I. Le mot cadre

Selon le Trésor de la Langue Française 22 , le mot cadre a deux idées dominantes : celle de délimitation et celle d’une catégorie déterminée de personnes. 23 Le sujet de cette thèse est entièrement contenu dans l’idée première de délimitation. Cependant, il faut distinguer entre objet délimitant et domaine délimité 24 , entre une chose avec une existence bien matérielle et une notion mentale, entre ce que cette recherche appellera parfois, pour opérer avec plus de clarté, l’objet-cadre et l’idée-cadre. L’objet-cadre est le cadre visible, empirique, concret et physique ; l’idée-cadre est invisible et abstrait. Il s’agit de définir d’abord l’objet-cadre avec son sens de bordure visible et aussi son sens second de support moins visible ; l’idée-cadre sera définie ensuite comme limite structurante.

Cadre désigne la « bordure d’un tableau, d’un miroir » selon le Littré 25 , « bordure rigide limitant une surface dans laquelle on place un tableau », selon le Grand Larousse Universel 26 , ou encore, selon le Trésor : « bordure de bois, de métal […] qui entoure un tableau, un miroir, une photographie […] (ou) tout autre objet qu’il protège et décore 27  » . Les définitions concordent sur ce premier sens de « bordure » qui s’attache au mot cadre depuis son usage, écrit quadre,par Rabelais en 1549. « Bordure » est aussi le sens courant du mot anglais frame, malgré son étymologie 28 .

L’étymologie du mot français met l’accent sur la relation entre la bordure et sa géométrie, entre le cadre et la notion de mesure. Cadre vient de quadro qui en italien dit le carré ; quadre en français gardera d’ailleurs le sens de « carré » au début du quatorzième siècle 29 . Quadro représente le latin quadrus dérivé de quattuor, signifiant « quatre ». Véritable chiffre du cadre, le « quatre » pourrait aider à en imaginer une anthropologie : que l’on songe pour commencer à l’homme archaïque se repérant vis-à-vis des quatre points cardinaux pour tenter de maîtriser l’espace qui l’environne. Henri Vanlier, dans une anthropologie du cadre, va jusqu’à « définir l’homme comme l’animal cadreur» 30 . Dans nos « couches évolutives », dit-il, subsiste la mémoire d’un « précadrage au sol» et d’un cadrage oculaire qui, se fermant en rectangle avec les besoins agraires de délimitation des étendues, fondent nos habitudes visuelles 31 . Un homme qui s’arrête pose un cadre, se situe pour comprendre 32 . Le cadre est lié à l’action de se repérer, de se situer dans l’espace, de distinguer le proche et le lointain, ici et , ce qui est présent et ce qui s’absente, s’éloigne ou s’étend à perte de vue. La géométrie trace les limites de l’espace, elle divise et mesure, elle explique un point par ses relations à d’autres points ; elle déplie des points de vue, déroulant des vues à partir de points stables. Le cadre est un horizon, il assume une fonction déictique.

L’invention de la perspective en peinture est en continuité logique avec la géométrie concrétisée dans le cadre. C’est au Quattrocento que l’arpentage ancestral des surfaces devient « science mathématique de l’espace 33  » ; la géométrie permet d’inventer et d’imposer la perspective en peinture ; la maîtrise rationnelle de l’espace a, très logiquement, un usage politique 34  ; elle accompagne la naissance de la bourgeoisie marchande ; et c’est pour cette nouvelle société mobile fondée sur l’échange que l’on invente le tableau encadré 35 . La géométrie régira en somme à la fois ce que l’on met dans le cadre (le tableau), et le monde où le tableau encadré à son tour évolue et s’échange.

L’étymologie nous apprend également qu’en 1540 quadre signifie « ouverture carrée, petite fenêtre 36  ». La fenêtre thématise encore la géométrie et la mesure, la maîtrise à travers leur séparation du proche et du lointain ; elle construit et articule deux espaces : le dehors et le dedans. Comme le résume Sean Scully : « Nous avons inventé la fenêtre pour être dans une situation et faire l’expérience d’une autre situation 37  ». La porte est l’articulation dynamique de l’intérieur et de l’extérieur, mais la fenêtre opère autre chose : la possibilité de contemplation du monde extérieur comme objet visuel unifié depuis l’intérieur et donc indexé au monde intérieur. Ce spectacle du monde dont on jouit depuis son confort domestique inscrit dans la fenêtre une notion essentielle qui est celle de la distance entre la maison en tant qu’extension du corps, objet d’une « prise en main », et le monde séparé d’avec le corps, objet d’une « prise en œil » 38 . C’est tout l’espace visuel qui est ainsi imaginairement domestiqué, c’est toute la nature visible, le public qui devient spectacle depuis l’espace domestique, le privé. La fenêtre devient le modèle de la peinture, ainsi consacrée depuis 1435 par Alberti 39 . Nous traiterons plus loin de l’homologie du cadre de la fenêtre et de celui du tableau 40 . Insistons pour l’instant sur l’identité scellée par le mot même : en 1584 quadre désigne non seulement leur bordure commune, mais la fenêtre et le tableau 41 .

