8 : Détacher

Pour Panofsky, la distance est la grande affaire de la Renaissance, une distance « qui réifie l’objet et personnifie le sujet 124  ». Instaurer une distance qui protège, voilà ce qui érige le cadre en « appareil de séparation 125  ». Les dispositifs en saillie de Mondrian, où le tableau est disposé « en avant du cadre plutôt que dedans », gardent au moins du cadre cette fonction isolante 126 . Le cadre isole le tableau des simples choses et le rend signifiant tout comme la rampe de théâtre, autre coupure sémiotique, isole la scène de la salle 127 . Le cadre détache l’œuvre de ce qui l’environne, de tout ce qui n’est pas elle (de ce que Baudelaire nomme « l’immense nature 128  »). La mise en abyme du cadre accentue ce détachement.

Le cadre nous donne à voir le tableau à l’exclusion de toute autre chose et cette logique d’exclusion à laquelle il participe lie le cadre à ce qui le précède historiquement et ce qui se substituera à lui, à savoir d’une part le champ et d’autre part, le musée. Les travaux de Meyer Schapiro et de Jean-Claude Lebensztejn sont ici essentiels. Schapiro affirme que la notion de champ est une invention capitale pour la construction de l’espace pictural 129 . Un champ définit les limites structurelles à l’intérieur desquelles va se construire l’image 130 . C’est une opération et une décision d’exclusion et d’inclusion d’où découle tout un ensemble de conséquences formelles. Les bords extérieurs du champ fonctionneront comme horizon, que les formes et les lignes intérieures prendront comme repère : « Les horizontales de cette frontière servent d’abord de lignes de sol qui supportent les figures et les rattachent les unes aux autres ; en outre elles divisent la surface en bandes parallèles établissant plus fermement les axes du champ comme des coordonnées de stabilité et de mouvement dans l’image 131 . »

Pour Schapiro, c’est le champ qui permet sur une surface plane la création d’un espace tridimensionnel : « L’invention d’une surface lisse et fermée rendit possible l'ultérieure transparence du plan pictural, sans laquelle la représentation de l’espace tridimensionnelle n’aurait pu s’accomplir 132 . » C’est dire l’importance de cette étape, marquant une rupture dans l’histoire de l’art : « Il nous paraît aujourd’hui aller de soi que la forme rectangulaire de la feuille de papier et sa surface lisse, clairement définie, sur laquelle on écrit et dessine, sont un médium indispensable. Mais un tel champ ne correspond à rien dans la nature, ou dans l’imagerie mentale, où les fantômes de la mémoire visuelle apparaissent dans un vague sans limites 133 . »

Le champ précède le cadre à la fois dans l’histoire de l’art, mais aussi dans l’histoire de chaque image 134 . Le champ précadre le dessin pour son créateur tandis que le cadre installe les limites de l’image après sa création pour son récepteur : il les lui impose statutairement. Pour Jean-Claude Lebensztejn, cette exclusion opérée par le champ et le cadre est reprise par le Musée. 135 Le Musée a pour vocation de conserver, certes, mais une de ses fonctions essentielles est de détacher les œuvres les unes des autres, de détacher par exemple les chefs d’œuvres des œuvres « d’intérêt historique » 136 . Le musée va accompagner cette fonction exclusive du cadre : à la fin du XVe siècle, le cadre est rejeté hors de l’œuvre pendant qu’à la même époque « le cadre est redoublé dans sa fonction par la Galerie, puis par le Musée 137  ». Le musée va ensuite accélérer l’exclusion : « La fonction exclusive du musée s’est dédoublée vers le début du XXe siècle. Avant les œuvres d’art s’entassaient sur les murs et le sol du Musée. […] Après 1907-1914, les murs du Musée se vident et se découvrent : chaque œuvre doit apparaître comme isolée sur le fond vaste, neutre et silencieux du mur 138 . » Dans ce processus historique, le cadre disparaît, reposant la question du champ : l’œuvre prend pour champ ou pour fond le musée lui-même. Lebensztejn cite ici les œuvres de Lucio Fontana, dont « la toile trouée et fissurée est donnée tout entière comme figure ayant pour fond le mur du musée où elle est accrochée 139  » ; on pourrait ajouter à cet exemple ceux de Pollock, Newman et Rothko. Le Musée représente après l’invention du champ une deuxième rupture : « le concept d’art a subi une transformation profonde quand s’est ouvert un espace destiné à le définir 140  ». Il nous faudra absolument donc, après Lebensztejn et Schapiro, penser le cadre avec le champ et le musée.

