Conclusion

L’étude que nous venons de présenter porte sur l’emploi du sous-principe phonographique par des individus reconnus en situation d’illettrisme. Nous avons cherché à prouver et avons démontré que le sous-principe phonographique peut être traité par des personnes en situation d’illettrisme. Cependant, les modes de traitement graphophonologique et phonographique se révèlent partiels et inefficients. A l’échelle du groupe étudié, chacune des opérations cognitives nécessaires au fonctionnement de ces modes de traitement est susceptibles d’être défaillante. A l’échelle de l’individu, les dysfonctionnements peuvent être limités à seulement quelques opérations cognitives, parfois une seule. Ils peuvent, au contraire, les concerner toutes. Pour certains sujets, l’hypothèse d’une fossilisation dans des modes de traitement de type visuographique ne peut être exclue, même si elle ne représente qu’une explication possible aux erreurs produites. Enfin, les analyses individuelles ont également permis de montrer que le regroupement par profil de performances, ici calculées sur l’identification des pseudo-mots, ne suffit pas à décrire les déficits. En effet, à profil de performances égal, la catégorie des erreurs commises pas les différents sujets varie, de même que les proportions dans lesquelles elles apparaissent.

L’ensemble de ces résultats ne fait que renforcer l’idée que l’illettrisme ne se résume pas à une unique source de dysfonctionnement, il ne constitue pas une entité homogène. Il paraît donc plus juste d’employer le pluriel à son propos.

A l’issue de l’étude et en appui sur les différents résultats que nous avons obtenus, nous avons proposé une réflexion autour de la modélisation du système d’identification de mots et de production écrite de mots des individus en situation d’illettrisme. Partant du modèle théorique à processeurs et reprenant le fait qu’il existe un fort décalage entre ce que les sujets de notre population réalisent en identification de mots fréquents par rapport à la production écrite de cette même catégorie de mots, ainsi qu’entre l’identification et la production des pseudo-mots, nous avons suggéré que le système d’identification de mots et de production écrite de mots était établi sur la base de connexions défaillantes qui ne s’avéraient pas opérationnelles de façon réversible. En d’autres termes, le système serait constitué de connexions qui fonctionneraient dans un sens (exemple : représentation d’un phonème vers représentation d’un phonogramme) tandis que les connexions réciproques seraient peu fonctionnelles. Par ailleurs, en lien avec la théorie du « double objet », nous avons supposé que certains sujets n’abordaient pas ces deux activités comme étant liées au même objet.

La modélisation que nous avons proposée laisse également une large place à trois processus cognitifs. Le premier d’entre eux émerge de notre étude parce qu’il semble largement sous-employé. Il s’agit du processus d’inhibition des représentations lexicales et infralexicales. Nous avons supposé que certaines erreurs commises par les sujets du groupe « illettrismes » s’originent dans un défaut de sa mise en œuvre.

Le deuxième processus est celui de la rétroaction phonologique dont le rôle serait de pallier les défaillances propres à l’identification des mots. Cette hypothèse s’étaye sur le fait que le lexique phonologique des personnes en situation d’illettrisme est plus étendu que leur lexique orthographique et qu’il leur paraît probablement plus fiable.

Le troisième processus, enfin, est lié au contrôle que les sujets semblent opérer au fur et à mesure de leur production et qui transparaît au travers des nombreux produits que les sujets effectuent dans la mesure où certains de ces produits aboutissent à des corrections efficaces.

Concernant la capacité de manipulation épiphonémique et métaphonémique, il est apparu que les performances obtenues par les sujets du groupe « illettrismes » ne sont pas nulles, même si elles sont significativement plus faibles que celles du groupe contrôle. L’analyse de chaque protocole individuel a permis de dresser une liste des différentes sources possibles de dysfonctionnement. Par ailleurs, les résultats des sujets du groupe « illettrismes » se sont révélés assez éloignés de ce que l’on pouvait attendre. En particulier, l’épreuve de fusion de phonèmes a été, en moyenne, relativement bien réussie alors que la littérature la considère comme difficile. Au contraire, l’épreuve de segmentation phonémique s’est montrée conforme à nos prédictions, en mettant les sujets du groupe « illettrismes » en échec. En revanche, nous ne nous attendions pas à ce que les sujets du groupe contrôle expriment également des difficultés pour cette épreuve. Les erreurs commises par les sujets du groupe contrôle, ainsi que leurs commentaires post épreuve, ont permis de souligner qu’avant la passation du protocole, l’existence de l’unité phonème n’était sans doute pas aussi conscientisée que la littérature l’affirme parfois et que, par conséquent, dans leur représentation, l’unité de base de l’oral ne se superpose pas à cette unité. Pour ces sujets, la syllabe remplirait ce rôle. C’est la raison pour laquelle nous considérons que la terminologie « capacité métaphonémique » est plus appropriée que celle de conscience phonologique pour évoquer les différentes manipulations cognitives en jeu.

