Le cadre est un objet auquel on a attribué une place marginale dans l’histoire de la peinture. Pourtant, c’est pour traiter de ce petit objet que Jacques Derrida en 1978 empruntera la grande expression de Cézanne, la vérité en peinture 4 . Le cadre aurait donc quelque rapport avec cette vérité-là. L’aura de dignité théorique que le philosophe français a produite autour du cadre n’est certainement pas étrangère à notre désir d’entreprendre ce parcours de recherche à travers la peinture moderne des États-Unis, comme il a sans doute généré l’intérêt qui a produit depuis une vingtaine d’années une part importante des études au sujet du cadre 5 . Cependant, nous avons cru un moment qu’à l’origine il y avait eu une expérience personnelle au Metropolitan Museum de New York.
Nous nous tenions devant une toile de Mark Rothko, une toile sans titre de 1964 6 , attiré par la vibration et la délicatesse chromatique. La tonalité dominante était sombre, une large page marron sur un fond mauve qui servait de liseré. L’anglais est alors venu à notre secours : maroon, un marron qui contient du mauve, car il était difficile en s’approchant de distinguer les couleurs. Difficile également de percevoir la frontière entre les zones différenciées par la touche et la pigmentation locale. On aurait dit un linceul, comme si une figure allait apparaître depuis le fond de la toile. Soudain, nous avons eu la surprise de voir sur la tranche du tableau, une trace de peinture qui avait coulé depuis le pinceau de l’artiste. Cette coulure n’était pas dans le tableau. Rien ne la cachait, néanmoins, rien dans ce temple des Beaux-Arts n’élevait sur une manière de piédestal le tableau du maître de l’Ecole de New York. Le tableau était nu. Il était sans cadre. Cette absence nous semblait essentielle à la vérité du tableau.
Cette incompréhension étonnée devant le fait qu’au Metropolitan Museum et au Musée d’art Moderne de New York, les peintures de Mark Rothko et de Barnett Newman — ainsi que certaines grandes toiles de Jackson Pollock — sont exposées sans encadrement a suscité le travail qui va suivre. Manifestement, cette rupture avec la tradition de présentation des tableaux est déterminante pour l’énonciation des œuvres, pour Autumn Rhythm (1950) de Pollock, The Wild (1950) de Newman ou Untitled (1964) de Rothko. Nous avons voulu formuler et analyser ce que cette absence de cadre apporte esthétiquement aux œuvres et comprendre en quoi elle a contribué à l’histoire de la peinture américaine. Quel est le rôle du cadre dans l’art des États-Unis depuis que l’artiste s’en passe sciemment ou choisit de s’en servir à nouveau dans une démarche esthétique où le cadre est pleinement assumé ? Nous partirons de ces interrogations.
Certes, cette question du cadre n’est pas spécifique au vingtième siècle. La Renaissance, le baroque, le romantisme, furent tous marqués par un travail du cadre pictural. En lui donnant une forme architecturale, le Quattrocento y loge la représentation illusionniste. Le baroque cherche à cacher le cadre par le trompe-l’œil ou, au contraire, à en exacerber les formes pour mieux étourdir le spectateur. Le romantisme a parfois tenté de solidariser cadre et image dans un même fragment autonome 7 .
La fin du dix-neuvième siècle constitue un moment fulgurant dans l'histoire du cadre avec les expériences menées par Seurat, par Degas, par Klimt mais aussi par les impressionnistes 8 . Ces derniers « destructurèrent l’espace clos de la peinture illusionniste par le cadrage souvent insolite de leurs sujets 9 » et dans la série de ses Nymphéas, Monet visait même la représentation d’une étendue illimitée. Certains artistes, dont James Abbott McNeill Whistler, né en 1834 dans le Massachusetts, ont voulu intégrer dans leur esthétique le pourtour du tableau, posant, comme le posera Mondrian, la question de la relation de ce nouvel ensemble avec son environnement. Le rapport d’induction suggéré est du tableau en direction du monde extérieur, et non plus l’inverse 10 . Cependant les contributions de Whistler appartiennent pour l’essentiel à l’histoire de l’art européen.
Aux États-Unis, le premières décennies du vingtième siècle voient en matière d’encadrement une certaine invention dans l’entourage de Marcel Duchamp, pour qui l’art était un système d’emplacements et la présentation des œuvres le jeu suprême 11 . Marsden Hartley, en particulier, qui a joué un rôle dans la validation de Fontaine de Duchamp, a un moment essayer d’intégrer l’encadrement dans l’espace du tableau par l’extension du motif. Vingt ans plus tard, Bourgoyne Diller, Charles Biederman et Charles Shaw ont intégré les leçons du constructivisme et en ont répercuté l’écho dans leur traitement plastique du cadre. En effet, comme nous le rappelle Serge Lemoine, c’est « avec l’art constructif qu’a vraiment commencé à être envisagée la question du cadre et du socle dans la peinture et la sculpture » 12 .
