1.2. Modélisation du système et de ses dysfonctionnements

1.2.1. Un système déficitaire en appui sur des interactions défaillantes entre les différents processeurs

Comme nous l’avons précisé auparavant, c’est bien l’identification des mots fréquents qui se distingue des autres résultats par sa réussite élevée, alors que tous les autres résultats sont corrélés entre eux. L’analyse en termes de profils montre que ce sont pour les profils 1 et 2 (soit les sujets qui ont en deça de 50% de pseudo-mots oralisés de façon correcte) que la différence est la plus marquée entre performances en identification de mots fréquents et production écrite de mots fréquents. Les exemples d’Armand et de Jasmine sont les plus évocateurs de la complexité du système ainsi marquée : l’écart des performances passe du simple au double pour les mots fréquents à la faveur de l’identification de mots (versus la production écrite). En contrepartie, les pseudo-mots sont mieux écrits qu’ils ne sont lus. Comment penser le système en fonction de cette série de résultats ? Deux points de vue opposés peuvent être soutenus.

Le premier consiste à dire que ces deux activités sont sous-tendues par des composantes cognitives distinctes. Elles se seraient développées de façon parallèle.L’architecture que rappellent Jaffré et Fayol (1997), émanant du modèle à double voie, postule l’indépendance des différents processus nécessaires à ces deux activités. Elle prévoit l’existence de processus de conversion graphèmes-phonèmes et phonèmes-graphèmes indépendants, ainsi que plusieurs lexiques spécifiques, contenant chacun des représentations de nature différente : en production écrite de mots, lexique phonologique d’entrée et lexique orthographique de sortie ; en identification de mots, lexique orthographique d’entrée et lexique phonologique de sortie. Seul le système sémantique serait commun aux deux activités, production écrite et identification de mot. Etant donnés les résultats pour les mots fréquents, on peut penser que les lexiques servant à l’identification des mots fonctionneraient mieux que ceux engagés en production écrite. Tout du moins, ils seraient mieux alimentés. A ces derniers correspondraient des représentations stockées dans les lexiques orthographique d’entrée et phonologique de sortie. La présentation du mot les activerait. En revanche, comme les individus en situation d’illettrisme écrivent, en général, moins qu’ils ne lisent (Besse, Petiot-Poirson & Petit Charles, 2003 ; Leclercq, 1999), peu de représentations existeraient dans le lexique orthographique de sortie (alors que le lexique phonologique d’entrée pourrait contenir des représentations de mots fréquents déjà entendus). La production écrite se ferait donc en l’absence de représentation pré-existante, elle serait à construire, nécessitant un coût cognitif supplémentaire, ce qui pourrait expliquer le plus faible taux de réussite pour les mots fréquents à écrire par rapport aux mots fréquents à lire.

Cependant, cette première explication n’est pas entièrement satisfaisante. En effet, les sujets de notre protocole ont pu mettre en place en production écrite un mode de traitement phonographique relativement efficace et constant, quelle que soit la fréquence du mot, alors que leur mode de traitement graphophonologique était plus défectueux et dépendant d’autres paramètres tels que la fréquence. Toutefois, les corrélations entre les deux épreuves existent et si certains sujets présentent un décalage important, ils ne représentent que 29,4% de la population du groupe « illettrismes ». Autrement dit, même pour les personnes en situation d’illettrisme, on peut supposer que le système s’est bâti sur des interactions entre la lecture et la production écrite. Pourtant, ces interactions ont été insuffisantes. On se rapproche alors de la théorie développée par Frith. L’auteur suppose que le développement de la lecture et de l’écriture se fonde, à la fois, sur des rapports interactifs entre les deux activités, mais des rapports décalés où le développement de ce qu’elle appelle la procédure alphabétique se développe d’abord en production écrite pour être transférée, ensuite, en lecture. Or, comme l’avance Ehri (1997), « les processus sous-jacents pourraient être moins inter-reliés et moins inter-dépendants chez les orthographieurs et lecteurs déficients » (p. 257). L’auteur s’appuie sur le fait que les performances en lecture et en écriture d’enfants présentant des difficultés sont corrélées, même si elles le sont moins fortement que celles d’enfants contrôles. Elle suggère que la faiblesse des connaissances sur le système alphabétique ne permettrait pas la réalisation de ce renforcement mutuel entre ce que l’enfant apprend en orthographiant et ce qu’il apprend en lisant. Cette faiblesse empêcherait la réalisation de représentations spécifiques des mots en mémoire lexicale. Pour Ehri (1989, 1997), cette dernière se constituerait sur la base de la fusion des représentations orthographiques et phonologiques, et assurerait la mise en place progressive d’une lecture et d’une orthographe efficaces et de plus en plus rapides.

