2.2. Accès aux représentations de phonèmes en et hors situations d’Ecrit : capacité épiphonémique ou métaphonémique ?

Les pseudo-mots constituent des items pertinents dans l’étude de l’efficacité de l’Ecrit car leur réalisation en identification de mots comme en production écrite de mots repose sur un accès aux unités les plus fines. Dans la mesure où ils sont inconnus du sujet, aucune représentation lexicale phonologique et orthographique ne leur correspond. Le sujet doit mettre en place un mode d’analyse de l’item sur la base des phonogrammes et des phonèmes. Certes, la littérature envisage que de tels traitements reposent sur d’unités plus larges telle que la syllabe. Cependant, en identification de mots, un traitement par recodage phonologique basé sur la syllabe ne paraît se mettre en place qu’en fin de CP, alors que les conversions graphèmes-phonèmes sont stabilisées (Magnan & Colé, 1999 citées par Ecalle & Magnan, 2002). Les enfants du début de CP ne semblent pas sensibles à cette unité lorsqu’ils ont à identifier des mots (Colé, Magnan & Grainger, 1999, cités par Ecalle & Magnan, 2002).

L’analyse comparative des différentes épreuves de notre protocole montre que les sujets parviennent, plus souvent, à accéder à la représentation du phonème dans les tâches de traitement de l’Ecrit, quand il s’agit de traiter des pseudo-mots, que dans les tâches de manipulation épiphonémique et métaphonémique. Si l’on prend l’exemple de l’épreuve de segmentation phonémique, 88,2% des sujets sont plus performants en identification de pseudo-mots et production écrite de pseudo-mots qu’en segmentation. En somme, les représentations des phonèmes semblent plus accessibles en condition « identification de mots » ou « production écrite » que dans des tâches d’analyse métaphonémique où le sujet ne travaille que sur de l’information orale. En identification de mots, on peut suggérer que cet écart provient du fait que les manipulations de phonèmes sont facilitées en présence du support écrit (Vernon & Ferreiro, 1999). Il semble alors que la présentation visuelle du phonogramme favorise l’activation des phonèmes ou leur récupération. En production écrite, on peut également suggérer un effet bénéfique de la présentation visuelle des mots si l’on admet que les sujets s’appuient sur leurs productions antérieures déjà écrites sur la liste. Cependant, cela ne peut tout expliquer, ne serait-ce que pour les premiers items à écrire. Il s’agit donc de trouver d’autres explications.

Tout d’abord, on peut poser comme phénomène explicatif le paramètre de la mémoire de travail : en production écrite de mots, par exemple, le sujet a la possibilité de poser un phonogramme au fur et à mesure de l’analyse phonique du mot (Montesinos-Gelet, 1999), ce qui permet d’alléger sa mémoire, alors qu’en épreuve de segmentation phonémique, il ne s’appuie que sur ce qu’il produit à l’oral. La surcharge cognitive est donc plus grande, sauf à pouvoir s’appuyer sur une représentation orthographique mentale. La difficulté est alors de respecter l’analyse phonique au détriment de l’épellation.

Ensuite, on peut envisager que les analyses que les sujets produisent lors de la tâche de production écrite de mots sont de l’ordre de l’épiphonémique (Gombert, 1990 ; Gombert & Colé, 2000), c’est-à-dire mis en œuvre en dehors du contrôle conscient du sujet. Cette extraction phonémique se ferait dans le cadre d’un automatisme inhérent au mode de traitement. Sortir de cet automatisme et faire de cette extraction une manipulation délibérée et contrôlée ne serait, par contre, pas réalisable.

L’ensemble de ces résultats soulève plusieurs aspects importants.

Premièrement, les performances obtenues aux épreuves de manipulation métaphonémique ne reflètent pas précisément ce que les sujets en difficulté sont en capacité de construire en production écrite de mots et en identification de mots.