Cependant, ce qui nous intéresse est que les peintres américains ont décidé de poser la question du cadre au moment où la peinture américaine occupe une place de référence internationale, où elle « triomphe » (selon le titre de l’étude d’Irving Sandler) ou « vole l’idée d’art moderne » (selon celui de Serge Guilbaut), au moment où les Etats Unis sont à l’avant-garde de la modernité. 13 Elle s’ouvre avec ce premier moment où la peinture américaine se pense — et est pensée —comme universelle. Ce qui nous intéresse est une esthétique nouvelle qui découle d’une appropriation de l’espace du cadre : cette tradition, pour l’annoncer clairement, se tient entre Mark Rothko (1903-1970) et Robert Ryman (né en 1930) et n’a pas cessé d’inventer ses pratiques depuis plus de soixante ans. Nous débuterons cette étude en 1945, date symbolique d’une nouvelle période de l’histoire américaine qui ouvre à une pleine reconnaissance de l’art américain dans le monde de l’art.
Pour commencer, nous définirons le mot cadre et tracerons les limites génériques de notre sujet. En partant des travaux historiques et théoriques existants, nous proposerons pour le cadre une grille de lecture sémiotique. Cette construction élaborée en vue de lire notre corpus, mais nourrie en retour par ces lectures détaillées, pourra prétendre à une application autonome.
Ces bases méthodologiques posées, nous nous efforcerons de démontrer et d’analyser le lien entre questionnement du cadre et création plastique. Dans un parcours globalement chronologique, nous présenterons en premier lieu les travaux fondateurs et examinerons l’esthétique léguée par Rothko à Ryman. Nous en dégagerons ensuite les enjeux ultimes. Enfin, nous verrons comment le sujet paradoxal du cadre se joue des évolutions chronologiques de l’histoire de l’art.
Nous prendrons donc comme début de notre recherche les toiles que Barnett Newman et Mark Rothko ont achevé sans cadre dans les années dix-neuf cent quarante et cinquante. Nous expliquerons les enjeux de cette modification de l’énonciation picturale et verrons émerger une esthétique nouvelle, orientée vers l’extérieur du tableau. Dans une situation internationale où l’art américain n’a plus à réclamer mais juste à recueillir l’attention, et dans un climat moral moins inquiet que l’immédiat après-guerre, cette esthétique externe sera reprise et patiemment développée par Robert Ryman. Nous mettrons en lumière la manière dont un artiste peut penser ensemble les conséquences pragmatiques et esthétiques du tableau sans cadre et aller jusqu’à fonder son œuvre sur des questions d’accrochage.
Nous examinerons ensuite l’œuvre d’Ellsworth Kelly qui s’est déroulée depuis un point de départ hors des États-Unis. Elle permet d’analyser comment cette nouvelle esthétique externe modifie la conception du tableau comme fenêtre qui est la catégorie de fabrication et de réception de la peinture en Occident depuis le XVe siècle 14 . Kelly, comme Ryman, pratique une peinture débarrassée d’un cadre enfermant l’illusion d’un monde et que nous appellerons pour cette raison post-fenestrale. Mais, les tableaux de Kelly n’ont peut-être que défenestré l’illusion, la recréant dans l’espace du spectateur 15 . Si tel est le cas — ce qui n’est pas certain — Kelly anticipe la question de l’installation.
La défenestration de la peinture à laquelle Kelly semble aboutir ne liquide donc pas la très vieille question de l’illusion picturale. C’est à cette liquidation cependant qu’a œuvré Frank Stella, et qu’il s’obstine, tel un moderne Sisyphe ou capitaine Achab, à recommencer. Dans cette poursuite — que nous pouvons décrire dans les termes laissés par Barnett Newman — le tableau, en tant que représentation, est invité à céder la place à la peinture, en tant que travail matériel 16 .
Une fois le tableau liquidé historiquement en faveur de la peinture — ce sera la victoire du formalisme et des descendants d’Ad Reinhardt — un phénomèneparadoxal se produit chez plusieurs artistes : ils donnent à voir le cadre. Cette question du retour du cadre est posée dans les années 1980, époque ou émerge — ou fait débat — une sensibilité post-moderne 17 ; nous analyserons ce retour à travers des œuvres de Robert Mangold, d’Allan McCollum, de Mark Innerst et d’une œuvre atypique de Robert Morris. À travers ces pièces où, contrairement à celles de Rothko et de Newman, le cadre est visuellement très présent, nous constaterons que le tableau prend la forme d’un cadre, que le cadre occupe tout le tableau ou qu’il s’y substitue.
