1.2.2.2. à deux processus palliatifs : la rétroaction phonologique en identification de mots…

Dans notre étude, l’identification des mots fréquents est une tâche qui se démarque des autres à plusieurs titres. Les personnes en situation d’illettrisme parviennent à oraliser de façon correcte davantage de mots fréquents que de mots rares ou de pseudo-mots. D’autre part, les performances en identification de mots fréquents ne sont corrélées qu’avec celles de mots rares alors que toutes les autres épreuves sont corrélées entre elles. Enfin, les sujets oralisent globalement mieux les mots fréquents qu’ils ne les écrivent.

La différence est d’abord marquée au niveau des performances brutes et peut s’interpréter comme le signe d’une lecture de type visuographique qui ne réussit que pour les mots fréquents a priori connus du sujet (cf. la procédure logographique, Frith, 1985, 1986 ; Gough & Juel, 1989 ; Seymour & Elder, 1986). Cependant, deux autres résultats viennent relativiser cette première conclusion.

D’une part, onze sujets (soit 64,7% de la population) oralisent entre 50% et 100% des pseudo-mots de façon correcte contre 6 (soit 35,3% de la population) qui en oralisent moins de 50% sans atteindre jamais une performance nulle. Ainsi, l’oralisation des pseudo-mots est réalisable par tous les sujets même si les proportions dans lesquelles ils aboutissent au résultat correct sont variables d’un sujet à l’autre. Un mode de traitement de type graphophonologique est donc possible.

Tel qu’était conçu le dispositif expérimental, les sujets ont pu multiplier, à voix haute, les tentatives d’oralisation avant de passer à l’oralisation définitive. Nous suggérons qu’au cours du mode de traitement, les représentations phonologiques ont interagi avec les représentations orthographiques : lorsqu’ils ont lu à voix haute, les sujets ont pu disposer d’informations graphiques (celles écrites sur la feuille) et d’informations purement phonologiques (celles qu’ils ont oralisées), suite aux transformations graphophonologiques qu’ils ont construites. Or, on peut supposer qu’ils se sont davantage appuyé sur ces informations phonologiques pour réaliser des ajustements à leur oralisation initiale, si l’on part du principe que leur lexique phonologique est plus étendu que leur lexique orthographique et qu’il leur paraît, de ce fait, plus fiable (cf. chez l’enfant, le concept de lecture par indices phonétiques, Ehri & Wilce, 1980 ; Ehri, 1997). Cette hypothèse n’exclut pas que les sujets continuent à prendre également en compte les informations graphiques, même grâce à un système de combinaison et de soutien des informations phonologiques. Un modèle connexionniste tel que celui de McClelland et Rumelhart (1981) prévoit, au cours de la dynamique de sélection du mot à lire, une boucle de rétroaction du niveau des phonèmes sur le niveau des graphèmes, via un système de relations d’excitation et d’inhibition. Cette conception s’appuie sur l’idée d’une asymétrie entre les relations phonèmes-signification et les relations lettre-signification (Bosman & Van Orden 1997), les premières étant prégnantes puisqu’elles bénéficient du développement plus précoce du langage oral sur le langage écrit. Autrement dit, bien que la présentation des items soit visuelle, il y aurait influence du niveau des phonèmes sur celui des graphèmes, en raison d’un lien plus précoce et donc plus appuyé entre phonèmes et signification.

Précisons que le code phonologique dont nous parlons renvoie à celui décrit dans les modèles (Coltheart, 1978, 1981 ; Coltheart, Rastle, Perry, Langdon et Ziegler, 2001 cités par Ferrand, 2001 ; Ferrand & Grainger, 1994, 1996 ; McClelland & Rumelhart, 1981 ; Seidenberg & McClelland, 1989a et b). Toutefois, nous n’évoquons pas ici son activation précoce telle qu’elle peut être décrite dans les différentes architectures fonctionnelles citées en chapitre 1. Il s’agit, présentement, du code phonologique issu de la prononciation. Il est donc également plus tardif que celui dont nous avons parlé pour expliquer les failles du système d’un sujet comme Laurent.

Ainsi, nous pensons que l’intervention de l’information phonologique a tenu un rôle déterminant dans l’obtention d’un résultat correct pour les mots fréquents. Cela a permis de pallier la fragilité du processus de transformation des informations phonographiques en informations phonologiques. L’absence dans le processeur phonologique d’une représentation pour les pseudo-mots (il ne peut y avoir eu de représentation engrammée antérieurement) n’a pas permis de procéder aux ajustements nécessaires, ce qui expliquerait, au moins en partie, les scores plus faibles.

Pour corroborer l’hypothèse de la rétroaction phonologique s’ajoute le constat d’une corrélation entre les performances obtenues lors de l’identification des mots fréquents et celles des mots rares mais pas celle des pseudo-mots. Globalement, lorsqu’un sujet oralise correctement les mots fréquents, il a tendance à bien oraliser les mots rares, mieux que l’individu qui n’oralise déjà pas correctement les mots fréquents. Or, il s’agit de l’unique corrélation concernant l’identification des mots fréquents. Ce résultat peut confirmer l’hypothèse de deux voies de traitement différentes selon qu’il s’agit d’un mot familier - voie par adressage - ou d’un pseudo-mot - voie par assemblage – (Coltheart, 1978, 1981 ; Coltheart, Rastle, Perry, Langdon & Ziegler, 2001 cités par Ferrand, 2001). Mais il demeure une interrogation sur le statut des mots rares pour lesquels on émet l’hypothèse que l’orthographe est peu familière des personnes en situation d’illettrisme. Ceci signifie qu’ils seraient plutôt traités par voie d’assemblage, ce que confirment les performances brutes (aucune différence significative entre mots rares et pseudo-mots). On propose alors d’expliquer la corrélation par un effet de la lexicalité (Sprenger-Charolles & Casalis, 1996) sur les processus d’identification de mots : au moins pour certains sujets, le fait que le mot existe, quelle qu’en soit sa fréquence, contribue à l’obtention d’une oralisation correcte, malgré la défaillance du système d’identification et grâce à la rétroaction de l’information phonologique.