Notes
124.

« La distance, c’est très exactement ce que Panofsky voir s’accomplir de neuf à la Renaissance, qui introduit entre le sujet et l’objet (comme le fait en pratique la perspective) une distance qui réifie l’objet et personnifie le sujet. » Gérard Wajcman, Fenêtre, 2004, p. 318.

125.

En se référant à Panofsky (Idea, Gallimard, 1989), Wajcman poursuit « Cette idée de distance s’incarne et s’accomplit dans le cadre-objet comme appareil de séparation » Wajcman, Ibid., p. 318.

126.

Careri « L’écart du cadre » in Cahiers du MNAM, 1986, p. 160. Careri rajoute : « Les exigences, devenues très faibles, de la démarcation sont confiées à l’éclairage qui devient l’élément alors fondamental de l’encadrement ». p. 161.

127.

Daniel Bougnoux appelle coupure sémiotique « cette division spectaculaire, matérialisé au théâtre par la rampe ». « Bis ou l’action spectrale », Cahiers de Médiologie 1, Gallimard, 1996, p. 16. Bougnoux affirme qu’ « il n’y a pas de spectacle, ou celui-ci se trouve amoindri, s’il est loisible à chacun de pénétrer sur la scène, si on ne sait pas à quelle heure la séance commence ou finit, si les positions entre les acteurs et les spectateurs ne sont pas fermement assignées… » (Ibid., p. 16).

128.

Charles Baudelaire : « Comme un beau cadre ajoute à la peinture / Bien qu’elle soit d’un pinceau très-vanté / Je ne sais quoi d’étrange et d’enchanté / En l’isolant de l’immense nature… » (« Un Fantôme III, Le Cadre », Spléen et Ideal XXXVIII, Les Fleurs du mal. Œuvres complètes, Bruges, Editions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 37)

129.

« Sur quelques problemes sémiotiques de l’art visuel : champ et véhicule dans les signes iconiques ». Style artiste et société, Gallimard, Paris, 1982, p. 7.

130.

Le champ est pour l’artiste la limite structurante préalable. Le cadre est cette limite préalable pour le spectateur. L’artiste aura toujours un champ, mais le spectateur n’aura pas toujours un cadre. Notre problématique se joue là.

131.

Style artiste et société, 1982, p. 9.

132.

Ibid., p. 8.

133.

Ibid., p. 7.

134.

Cette précédence peut être contestée. Elle l’est pour les tableaux réalisés avant le XVe siècle. Voir Wajcman, : « Il est de fait que les peintures aujourd’hui se séparent techniquement des œuvres anciennes en ce qu’on y ajoute un cadre au tableau terminé, quand les artistes d’autrefois peignaient le plus souvent sur un panneau préalablement établi avec son cadre». Fenêtre, 2004, p. 300.

135.

« Le cadre et le Musée ont justement cette fonction : délimiter l’œuvre d’art en la séparant fortement de l’ensemble de traces dont se constitue le reste », « L’espace de l’art », Critique , avril 1970, 275, p. 337. Cet article traite du musée par un compte-rendu critique de publications de Bourdieu et Darbel (L’amour de l’art, Minuit, Paris, 1966), Germain Bazin (Le temps des musées, Desoer, Paris, 1967) et de Dubuffet (Prospectus et tous écrits suivants, réunis et présentés par Hubert Damisch, Gallimard, Paris, 1967).

136.

Terme cité par Lebensztejn. « L’espace de l’art », Critique , 1970, p. 338. Lebensztejn décrit le musée comme une machine à exclure, et considère le musée américain d’une redoutable efficacité en la matière. Pour que cela fonctionne, cela doit se cacher derrière le pendant dialectique : l’inclusion ou l’intégration de nouveaux chef d’œuvres. Le musée « donne à l’art son statut propre en le séparant du reste et par la fonction intégrante il occulte cette coupure qui lui donne le statut d’art »,« L’espace de l’art », p. 341.

137.

« L’espace de l’art », Critique , 1970, p. 337.

138.

Ibid., p. 338.

139.

Ibid., p. 336.

140.

Ibid., p. 338.