Nous finirons par nous demander si la leçon à tirer de ces monstrations paradoxales n’est pas la suivante : ici, mais aussi ailleurs, c’est-à-dire toujours, c’est le cadre qui achève le tableau. Se pose alors la question de sa visibilité. Les conclusions auxquelles auront abouti notre étonnement obstiné nous auront ramené au musée. Elles poseront à travers le questionnement du cadre la question du regard : comment l’artiste américain travaille-t-il la limite de notre regard ? C’est pourquoi, outre les raisons chronologiques, notre dernier chapitre sera consacré à l’installation.
Certes, une fois encore, pendant la période retenue pour notre étude, le questionnement du cadre n’est pas exclusivement américain ; il est dans l’héritage moderniste. Pendant la même période, des artistes anglais (Alan Charlton, né en 1948) ou allemand (Imi Knoebel, né en 1940) font du cadre un lieu de créativité et au début des années 1970, l’art français est également occupé par la question du cadre sous l’influence du groupe Support – Surfaces. 18 L’œuvre de Daniel Buren (né en 1938) n’a d’ailleurs pas cessé d’interroger cette question et, parce que son œuvre est à la fois théorique et plastique, lucide et très visible 19 , elle pourra utilement servir d’éclairage ponctuel à notre corpus américain.
Pour ce parcours analytique, nous avons sélectionné dix artistes : Mark Rothko, Barnett Newman, Robert Ryman, Frank Stella, Ellsworth Kelly, Robert Mangold, Allan McCollum, Robert Morris, Mark Innerst, et Sean Scully. Pour chaque artiste, nous avons essayé de lier la question du cadre à l’essentiel de l’œuvre. Pour certains, ce travail est une option momentanément activée : ainsi l’œuvre de Robert Morris fera l’objet de seulement quelques pages d’analyse ; mais la plupart travaillent le cadre de manière essentielle et continue : un chapitre sera ainsi consacré aux cas exemplaires de Ryman et de Kelly et ceux, plus contradictoire ou délicat, de Stella et de Mangold. Nous traiterons de Newman et de Rothko dans un même premier chapitre consacré aux fondateurs. Quant à Sean Scully, ce dernier apparaît comme invité 20 dans le chapitre consacré à Stella, à qui il sert de contrepoint ; il sera également convoqué au fil du parcours car il représente en quelque sorte un condensé volontaire de la peinture américaine depuis Rothko 21 .
Dans un dernier chapitre, nous avons traité de l’installation comme genre à partir de plusieurs exemples dont Louise Bourgeois, Suzanne Harris, Christo et Jeanne Claude, James Turrell, et Gordon Matta-Clark. La sélection d’artistes analysés par l’ensemble de cette dissertation est volontairement longue pour permettre d’explorer les différents aspects de la question du cadre ; de même, nous avons voulu garder un temps long afin de décrire son avènement et de vérifier sa permanence. De cette manière, nous tenterons de déterminer en quelle mesure la question se détache de la spécificité d’un auteur et également comment elle se joue à travers un temps relativement long.
Ce temps qui est notre objet d’étude sera présenté dans une vision d’ensemble fondée sur une analyse précise des œuvres. Pour aborder ce travail, nous ferons appel à l’histoire américaine, à l’histoire de l’art, aux musées ; nous nous servirons de la sémiologie et des outils d’analyse littéraire ; nous aurons besoin de haltes (certes subjectives, mais indispensables) devant les œuvres ; il faudra pouvoir écrire le visuel, le capter avec patience dans les rets du langage.
Notre approche aura deux visées. D’une part, nous tenterons d’ouvrir le texte visuel vers la société qui l’a produit, empruntant à l’histoire et à l’histoire de l’art. D’autre part, nous emprunterons largement à l’esthétique et à la sémiologie dans une tentative de comprendre la genèse de ce même texte, d’en expliquer la poïétique. Ces deux types d’analyses seront élaborés de concert et tisseront ensemble une lecture civilisationniste de l’art américain, objet esthétique, certes, mais objet de culture, participant à d’autres histoires qu’à celles des formes, recevant ainsi d’autres lectures que celles de l’histoire de l’art.