Deuxièmement, et malgré la contradiction apparente avec le point 1, ceci n’enlève rien à la pertinence du concept même de capacité métaphonémique. En effet, les résultats ne font que confirmer l’existence d’une capacité contrôlée d’analyse de l’oral en phonèmes, capacité pleinement liée à la confrontation et au développement normal du code alphabétique, puisque seuls les sujets du groupe contrôle sont parvenus à procéder aux manipulations demandées. Toutefois, nous avons vu plus haut que plusieurs terminologies renvoyaient à cette capacité. On parle de conscience phonémique (Goswami, 1998), de capacité d’analyse segmentale (Alegria & Morais, 1996) ou de capacité métaphonémique (Gombert, 1990, 1992). Pour notre part, cette dernière terminologie nous semble la plus pertinente. En effet, le discours du groupe contrôle que nous avons recueilli suite à chaque épreuve (cf. annexes) laisse supposer que l’existence du phonème n’était pas clairement conscientisée avant les épreuves alors que la littérature affirme parfois cette conscience (Alegria & Morais, 1996), chez les sujets qui ont acquis le code alphabétique. La plupart des sujets du groupe contrôle conçoivent qu’une analyse en sons de la langue porte d’abord sur la syllabe (cf. par exemple, en annexe, Marcelle ou Nelly). Ce résultat est d’ailleurs conforme à celui que nous avions recueilli dans une étude précédente (Petiot, 1996).En revanche, ces sujets, à la différence des personnes en situation d’illettrisme, ont pu accéder au phonème quand le protocole le leur demandait explicitement. Pour paraphraser Gombert (1992) qui utilisait cette expression à un autre niveau, nous dirons que seuls les sujets du groupe contrôle étaient cognitivement prêts à procéder aux manipulations métaphonémiques. Leur système d’identification de mots et de production écrite de mots est construit de telle sorte qu'ils sont en mesure, d’une part, d’accéder aux représentations des phonèmes, en dehors du traitement de l’Ecrit et, d’autre part, de le faire de façon contrôlée, pour elles-mêmes.

Le troisième aspect revient sur la notion de fonds commun de compétence, cette fois limité aux épreuves de manipulation épiphonémique et métaphonémique. Lecocq (1991) montre que les différentes épreuves de conscience phonologique partagent toutes un fonds commun de compétence relative à la manipulation des unités phonologiques. Son étude est basée sur une recherche longitudinale qui observe le développement de cette conscience phonologique. Nos résultats ne montrent, au contraire, aucune corrélation entre les quatre épreuves de manipulation épiphonémique et métaphonémique. Ces résultats peuvent signifier que ce fonds commun n’existerait pas chez les personnes en situation d’illettrisme. Ils peuvent indiquer que la capacité à accéder aux phonèmes dépend de ce que requiert la tâche demandée. Le phonème serait accessible selon une modalité précise mais pas de façon généralisable.

Le dernier aspect considère la question du développement des représentations de phonèmes dans le système de traitement de l’Ecrit. La capacité métaphonémique reflète une forme de décentration que le sujet opère sur les mots, une prise de recul vis-à-vis du fonctionnement de la langue (Gombert & Colé, 2000). Cette prise de recul est nécessaire pour concevoir que l’économie du système repose essentiellement (Catach, 1995) sur une mise en relation entre des unités de l’ordre écrit (les phonogrammes) et des unités de l’ordre oral (les phonèmes). La capacité métaphonémique serait essentielle au processus d’acquisition de l’identification de mots parce qu’elle favoriserait la mise en place d’un système de traduction de l’orthographe en code phonologique (Jorm & Share, 1983, Reitsma, 1983, cités par Alegria & Morais, 1996). Elle permettrait d’accéder aux unités du code phonologique, les phonèmes. Cependant, il s’agit de ne pas oublier que cette capacité métaphonémique ne se développe pas en dehors de la confrontation au code alphabétique (Alegria & Morais, 1979 ; Gombert, 1990 ; Gough & Juel, 1989 ; Stanovitch, 1989), elle lui est imbriquée. La relation entre la capacité métaphonémique, l’identification de mots et la production écrite de mots est fondée sur leur interactivité (Bertelson & de Gelder, 1989 ; Ehri, 1989, 1997 ; Ellis, 1997). Comme le dit Ehri (1989) « l’orthographe fonctionne comme une représentation des phonèmes en mémoire » (p.123). Toujours selon Ehri, l’orthographe est un symbole visuel pour conserver les phonèmes, elle indique quels phonèmes composent les mots. Nous pensons que le phonème acquiert peu à peu sa réalité propre du fait de la confrontation répétée aux phonogrammes qu’il s’agit de convertir. Au fil des associations mises en œuvre en identification de mots et en production écrite de mots, se constituent à la fois des représentations de phonogrammes, des représentations de phonèmes ainsi que des liens de réciprocité entre ces deux types de représentations.