas en question le bien fondé du choix de ce critère chronométrique, à partir du moment où il tente de répondre à des objectifs théoriques précis et délimités, en l’occurrence l’automatisation des processus. Pour notre part, nous pensons que la réalisation de nos propres objectifs s’inscrit dans une démarche diamétralement opposée, partant du principe qu’un mode de recueil de données souple, proche d’une situation écologique, se révèle pertinent pour que s’expriment au mieux les compétences des sujets. Une phase d’évaluation, quelle qu’en soit l’organisation, influence de fait le comportement des sujets. En instituant le cadre d’un entretien, nous avons tenté de prendre en compte la « dimension personnelle » du sujet, un sujet qui « investit » la situation de testing, en fonction de l’image qu’il a de lui-même, de ses capacités, de ses savoirs et de la tâche. Fijalkow (1996) cite Desporte (1975) pour qui le milieu expérimental n’est jamais un milieu neutre. Des études expérimentales démontrent l’influence du contexte méthodologique sur les performances, quelle que soit la population (pour une synthèse, voir Ferrand 2001 ; Lefavrais, 1983). Par exemple, de nombreuses études démontrent l’influence de l’environnement physique et du type de matériel utilisé sur les processus engagés dans la production écrite comme la planification, la révision ou l’édition (pour une revue, Hayes 1996). Par ailleurs, dans une tâche de décision lexicale, si le sujet adulte « bon identificateur » a pour consigne de répondre très vite, il commet un nombre important d’erreurs. Si, à l’inverse, il est encouragé à ne pas faire d’erreurs, son temps de réponse augmente. En d’autres termes, la performance du sujet, même bon, varie selon qu’il a ou non la possibilité de moduler son temps de réponse. Dans cette tâche, le sujet « bon identificateur » utilise efficacement la procédure la plus adéquate pour lire et décider parce qu’il dispose des moyens temporels nécessaires. Nous pensons qu’un contexte comme celui de notre protocole a permis, à défaut de les éliminer, au moins de relativiser la portée de ces différents paramètres.

Notre dispositif a permis de mettre en lumière des éléments conformes à nos hypothèses de départ. En effet, les différentes analyses permettent d’aboutir à des conclusions semblables à celles d’autres études (Besse, Petiot & Petit Charles, 1999 ; Besse, Petiot & Petit Charles, 2003 ; Besse, Petiot-Poirson & Petit Charles, 2003). Les personnes en situation d’illettrisme mettent en place des modes de traitement qui s’approchent du fonctionnement du sous-principe phonographique même si elles ne parviennent pas à le réaliser entièrement. Le principe de notre étude a consisté à décrire l’ensemble des procédures observables, à relever les erreurs commises et à les classer dans des catégories différentes selon la perturbation qu’elles provoquaient par rapport à l’item correct. En fonction du résultat, nous avons tenté de déterminer quel(s) critère(s) du sous-principe phonographique dysfonctionnai(en)t, en quoi le mode de traitement ne répondait pas à l’ensemble des contraintes du sous-principe phonographique. La question majeure concernait le fait que le sujet appliquait un processus d’extraction de l’information écrite ou orale, malgré des difficultés (qui aboutissaient à des erreurs) ou s’il avait rapidement recours à son lexique mental sans prendre en considération l’information disponible (mode de traitement visuographique). Pour une majorité des sujets rencontrés dans notre étude, les erreurs qui feraient soupçonner un mode de traitement de type visuographique, c’est-à-dire les erreurs de lexicalisation ainsi que les erreurs pour lesquelles on suppose l’activation de la représentation d’un autre mot, rassemblent une faible partie des erreurs commises. On peut donc plutôt orienter notre analyse du côté de l’inefficience des modes de traitement graphophonologique et phonographique plutôt que de leur absence.

Cette conclusion appelle, alors, à clarifier ce qui fait obstacle à leur efficacité. L’analyse des catégories d’erreurs montre que l’on peut distinguer plusieurs sources de dysfonctionnement. Autrement dit, si à l’échelle du groupe étudié,chacun des critères inhérents au sous-principe phonographique est marqué par des difficultés, aucun n’est atteint dans des proportions semblables par tous les sujets. Qui plus est, à profil de performances égales, on constate une variabilité des catégories d’erreurs représentées.