Dans une lettre à Emile Bernard en 1905, Cézanne déclare « Je vous dois la vérite en peinture, et je vous la dirai ». Cité par Jacques Derrida, La Vérité en Peinture, Flammarion, Paris, 1978, p. 6. L’introduction du livre de Derrida s’intitule Passe-Partout et la première partie Parergon, c’est-à-dire cadre en grec, le terme étant repris à Kant. La présentation graphique des deux premiers chapitres est d’ailleurs dans sa forme un travail sur l’encadrement : en effet, le texte de ‘Lemmes’ et de ‘Parergon’ est présenté en unités séparées par des baguettes placées de telle façon que ce qui est encadré n’est pas tant le texte mais ses entours.
Les études (que nous allons commenter plus loin) de Jean-Claude Lebensztejn, de Louis Marin, d’Isabelle Cahn, de Germano Celant et des participants au colloque du Cicada font tous usage de ce texte de Derrida.
Untitled, 1964, voir Chapitre 1.
Voir Jean-Claude Lebensztejn, « A partir du cadre (vignettes) », publié à Dijon en 1987 dans Le Cadre et le Socle dans l’art du 20 e siècle, Dijon, Université de Bourgogne et dans Annexes – de l’œuvre d’art, Editions La Part de l’Œil, Bruxelles, 1999, pp. 181-223. Pour une histoire du cadre plus descriptive voir Henry Heydenryk, The Art and History of Frames, an Enquiry into the Enhancement of Pictures, Heineman, New York, 1963, ou plus flamboyante, voir Germano Celant, « Framed : Innocence or gilt ? », Artforum, été 1982, p. 49-55.
C’est le thème du beau travail d’Isabelle Cahn, Cadres de peintres, Hermann-RMN, Paris, 1989. Dans le livre et l’exposition au Musée d’Orsay qu’il a accompagné, Cahn démontre que « nous sommes aujourd’hui habitués à contempler ces œuvres dans une présentation edulcorée » ( p. 79) à cause de la disparition de la plupart des bordures choisies, dessinées, conçues ou peintes par les artistes eux-mêmes pour leurs œuvres et leur remplacement par des cadres dorés néo-Louis XIV ou Louis XV .
Cahn, Cadres de peintres, 1989, p. 46.
Cf. Annexe p. 228.
Nous évoquerons en annexe, dans leur rapport au cadre, quelques figures de l’art américain avant 1945. Duchamp y joue un rôle majeur.
S. Lemoine, Le Cadre et le Socle dans l’art du 20 e siècle, Dijon, Université de Bourgogne 1987, p. 70.
Sandler, The Triumph of American Painting, Harper & Row, New York, 1970. Guilbaut, Comment New York vola l’idéee d’art moderne : expressionnisme abstrait, liberté et guerre froide, Nîmes, J. Chambon, 1996.
La notion du tableau-fenêtre, définie en 1435 par Alberti (De la Peinture, Paris, Macula, 1992, p. 115), sera développée dans le Chapitre 3.
Fenestral, comme nous en avons déjà averti le lecteur, est un terme que nous empruntons à Pierre Schneider. (Matisse, Flammarion, Paris, 1988, p. 444.) Nous en faisons dériver postfenestral et notre usage du mot défenestrée. Nous nous en expliquerons en Chapitre 3.
Nous reprenons ici la distinction faite par Barnett Newman entre picture (tableau)et painting (peinture). Picture décrit une représentation (qu’elle soit abstraite ou figurative), painting décrit une réalité matérielle. « One of the things that can be said is that I helped change painting from the making of pictures to the making of paintings. I never use the word "picture". Those who make pictures, whether realistic or not, are not making paintings. » (Interview with Lane Slate, 1963, Newman, Selected Writings, 1990, p. 253.)
Le terme post-moderne est controversé, mais les notions que nous voulons convoquer ici sont relativisme, décentralisation et copie. Cf. Chapitre 6.
Le titre collectif Support - Surfaces est utilisé pour des expositions de 1969 à 1972 auxquelles participent les artistes Daniel Dezeuze, Patrick Saytour, André Valensi, Claude Viallat, Vincent Bioulès et Marc Devade. L’influence de ce travail de remise en question des moyens matériaux de la peinture s’étendra pendant les années 1970.
L’œuvre de Buren est également visible aux États-Unis, le plus récemment par son appropriation (son recadrage?) du Musée Guggenheim de Manhattan de février à mai 2005.
Mais au terme guest, ou guest star, Scully préféreait peut-être celui de passenger. En effet, depuis la fin des années 1990, son œuvre traite du thème qu’il nomme passager où une petite peinture est littéralement incrustée dans une grande. Voir Sean Scully, catalogue d’exposition, Hôtel des Arts, Toulon, 2003, p. 40.
L’image première des tableaux de Scully peut même évoquer un sentiment de déjà-vu tant ils rappellent la touche de l’expressionnisme abstrait et l’identité visuelle du minimalisme.