7b : Esthétiser l’articulation

Entre un dedans dont la matérialité est niée au profit d’une idéalisation et un dehors qui continue à être perçu dans sa matérialité, le cadre articule donc un passage. Cependant, le cadre ne fait pas qu’articuler le passage : il peut l’amplifier et le compliquer à dessein, le prolonger avec délectation. De cette façon, le passage lui-même se mêle à l’expérience esthétique de manière matérielle comme il le fait, déjà, sur le plan des idées. Cette esthétisation du passage peut être considérée comme une fonction séparée dont la délectation est également déterminée par la sublimation de l’opération que nous avons appelé ‘figurer le bord’ (fonction 3).

Néanmoins, l’esthétisation a des limites : si elle est l’œuvre de l’artiste lui-même, elle peut en incorporant le cadre à l’œuvre faire brouiller, et finalement déplacer, la frontière entre extérieur et intérieur. Ce ne sera plus le cadre qui marquera cette frontière, et il ne sera du coup plus tout à fait un cadre. Ce phénomène pourrait s’appeler le syndrome ou plutôt le symptôme de Seurat 120 . En effet, en peignant le passe-partout et le bord intérieur du cadre avec des touches de couleur complémentaires à celles du tableau, pour créer un repoussoir 121 , Georges Seurat s’est évertué à intégrer la transition entre l’œuvre et son dehors de sorte qu’un nouveau dehors s’affirmait et qu’une nouvelle transition s’imposait 122 . Dans les années 1910, Marsden Hartley a orné ses cadres de motifs en harmonie avec ses toiles et s’est heurté aux mêmes questions 123 . De fait, les œuvres de Seurat et celles de Hartley sont exposées avec un cadre supplémentaire a ceux peints par l’artiste. Une distinction exterieur / interieur est ainsi reimposée.

Notes
120.

Symptôme semble autorisé par ce qu’il y a expression involontaire d’une souffrance.

121.

Repoussoir ici est le terme que donne Matisse dans une lettre à Charles Camoin en 1914 : « Je suis, vendredi, sorti de chez Bernheim avec un Seurat nouveau. […] il a en haut et en bas une bande bleu foncé pointillé de violet, qui sert d’encadrement ou plutôt de repoussoir. C’est le mot exact je crois. Et c’est le secret des cadres peints de Seurat. Ce que les anciens mettaient dans leurs premiers plans. » Ecrits et propos sur l’art, 1972, p. 194. C’est nous qui soulignons.

122.

Les tentatives de Seurat pour harmoniser la transition entre tableau et mur ont été variées et aucune ne semblait lui convenir tout à fait. « Le cadre blanc à grosses rayures qu’il avait d’abord adopté lui répugna vite. C’était une barrière autour du tableau, un interrupteur. Cela n’isolait pas, mais rompait, déchirait d’un coup sec l’accord des harmoniques qui continuaient dans les fonds et dans les coins le thème harmonique du motif principal. Il essaya de parer à l’inconvénient en ornant la toile d’une bordure répétant en taches ordonnées les sonorités du tableau, puis il peignait son cadre et, cela fait, il le jugeait insuffisant. Mais que faire ? En somme il détachait une partie du grand tout, il le coupait arbitrairement. Il en souffrait […] Mais quoi ! Un tableau est un tableau ! » G. Kahn, « Au temps du pointillisme, Le Mercure de France, n° 619, Ier avril 1924. Cité par I. Cahn, Cadres de peintres, 1989. C’est nous qui soulignons.

123.

Voir Annexe.