Pour les personnes en situation d’illettrisme, la difficulté nous a paru, à la fois, tenir au fait que la manipulation portait sur l’ensemble des phonèmes de chaque item et en raison d’un déficit supposé de certains processus cognitifs comme le maintien en mémoire de travail. Nous parlons ici d’un déficit supposé puisque nous ne l’avons pas clairement mesuré. Pourtant, la mémoire de travail constitue un paramètre important, entrant en jeu dans l’ensemble des épreuves testées ici. Au cours du montage du protocole, nous nous sommes posé la question de savoir comment l’évaluer afin de mesurer l’impact de son déficit éventuel sur les autres dysfonctionnements. S’est alors posée la question de savoir vers quelle épreuve orienter notre choix puisque la population concernée était en situation d’illettrisme. En effet, avec les épreuves du type « rappel des chiffres à l’endroit » et « rappel de chiffres à l’envers », un doute demeure à propos des capacités mesurées. Il semble que les performances obtenues à ce type d’épreuve dépendent aussi de la méthode de travail que le sujet met en œuvre au moment où il enregistre les chiffres. D’autre part, un sujet en situation d’illettrisme peut être désavantagé du fait qu’il ne dispose pas systématiquement d’une représentation mentale visuelle des chiffres sur laquelle s’appuyer.

Enfin, comme nous nous y attendions, les sujets parviennent à identifier les phonèmes dans une situation de production écrite de mots peu familiers et de pseudo-mots alors qu’ils ne parviennent pas à procéder à des manipulations phonémiques. Notre étude n’a pas permis de définir si cette capacité d’analyse phonémique en situation de production écrite relevait d’une dimension épiphonémique ou d’une dimension métaphonémique. Prise sous l’angle de la remédiation cognitive, elle invite à questionner l’influence qu’aurait un travail métacognitif de prise de conscience des modes de traitement que mettent en place les sujets sur l’augmentation de la compréhension du fonctionnement de la langue écrite et l’amélioration de son efficacité.

Cette recherche est une réflexion menée sur une partie de ce que représente l’illettrisme, envisagé dans le cadre de la conception de l’appropriation de l’Ecrit. Il s’est agi de caractériser certains des modes de traitement de l’Ecrit des personnes en situation d’illettrisme. En fin de propos, nous avons insisté sur la complexité de la construction des relations réciproques entre phonèmes et phonogrammes, cette construction nécessitant la mise en place de plusieurs processus cognitifs ainsi que la prise en compte de règles de fonctionnement de l’Ecrit : règle de distribution et de position. Comme nous l’avons précisé lors de l’introduction, le système graphique français est un plurisystème qui intègre, en plus du sous-principe phonographique, les sous-principes morphographique et logographique. Nous avons volontairement mis de côté ces deux dimensions supplémentaires afin de mener à bien notre étude. Il est pourtant clair que l’appropriation de l’Ecrit passe par la constitution de ce que Jaffré (1995) appelle le lexicon orthographique où cohabitent les trois interfaces du plurisystème graphique. On peut supposer que, lors du développement, la constitution de la dimension phonographique de l’Ecrit est déjà accompagnée de confrontations aux autres dimensions du système. Pour se construire de façon opérationnelle, le système doit intégrer que l’Ecrit comporte aussi des signes non spécifiés à l’oral, connaître ces signes, les utiliser de façon automatique et précise. Il doit donc distinguer la fonction de chacune de ces unités (phonographique, morphographique ou logographique). Cette situation ajoute un facteur supplémentaire à la construction des relations phonèmes-phonogrammes. Les personnes en situation d’illettrisme disposent-elles de modes de traitement où cohabitent ces différentes dimensions ? En quoi, la confrontation à ces différentes dimensions entrave-t-elle l’appropriation de l’Ecrit ? Il s’agit là d’une question complexe à résoudre qui passe sans doute par des approches méthodologiques variées allant de la mesure des performances et des compétences au travail d’entretien sur les représentations métalinguistiques.

Enfin, en mettant au point une telle étude, nous avons cherché à tester, dans des conditions de rigueur scientifique, ce que nous constatons, de façon empirique, au quotidien, en tant que professionnelle travaillant auprès de personnes en situation d’illettrisme. Nous pensons avoir montré que l’illettrisme représente une situation de dysfonctionnement complexe dont l’étude appelle une réflexion méthodologique importante car les effets des conditions de recueil de données sur les résultats obtenus se révèlent déterminants. Les questions relatives aux représentations et aux compétences des personnes qui ne se sont pas approprié l’Ecrit demeurent nombreuses. Elles représentent, pour nous, un champ de réflexion et de recherche essentiel car elles nourrissent les objectifs majeurs des recherches que nous voulons mener : l’évaluation et la mesure des savoir-faire face à l’Ecrit, d’une part, et la remédiation cognitive, d’autre part.