La photographie qui a servi de modèle critique à la peinture peut nous aider à construire une pensée du cadre. Mais, la question pertinente en photographie n’est pas celle — additive — du cadre, de l’objet qui viendra entourer l’image produite, mais celle du cadrage, l’opération créatrice par soustraction. Le cadrage est le moment de composition où l’œil du photographe prévoit les limites matérielles de l’image et s’en sert comme principe structurant. Dans la photographie, le cadrage est fondateur : il construit l’image à venir 60 .
Quarante ans après son invention, la photographie a infléchi la façon qu’a le peintre de poser la question du cadrage. L’œuvre d’Edgar Degas pratique avec virtuosité des cadrages restés insolites avant les années 1870, comme son Portrait d’amis sur scène de 1879 où un tiers de l’image est barré à droite par un panneau de porte. Le peintre français, qui aura sur l’Américain Edward Hopper une influence importante 61 , découpe des vues comme au hasard, tronquant les plans afin de rendre la saveur du regard et de restituer avec ses délimitations photographiques « la sensation d’un monde illimité » 62 . Mais le peintre s’est toujours posé la question du point de vue et de sa limitation. Devant la toile, il s’est toujours demandé comment intégrer l’arrêt de l’image, comment faire signifier cet arrêt, comment articuler ce bord de la représentation (le bord du tableau) avec le bord d’une présentation picturale (le cadre comme reprise de ce bord). Pour cela, il a appris les techniques, les jeux d’échelle, les « figures du bord 63 » d’un métier qui oblige à penser le tableau comme un monde à lui-même à aligner ou à emboîter dans le monde des autres.
Limite structurante et bordure physique ont partie liée, ainsi que l’action première de cadrer avec l’acte final d’encadrement 64 . La première est essentielle, la deuxième supplémentaire, même si (et c’est l’objet de notre recherche) cette supplémentarité peut être considérée comme constitutive 65 . Il faut néanmoins être clair sur l’usage des termes. Cadre est parfois utilisé en photographie au sens de cadrage 66 . Cela est encore plus vrai en cinéma, où le cadreur, ayant chassé l’anglicisme cameraman, est celui qui tient la caméra et contrôle les paramètres de ce que celle-ci enregistre. En anglais également, une confusion est possible car frame est à la fois le cadre d’un tableau et un plan de cinéma.
Parler du cadre au cinéma, c’est traiter de la composition du plan 67 . Un plan de cinéma fonctionne dans un déroulement, d’où la prégnance du hors-champ ; actif et mobile, celui-ci peut apparaître dans le champ et se réaliser. En peinture ou en photographie, cependant, le hors-champ n’est que le hors-cadre : il demeure à jamais virtuel, quoique parfois virtuose 68 . Bien sûr, comme la photographie, le cinéma a donné à la peinture de nouveaux modèles de cadrage. Certains peintres jouent avec le hors-champ ; avec ses angles de prise de vue, ses effets de contre-plongée, Edward Hopper, notamment, crée sur le modèle du cinéma une immanence picturale comme l’effet de suspension d’une image en mouvement 69 .
Maintenant, au sens pictural de objet-cadre, la distinction entre peinture et cinéma s’opère facilement car, comme l’a enseigné André Bazin, les limites de l’écran ne sont pas « le cadre de l’image » mais un cache. Les bords de cet écran sont oblitérés par l’image qui le déborde, l’image cinématographique étant centrifuge, alors que celle de la peinture est centripète 70 . Le cadre du tableau affiche l’hétérogénéité du monde extérieur et du monde intérieur du tableau, à la différence de l’écran du cinéma qui semble se poursuivre imaginairement dans un espace virtuel de projection 71 .
Mais, en termes de bordure, le cas de l’art vidéo, proche du cinéma, est plus complexe. Cet art né au début des années 1960 réunit un cadrage de cinéma avec un cadre de télévision domestique. Celui-ci est fixe et oublié derrière le flot d’images en mouvement qu’il circonscrit : c’est un cadre irradié 72 . Dans sa forme première, l’art vidéo est une bande qui ne dépend pas de sa boîte de lecture, qui se visionne sur un écran mais qui ne lie commerce ni avec cet écran ni avec ce qui borde l’écran. Cependant, cet art n’est pas toujours conçu pour être présenté sous cette forme pure. Dans ses accumulations et assemblages, Nam Juin Paik, un des inventeurs du genre, a tiré un parti pris plastique de la tension entre l’image mouvante et son bord fixe, entre le flux et le socle. La vidéo peut être inséré dans un objet comme une sculpture ou se rencontrer dans une installation. L’art vidéo a donc parfois un usage plastique du cadre 73 .