En identification de mots, en dehors des cinq sujets dont le nombre d’erreurs est très faible, 29,4% des sujets (parmi les profils 2, 3 et 4) ont majoritairement les deux catégories d’erreurs suivantes : substitution graphophonologique et erreur graphophonologique contextuelle. Pour eux, c’est le critère de la conventionalité qui semble le plus atteint. 2 sujets (soit 11,7%, parmi les profils 1 et 3) commettent majoritairement des erreurs d’omission et de substitution graphophonologiques. En plus du critère de conventionalité, c’est le critère d’exhaustivité qui souffrirait de dysfonctionnement. Pour les 5 derniers sujets (soit 29,4%, parmi les profils 2 et 3), la répartition des erreurs dans chaque catégorie varie, laissant entrevoir des difficultés au niveau de la conventionalité, de l’exhaustivité ou de la gestion du parcours d’ordre des unités graphiques et/ou phoniques.

En production écrite de mots, 35,3% des sujets (parmi les profils 1, 2, 3 et 4) commettent majoritairement des erreurs d’omission et de substitution phonographiques. Pour les quatre derniers sujets (parmi les profils 2 et 3), la répartition des erreurs dans chaque catégorie varie, laissant entrevoir des difficultés au niveau de la conventionalité, de l’exhaustivité ou de la gestion du parcours d’ordre.

L’analyse des erreurs commises lors des productions nous paraît être une voie incontournable pour clarifier l’organisation des systèmes défaillants. Cependant, elle ne se réalise pas sans obstacle. En effet, il est possible que certains des critères pour lesquels nous avons opté soient à approfondir. En identification de mot, par exemple, nous avons suggéré qu’une erreur de lexicalisation était la manifestation d’une procédure qui n’intègre pas le sous-principe phonographique et qu’elle provient de l’activation d’une représentation lexicale ou infralexicale « parasite », les unités communes entre ce qui est écrit et ce qui est oralisé étant faibles. Encore faut-il prouver que le mot oralisé appartient bien au lexique du sujet. Il faudrait donc pouvoir s’en informer pour chaque item, ce que nous n’avons pas fait dans notre protocole.Nous avons, par ailleurs, instauré une catégorie « erreur graphophonologique contextuelle » qui serait provoquée par une méconnaissance (ou non activation) d’une règle de position, tout en respectant la procédure d’application d’un graphème pour un phonème. On peut sans doute nous reprocher d’être déjà dans l’interprétation de l’erreur et non plus seulement dans une catégorisation en fonction de la différence qui existe entre ce qui est produit et ce qui est à produire.Enfin, nous avons vu que chaque analyse nécessite une seconde phase consacrée aux différentes hypothèses explicatives de l’erreur. Or, pour un item erroné, nous avons constaté que les hypothèses étaient le plus souvent plurielles. Il est probable que la liste que nous avons dressée ne soit pas exhaustive et que d’autres explications existent. Par exemple, le critère de la combinatoire n’est jamais ressorti de nos analyses alors que certaines erreurs de substitution et d’adjonction graphophonologiques ainsi que des erreurs de parcours d’ordre peuvent sans doute trouver leur origine dans une difficulté à combiner deux phonèmes.

Pour clore ce premier point, nous insistons sur l’importance, lors de la constitution du protocole, de contrôler le nombre d’apparitions de chaque phonogramme et de chaque phonème qui constituent les items des listes. En particulier, il nous semble primordial que ceux-ci n’apparaissent jamais une seule fois uniquement. Cette précaution méthodologique nous a permis de vérifier au mieux nos hypothèses explicatives, en permettant, par exemple, de faire la distinction entre une erreur de substitution graphophonologique (ou phonographique) révélatrice de la mauvaise installation des représentations de phonèmes et de phonogrammes dans le système et cette même erreur attribuable à d’autres paramètres. La production écrite d’Armand pâtit d’une difficulté ciblée sur le phonème [z] (ou les phonogrammes correspondants) puisqu’il ne parvient jamais à le transcrire correctement et applique le plus souvent « g ». Il semble que la difficulté tourne ici autour d’une mauvaise installation de la relation phonème-phonogramme. En revanche, Irène ne commet qu’une seule erreur phonographique sur le [d] transcrit « t », laissant supposer plutôt un problème d’attention, de contrôle ou de maintien en mémoire de travail.