Le cadre est un déictique 103 . Il dit : regardez ici, vois ceci. Il dit même regardez comme ceci si l’on considère avec Marin qu’il est un modalisateur 104 . Pour Rougé, le cadre « instaure un je et un tu de la communication esthétique 105 » : envisager le tableau, c’est se mettre en face-à-face, en position de dire ‘ceci me regarde’ et de ‘faire tableau’ en face de ce qui ‘me regarde’. Gérard Wajcman traduit cela en disant que le cadre inscrit l’Autre dans le tableau. « Le cadre […] incarne l’adresse. Le cadre ne pose pas seulement le problème d’un regardeur […] optique, mais plus largement d’un regardeur-adresse, à qui le tableau serait, confusément ou spécifiquement, adressé, l’Autre du tableau 106 ». Careri réduit le cadre à un indice qui comme tel ne doit attirer l’attention ne fût-ce qu’un instant sur lui-même 107 , mais il est clair que les choses seraient beaucoup plus simples s’il n’était que cela. Indiciel, mais pas seulement, il pose matériellement les conditions d’énonciation.
Il serait possible de déplacer légèrement ce qui précède et d’envisager le cadre comme une forme de citation, l’équivalent visuel de selon 108 . Ouvrant et fermant les guillemets, il signifierait selon Manet, selon Monet, selon Matisse. Voici, dit-il empruntant un accent aristocratique « le monde selon Renoir » 109 . En le considérant ainsi, on ne fait que dire, en fait, qu’il signifie et manifeste la précédence du regard esthétique : son organisation préalable par l’artiste, mais aussi son repérage culturel, son ancienneté anthropologique 110 . Il rappelle l’inscription dans la culture occidentale du culte de la production et de la réception picturale. Autrement dit, le tableau encadré tient la place des objets déjà regardés. Il enchaîne le tableau au discours culturel. Il est le site d’un éventuel paradoxe : le tableau y tient une place déjà tenue, mais peut faire sentir qu’il veut s’en arracher, et en arracher son lecteur ; car l’art veut toujours se distancer par rapport à la simple culture, son enveloppe.
« Dans son opération pure, le cadre montre ; c’est un déictique, un démonstratif iconique ». Marin, De la Représentation 1994, p. 348.
De la Représentation 1994, p. 347.
« En-visager l’absence » in Cadres & Marges, 1995, p. 27.
G. Wajcman, Fenêtre, Verdier, Paris, 2004, p. 309.
« Le cadre est l’indice du tableau, son obliquité par rapport à la surface peinte et certains traits de son ornamentation sont soumis à la logique de ‘l’impulsion avaugle’. Qui regarde attentivement le tableau ne peut regarder le tableau. ». « L’écart du cadre », Cahiers du Musée National d’Art Moderne 17/18, 1986, p. 162.
Ceci pourrait nous aider à comprendre pourquoi le cadre réapparaît au moment du postmodernisme car le postmodernisme se délecte de la citation. Voir Chapitre 7.
Aristocratique car Renoir préférait les cadres de style Régence du début 18 siècle (I. Cahn, Cadres de peintres, 1989, pp. 18-22).
Nous pensons ici à la définition historique de l’art que propose le philosophe américain, Jerrold Levinson selon laquelle « quelque chose est de l’art si et seulement s’il est ou a été destiné à être perçu globalement comme l’art antérieur est ou a été correctement perçu ». Jean-Pierre Cometti (dir.), Les Définitions de l’art, La Lettre volée, Bruxelles, 2004, p. 141.