La fenêtre est une structure et un bord, la bordure est visible alors que la structure s’efface. Les rôles sont ainsi répartis : il faut que le bord se voie pour que ce qui le soutient devienne invisible. Voilà une autre signification essentielle de cadre quand le mot se réfère à un objet : celle que l’anglais met en avant avec frame, qui vient de framen (construire), mot qui insiste sur la structure qui soutient, la construction, le squelette. Framen dérive du vieil anglais fremman signifiant avancer et exécuter (further, effect, perform) et contient une notion de force (fram : strong) et d’excellence (fromm : worthy) 42 . En résumé, l’anglais frame désigne une action ou une manipulation, tandis le français cadre désigne un effet visuel 43 . Mais, le sens d’ossature est marqué en français dans l’acception technique d’armature comme dans l’expression « cadre de fenêtre, de porte ou de bicyclette 44  » ; il est attesté dès 1690 à propos du chambranle d’une porte 45 . Cette signification va opérer dans la métaphore du cadre chaque fois que cadre signifiera « structure sous-jacente ».

Il y a donc deux sèmes principaux au signifiant cadre : la structure et la limite, le premier provenant du sens d’armature, le deuxième de celui de bordure. Les deux se rejoignent pour signifier une « limite structurante ». Cette signification composite est déjà une puissante métaphore. L’expression très courante « dans le cadre de…[cette étude] », par exemple, est formée à partir de la notion de « limite structurante ». Il faut donc analyser la propension métaphorique du mot cadre et éclairer le passage inévitable de l’objet-cadre à l’idée-cadre. On peut déplier dans la métaphore du cadre au moins trois ou quatre feuilles sémantiques : une idée de champ, une idée de permission, une idée de contrainte (mais permission et contrainte ne sont peut-être que les deux faces d’une même idée) et une idée de mise en scène.

Le cadre est une unité définie par ses bornes : c’est « ce qui borne, ce qui limite une réalité abstraite » 46 . C’est un contexte 47 , un milieu. Ce milieu désigne non le centre mais le fait de se trouver entouré, un entourage habituel comme dans l’expression cadre de vie : « milieu physique ou humain dans lequel se déroule habituellement l’existence et l’activité d’une personne ou d’un groupe 48  ». Cet investissement progressif d’affectivité marque le glissement d’une vue relativement neutre où le cadre est simplement « un domaine » à une manière valorisante de voir le cadre comme un champ de production : un « espace délimité en vue d’une production » 49 . Dans cette optique, le cadre semble contribuer à la production, la rendre possible ; apportant non seulement permission, mais encouragement.

À cette modalité « positive », à cette idée de possibilité, le cadre ajoute un point de vue plus « négatif » : l’idée de nécessité ou d’obligation. C’est le cadre comme contrainte 50 qui interdit certains sujets, certaines expressions, certains développements. Ce rôle du cadre est parental : celui de prévoir et d’imposer des limites. 51 Cependant, cette autorité est aussi une autorisation : elle permet le jeu. La polarité ainsi renversée, le cadre est un espace rassurant, pacifique, protecteur : une aire de jeu autorisée par des instances parentales, surveillée par leur regard. Le cadre parental est un dispositif de concentration : on y est à l’abri des distractions. On est présent à une chose, à un thème, un projet ; on n’a pas tout en tête, on ne voit pas tout. Le cadre donne du temps, il n’expose pas à tous les regards, il permet d’expérimenter, il a déjà ajouté de la valeur, la valeur d’attention. Pour résumer : le cadre est un espace de création, permissif et contraignant.

La structure qui permet de se concentrer au lieu de se distraire n’est pas forcément visible en surface. Le cadre est « ce qui structure une pensée » en profondeur 52 . De même, en littérature, le cadre est le plan 53 . Mais, il peut, au contraire, se montrer très visible : c’est le cas, par exemple, du cadre juridique qui structure la production de sens par des rituels stables et ostentatoires. Pour Antoine Garapon, le cadre juridique est « un non événement indispensable pour que l’événement du procès se produise 54  ». Le cadre comme la justice sait être théâtral, c’est-à-dire qu’il met en scène et distribue les rôles ; il est un décorum, un décor et une scène 55 . Ainsi Voltaire en 1778 utilise le terme de manière figurée pour indiquer un « entourage qui sert à faire valoir une personne ou à la montrer sous un certain jour » 56 . Avec cette modalité de mise en valeur, le cadre se trouve du côté du spectacle et participe de la captation du spectateur.

Le cadre, somme toute, est une idée et un objet. L’idée et l’objet sont indissolubles. On pourrait dire que l’idée de limite structurante a créé l’objet que l’on appelle cadre ; on pourrait dire que l’objet a développé cette idée ; on pourrait parler d’incarnation ou emprunter des termes comme objective correlative 57 ou image plasmique 58 . En tout cas, on ne pourra dissocier le cadre de son idée, sauf à vouloir faire une histoire technique et décorative du cadre, ce qui n’est pas notre but. Ce qui advient à l’objet-cadre dans l’art américain depuis 1945 arrive à l’idée de limite structurante, à l’idée-cadre ; c’est une aventure intellectuelle autant que formelle, et c’est cette aventure que nous appelons le questionnement du cadre au double sens de mise en question du cadre et de questionnement par le cadre.