La photographie, en tant qu’image fixe, est plus près de la peinture ; elle n’a toutefois pas le même rapport privilégié que celle-ci avec l’objet-cadre. Les raisons sont multiples. Premièrement, la photographie est un enregistrement autant qu’une composition : elle a un rapport de doublure avec la réalité. Deuxièmement, même si ses bords sont construits esthétiquement, ils sont aussi, et de toute manière, coupés mécaniquement. Enfin, mais c’est peut-être la même chose : elle est un objet technique et pas aussi clairement que la peinture un objet esthétique. Certes, on encadre des photographies, et certains photographes signent la manière dont ils sont encadrés. Mais, la photographie ne fait pas de pacte avec le cadre comme le fait la peinture et son absence ne fait pas non plus problème de la même manière. Voilà ce que semble dévoiler, par son caractère d’exception, la présentation en 2005 de photographies contemporaines hollandaises dans des cadres italiens et espagnols du XVIIe et du XVIIIe siècle — exposition dont l’étrangeté va au-delà du simple anachronisme 74 .
L’ambiguïté du mot cadre nous oblige à préciser encore les limites génériques de notre sujet. Comme l’annonce notre titre, nous traiterons de peinture, tout en traitant d'une période (les années 1960 et 1970) où la frontière entre peinture et sculpture est brouillée et d’une autre (les années 1980 et 1990) où ces deux genres classiques sont partiellement subsumés par un nouveau genre : l’installation. Pour être clair, il nous faut commenter ici ces deux zones connexes. Nous allons, en outre, intégrer nos commentaires sur la sculpture dans les chapitres 3 et 4 et avons décidé de prolonger les quelques remarques qui suivent sur l’installation par une étude dans le dernier chapitre dont nous espérons prouver la pertinence.
Selon L’atelier du peintre, dictionnaire des termes techniques, le cadre « au sens strict n’existe que pour une œuvre d’art mobile, rigide (à l’exception des livres et des rouleaux […]) et autonome par rapport à l’architecture où elle prend place » et est « destiné à assurer la présentation et la protection des œuvres d’art à deux dimensions ou en bas relief 76 ». Il n’est pas sûr, cependant, que la frontière entre deux et trois dimensions, entre peinture et sculpture, soit toujours claire. L’absence du cadre, comme on le verra, est souvent conjugée à un rejet de toute illusion d’une troisième dimension, mais sans cette illusion, la surface peinte est présentée sans cadre sur un support qui est parfois souligné lui dans ces trois dimensions réelles. Le questionnement du cadre en accompagne un autre, générique : à partir des années soixante, nombreuses sont les œuvres devant lesquelles on se demande s’il s’agit de peinture ou de sculpture. C’est le cas du travail d’Ellsworth Kelly, et parfois de Frank Stella 77 . Ces questions ne demandent pas de réponse ; elles demandent d’être posées ; c’est elles qui posent l’œuvre en question.
Au début des années 1950, Robert Rauschenberg intègre au tableau des objets ; ses combine paintings sont encore des peintures, mais elles ont attiré ou aimanté dans leurs compositions les choses du réel 78 . Dix ans plus tard, Donald Judd dissout la frontière entre sculpture et peinture en créant ce qu’il appelle des objets spécifiques, specific objects. Eva Hesse à son tour jouera des éléments constitutifs de la peinture accrochée (cadre, corde) en leur donnant un relief inhabituel, comme dans Hang-Up de 1966. Dans les années soixante-dix, John McCracken fait de la peinture sur des blocs solides qui sont disposés au sol ; leur force provient de l’ambiguïté dimensionnelle. Au même moment, Richard Tuttle également travaille entre les genres : ses toiles se passent de cadre et existent quelque part entre peinture et sculpture 79 . Dès le début des années 1970, les artistes inventent l’art de l’installation : peut-on dire de façon définitive qu’une installation vient plus de la sculpture que de la peinture ? Quand il n’y a plus ni cadre ni socle, les genres se dissolvent plus facilement.
Un tableau sans cadre tisse des relations de plus grande dépendance avec son environnement : une salle qui contient plusieurs toiles de Rothko est déjà une installation, même si elle n’est pas classée, même anachroniquement, dans le genre installation. Comme cela a été démontré par l’exposition Mark Rothko organisée par la Fondation Beyeler à Bâle en l’an 2000, une des spécificités de l’œuvre de Rothko se joue dans le passage de l’unité de la toile à celle de la salle 80 . De même, ne s’agit-il pas autant d’installation que de peinture quand un tableau s’installe dans son cadre avec éclat et cérémonie ? Songeons aux grandes pièces de Frederick Edwin Church comme Heart of the Andes (1859) qui a été présentée théâtralement au public américain et anglais. 81 El Jaleo de John Singer Sargent installé par Isabela Stewart Gardner dans son musée de Boston se révèle être un cas tout à fait intéressant 82 : incliné en avant et dédoublé par une glace, la toile de Sargent est éclairée depuis le sol et l’éclairage est réfracté par le bord inférieur du cadre, agrandi et aplati à dessein. Le tableau est ainsi mis en scène sous une arche du palais Gardner où avait coutume de jouer un orchestre. Plus près de nous chronologiquement, malgré leur anachronisme volontaire, les petites pièces de Mark Innerst brouillent aussi les frontières entre peinture et installation. 83 D’ailleurs, c’est toute la question : en brouillant les genres, l’artiste brouille un des cadres de production et de réception esthétique 84 . Le parti-pris que nous défendrons dans notre dernier chapitre serait de considérer que l’installation est une re-inscription du cadre, c’est-à-dire de la structure délimitante.
