3 : Figurer le bord

Le cadre cache le bord, c’est-à-dire la limite matérielle du tableau. En le cachant, le cadre se tient à la place du bord, il le représente. Le cadre n’est pas seul à dire la limite : il se joint aux représentations (rideaux, anges et autres figures) qui depuis le tableau disent sa clôture 92 . Cette mise en signe du bord constitue une forme de maîtrise. Il apparaît donc logique que le cadre réitère sa propre structure comme une mise en abyme, semblant souvent se constituer de plusieurs cadres en un 93 . Cette fonction de voilement du bord, que l’on se plairait peut-être à imaginer discrète à l’origine, est devenue au cours de son histoire source de prolifération formelle et une manière heureuse d’afficher le fait de cacher. Ce que cache le cadre est sublimé ; le bord caché est idéalisé et livré à la fiction.

Mais que cache le bord ? Pour Bertrand Rougé, le bord est « lieu de violence et de mort » que le cadre a pour rôle de masquer 94 . Cette affirmation reçoit deux preuves, l’une mythologique (le cadrage de la ville de Rome qui est lié à un fratricide fondateur) et l’autre iconographique (le plafond peint en 1474 par Mantegna dans la Chambre des Epoux à Mantoue où des angelots posés au bord de la représentation sont pris dans des cages qui les décapitent). Rougé conclut que le « tableau s’enlève sur un fond de mort 95 ». Il lie le cadre à l’origine qu’il ne faut pas trop voir, mais qui fonde la vision : « Le cadre doré masque la plaie nue du bord, ses feux et sa lumière contrent l’obscurité qui fonde. 96  ». Immonde ou inconvenant, le bord est comme l’origine et la mort obscène. Rougé avance l’hypothèse que le cadre efface cette obscénité du bord qu’en le représentant 97 .

Cette thèse est séduisante, mais difficile à prouver. On pourrait avancer plus aisément que le bord provoque de l’angoisse 98 . Accepter l’arrêt du tableau ne va pas de soi, c’est pourquoi il est codifié par des pratiques picturales et culturelles. Pour Roland Tissot, le bord du tableau renvoie à l’angoisse de séparation de tout sujet humain, à la difficulté primitive de se sevrer de la mère, et à la difficulté ultérieure de se séparer des êtres et des choses. En représentant le bord, le cadre transforme cette angoisse en jeu contrôlé et même en jubilation. Tissot parle ainsi de l’effet euphorisant du cadre :il « redouble cette brisure de la limite 99  » et par la répétition transforme la brisure en bruissement, la rupture en rythmes syncopés.

En poursuivant cette idée de Tissot, on en vient à considérer le cadre comme un instrument de division d’ordre musicale, une partition qui apporte au regard son tempo. Si cela est vrai, le cadre est du côté du temps alors qu’à côté de lui le tableau se veut du côté de l’espace. Careri confirme cette musicalité : « Le battement isochrone du rythme du cadre sert de base (rythmique) de référence aux rythmes du tableau, un peu comme une base continue. 100  » Les cadres fabriqués pour les tableaux de Whistler en offrent une belle illustration. Cette fonction pourrait de la sorte s’écrire : transfigurer le bord. Mais nous ne sommes plus déjà dans ce que nous avons appelé les actions de retenue.

Notes
92.

L. Marin parle ainsi des « figures de bord », De la Représentation 1994, p. 350. Daniel Arasse utilise également cette expression : « L’Opération du bord,» in Cadres & Marges, 1995, p. 15.

93.

Cf. Heydenryk, par exemple : « These late fifteenth- and early sixteenth-century Italian frames were designed with care and restraint. In general, they resemble three frames in one. », Art and History of Frames, 1963, p. 46.

94.

« En-visager l’absence, ou la circonstance du vis-à-vis. Autour d’un cadre dans un tableau de Vermeer ». Cadres & Marges, 1995. p. 35. Dans cet article, Rougé avance que le cadre se reporte au visage, notant que les bords des tableaux sont souvent ornés de visages et que quand un cadre représenté dans un tableau est coupé, c’est presque toujours par un visage. Le cadre est donc un moyen d’envisager le tableau : il accompagne notre face-à-face avec ce dernier. Cadres & Marges, Actes du quatrième colloque du CICADA (le Centre Inter-Critique des Arts du Domaine Anglophone), Publications de l’Université de Pau, 1995. Le quatrième colloque sous le titre « Rhétoriques des Arts » de ce groupe de recherche interdisciplinaire, qui a eu lieu à Pau en décembre 1993 est consacré aux « Cadres & Marges ». S’y trouvent réunis par Bertrand Rougé les textes de Daniel Arasse, Bertrand Rougé, Dominique Château et Bernard Lafargue auxquels nous nous référons ici.

95.

Ibid., p. 35.

96.

Ibid., p. 35.

97.

C’est dans une note que Rougé livre « L’hypothèse que l’obscénité du bord réel disparaît quand le bord est représenté : le cadre réel, quant à lui, ne serait qu’une autre forme de représentation du bord. » Ibid., p. 42.

98.

Ce sentiment participe peut-être de la difficulté qu’éprouvait Georges Seurat à arrêter le bord du tableau. En témoigne Gustave Kahn, selon qui Seurat « détachait une partie du grand tout, il le coupait arbitrairement. Il en souffrait ». C’est nous qui soulignons. G. Kahn, « Au temps du pointillisme », Le Mercure de France, n° 619, Ier avril 1924. Cité par I. Cahn, Cadres de peintres, 1989. Voir infra, 7a.

99.

Voir R. Tissot, Éléments de Sémiologie du non-verbal, CNED, Vanves, 1987, p. 22 : « Le cadre que les encadreurs font payer très cher […] est un objet culturel, qui, par ses dorures et son épaisseur redouble cette brisure de la limite tout en l’euphorisant. ».

100.

« L’écart du cadre », Cahiers du Musée National d’Art Moderne 17/18, 1986, p. 163. C’est également en termes musicales que Matisse décrit le cadre. « Peinture ou dessin, inclus dans un espace donné, doivent donc être en accord étroit avec le cadre, comme un concert de musique de chambre sera interprété différemment selon les dimensions de la pièce où il doit être entendu. », Ecrits et propos sur l’art, 1972, p. 196.