De l’objet limitant au domaine délimité, du bord au milieu, le cadre opère une oscillation permanente : oscillation de son action et de notre attention. Le cadre, et c’est notre thèse, est toujours visible et invisible. Cela est vrai au sens classique où le cadre s’affiche pour attirer le spectateur, et s’oublie pour faire apparaître le tableau : il se rend visible et puis invisible. Mais cela est vrai aussi dans la mesure où le cadre est un objet et une idée, matériel et abstrait, une part de visible et une part d’invisible : il glisse de l’un à l’autre, se renverse, repasse de l’autre à l’un. Jean-Claude Lebensztejn parle ainsi de « la part d’invisible » du cadre, du « perpétuel passage du physique au métaphorique ou au symbolique 59 » qui fait la difficulté — et, bien sûr, l’entêtant intérêt — de la question. Il nous faudra donc accepter, sans l’exacerber, l’aspect métaphorique du cadre. Il est dans le sujet. Il est dans la question qui fait l’objet de cette recherche : de quelle manière la limite structurante est-elle un enjeu majeur dans l’art américain depuis 1945 ?

Notes
22.

Trésor de la langue française, Editions de CNRS, Paris, 1975.

23.

Ce deuxième sens du mot cadre (qui prévaut aujourd’hui dans le monde de l’entreprise) dérive du premier par le tableau qui sert de registre au personnel de commandement militaire.

24.

Trésor, 1975.

25.

Littré, Paris, 1971.

26.

Grand Larousse Universel, Vol 3, 1991.

27.

Trésor, 1975.

28.

Frame vient de framen signifiant « construire ». Webster Dictionary, 1913.

29.

Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, 1998.

30.

Henri Vanlier, « Anthropologie du cadre photographique », Les Cahiers de la Photographie, 19, 1986, p. 68. Les remarques de ce paragraphe dérivent de cet excellent article.

31.

Vanlier, « Anthropologie du cadre photographique », 1986, pp. 67-68.

32.

« Quatre angles peuvent le mettre littéralement en arrêt. » Vanlier, « Anthropologie du cadre photographique », 1986, p. 67.

33.

Robert historique, 1998.

34.

« Le tableau d’Alberti crée le cadre imaginaire où pourront prendre place et la maîtrise de l’espace par l’homme et quelques siècles plus tard sa maîtrise de la politique. » Bernard Lafargue, « Le double du cadre (de la maison de Raynaud aux maisons du Fayoum, mémoires d’une mise au carreau annoncée) », Cadres & Marges, Actes du quatrième colloque du CICADA, Publications de l’Université de Pau, 1995, p. 61.

35.

Bernard Lafargue, « Le double du cadre (de la maison de Raynaud aux maisons du Fayoum, mémoires d’une mise au carreau annoncée) », in Cadres & Marges, 1995, p. 60.

36.

Robert historique, 1998.

37.

Propos de Sean Scully, lors d’un entretien avec Michel Herzog en 1995. Sean Scully, Casino Luxembourg, 1996.

38.

Ces deux expressions sont empruntées à Vanlier, « Anthropologie du cadre photographique », 1986, p. 70. Vanlier associe la prise en main avec frame, la prise en œil avec cadre. La première suppose la proximité, la deuxième autorise la distance.

39.

Alberti, De la Peinture, Paris, Macula, (1435) 1992, p. 115.

40.

Cf. chapitre 3.

41.

Robert Historique, 1998.

42.

Webster Dictionary, 1913.

43.

Cf. Vanlier « Anthropologie du cadre photographique », 1986, p. 70.

44.

« Assemblage de pièces rigides constituant l’armature de certains objets servant de bordure ou de support » Trésor, 1975.

45.

Robert Historique, 1998.

46.

Robert alphabétique et analogique, Paris, 1981.

47.

Grand Larousse Universel, 1991.

48.

Trésor, 1975.

49.

Trésor, 1975.

50.

« Ce qui limite le mouvement, impose une contrainte », Robert alphabétique et analogique.

51.

Petit Robert, 1997.

52.

Robert historique, 1998.

53.

C’est le sens que lui donne Chateaubriand. Robert historique, 1998.

54.

« Genèse et Corruption du rituel judiciaire », Les Cahiers de Médiologie, 1, Gallimard, Paris, 1996, 209-219. Dans cet article, Garapon réfléchit aux interférences du cadre télévisuel sur le cadre juridique dans le procès de O. J. Simpson.

55.

Robert alphabétique et analogique et Petit Robert.

56.

Robert Historique, 1998.

57.

Cette expression du poète T.S. Eliot désigne une forme ou une situation qui constitue la formule d’un sentiment.

58.

Dans un texte de 1945, Barnett Newman définit par plasmic image l’expression plastique vitale d’une pensée philosophique. « The Plasmic Image », Selected Writings and Interviews, Knopf, New York, 1990, pp. 138-155.

59.

« A partir du cadre (vignettes) »in Annexes, 1999, p 181.