Selon Henri Vanlier, « la puissance d’indexation et de structuration des quatre angles droits et des quatre droites [… ] est telle que le moindre déplacement [… ] y déplace tout : convections spatio-temporelles, effets de champ, et par conséquent aussi lumières, événements, personnages en perpétuelles et abruptes métamorphoses ». « Anthropologie du cadre photographique », 1986,p. 72.
Cf. Gail Levin, Edward Hopper, The Art and the Artist, Norton, New York, 1980, p. 58.
Voir Isabelle Cahn, Cadres de peintres, 1989, p. 46.
Les célèbres angelots de la Madone Sixtine sont des figures de bord. Cf. L. Marin De la Représentation 1994, p. 350 et Daniel Arasse « L’Opération du bord, observations sur trois peintures classiques », Cadres & Marges, 1995, p. 20.
L’anglais est ici plus parlant : 1) to frame = to form, to structure et 2) to frame = to ornament the edge.
Voir infra, « Sémiotique du cadre 20 ».
Cadre est le terme employé par Vanlier, par exemple, pour décrire le cadrage. « Anthropologie du cadre photographique », 1986, p. 72.
Le maître Alfred Hitchcock donne ce conseil : « you are, first of all, in a two–dimensional medium. Mustn’t forget that you have a rectangle to fill. Fill it. Compose it. » Hitchcock et l’Art, Centre Pompidou, 2001. C’est nous qui souligons.
L’exemple le plus célèbre est Les Ménines de Vélasquez.
Cf. l’étude de Sophie Alacoque, Edward Hopper et le cinéma américain, Mémoire de Maîtrise en histoire de l’art, Université Lumière Lyon 2, sept. 2001.
« Le cadre polarise l’espace vers le dedans, tout ce que l’écran nous montre est au contraire censé se prolonger indéfiniment dans l’univers..» André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, cerf, Paris, 1994, p. 188. Cette description de la peinture est fondée sur une peinture avant le all-over de Pollock.
« Le cadre a pour mission, sinon de créer, du moins de souligner l’hétérogénéité du microcosme pictural et du macrocosme naturel dans lequel le tableau vient s’insérer ». Ibid., p. 188.
Il est « dissous par l’irradiation débordante, par l’incrustation, par la superposition » selon Vanlier, « Anthropologie du cadre photographique », 1986,p. 76.
L’art numérique a avec son cadre le même rapport ambigu que la vidéo : son cadre est irradié, son image centrifuge, son moniteur interchangeable, mais il pourrait aussi tisser des contraintes structurelles et des rapports créatifs avec sa « boîte ».
Cadres revisités, Chefs d’œuvre de la photographie néerlandaise présentés dans les anciens cadres de la Collection Frits Lugt, Exposition-dossier VII, Institut Néerlandais / Fondation Custodia, Paris, 2005.
Le photographe Arno Nollen est né en 1964 et travaille à Amsterdam. Le cadre fait partie de la collection Frits Lugt, La Haye et Paris.
L’atelier du peintre, dictionnaire des termes techniques, Larousse, 1998.
Voir Chapitres 3 et 4.
La métaphore d’un cadre-aimant est réalisée par Picabia dans La Danse de St. Guy (1919). Cette pièce (refaite en 1949 sous le titre Tabac-Rat) consiste en un cadre vide avec des objets suspendus à l’intérieur par des ficelles.
Par exemple, White Cotton Octogonal, 1971, National Gallery of Art Washington
Catalogue Mark Rothko, a consummate experience between picture and onlooker, Hatje Cantz, Foundation Beyeler, 2001.
Autre exemple, La chute du Niagara, dans son encadrement du Corcoran Gallery of Art, à Washington. La mise en scène de Heart of the Andes est évoquée infra, Sémiotique du cadre, 18. Cf. également Annexe « De quelques précurseurs américains ».
La scénographie est approuvée par l’artiste. Pour une description plus complète de cette installation, voir Annexe.
Voir Chapitre 6.
Entendons cadre ici au sens métaphorique (cadre de création) défini supra p. 6