Pour compléter ce raisonnement, reportons-nous à l’analyse des catégories d’erreurs entre les deux activités. Celle-ci montre que les erreurs ne portent pas systématiquement sur les unités correspondantes : par exemple, Laurent a tendance à commettre des erreurs de substitution graphophonologique sur [b], [d] ou [p] alors que la production des phonogrammes « b », « d » ou « p » ne lui pose aucune difficulté apparente puisqu’il ne commet aucune erreur à leur propos. On peut donc, dans un premier temps, supposer que l’identification de ces phonogrammes serait fragilisée lorsqu’il s’agit de les distinguer en fonction de leur orientation : ici, les phonogrammes « b » et « d » sont écrits en miroir. La difficulté se situerait alors au niveau de l’encodage de l’information écrite.

Cependant, on peut également interpréter ce décalage dans une perspective théorique où la configuration du système en réseau d’unités repose sur des interconnections « normalement » fortes mais ici défaillantes. Lorsqu’il s’agit d’écrire un mot même inconnu du sujet, l’activation des unités infralexicales du processeur phonologique – cette activation étant déclenchée par la prononciation du mot par l’observateur - se propagerait aux unités contenues dans le processeur orthographique. Le mot pourrait être écrit au moins sur la base d’une correction phonographique. En revanche, le réseau aurait du mal à activer les unités infralexicales du processeur phonologique suite à l’activation des seules unités orthographiques. Autrement dit, bien qu’elles soient stockées, puisqu’elles fonctionnent pour la production écrite, les unités infralexicales phonologiques seraient difficilement récupérables par la seule présentation visuelle du mot. On rejoint alors certaines des hypothèses soutenues par la théorie du déficit phonologique (Ramus, 2002 ; Ramus et al., 2003). Au moins pour une personne comme Laurent, le déficit se situerait au niveau de la récupération des représentations phonologiques. Nous ajoutons que ce déficit serait lié à une faiblesse de la connexion « phonogramme vers phonème » alors que la connexion inverse fonctionnerait. L’identification correcte des mots ne se déroulerait que grâce à l’intervention du processeur sémantique, ce qui explique à la fois l’effet de fréquence en identification de mots et la corrélation des performances entre mots fréquents et mots rares.

Cette seconde série d’hypothèses insistant sur l’interconnexion des activités de lecture et d’écriture, n’est pas incompatible avec la perspective développée dans la théorie du double objet (Luis, 1993). On peut supposer, en effet, que certains des sujets les plus en difficulté vis-à-vis du sous-principe phonographique n’abordent pas ces deux activités selon la même position. En identification de mots, le processus serait tronqué parce qu’ils se positionneraient comme des re-constructeurs du sens qu’un tiers a voulu exprimer, sollicitant directement leur lexique sémantique au détriment d’une analyse fine et exhaustive de l’information écrite. En production écrite, comme ils disposent déjà de l’information lexicale et donc sémantique (au moins sous la forme « je connais/je ne connais pas ce mot »), ils ne seraient plus que des producteurs de mots à rendre lisibles pour autrui. Jasmine illustre ce cas de figure. D’une part, en identification de mots, elle est l’un des sujets qui compte le plus fort taux d’erreurs pour lesquelles on peut émettre l’hypothèse de l’activation de la représentation d’un autre mot (55%) – en plus du fait que la différence entre identification de mots fréquents et identification de pseudo-mots passe du simple au double - d’autre part, l’écart entre le profil qu’elle obtient en identification de mots et celui en production écrite de mots est l’un des plus importants du groupe « illettrismes ». Dans cette perspective, l’objet « Ecrit » ne serait pas appréhendé comme un objet unifié. Jasmine n’aurait pas la même représentation de ce qu’elle doit mettre en œuvre pour identifier un mot et de ce qu’elle doit mettre en œuvre pour l’écrire.