9 : Clôturer

Détacher et clôturer font partie d’un même mouvement : chaque ligne de séparation qui détache l’œuvre du mur renforce l’impression d’enfermement du tableau. Le cadre dit la limite de l’œuvre et définit le champ de sa perception : le cadre ferme le tableau afin que celui-ci soit complet, un monde autonome, un régime à part, une unité formelle. Visuellement, le cadre isole le tableau, l’offrant comme une cible, et cela parfois de manière soulignée, de façon à permettre au regard de se concentrersur lui. Ainsi Marin : « La représentation picturale n’est pas ce qui est vue de préférence à autre chose : elle est ce qui ne peut pas ne pas être vu parce qu’il n’y a qu’elle à voir. 141  » Careri traduit ainsi le message du cadre : « Ne regardez que ceci ! » 142 . Le cadre centre le regard pour que le tableau commence à faire son travail de délectation. Rougé dit que le cadre situe le regard, qu’il lui donne un site 143 . Ce faisant, il l’intensifie : le mettant au travail, et soumettant le tableau au désir. On peut rappeler qu’en tant que métaphore, le terme cadre exprime souvent cette notion de concentration bénéfique en vue d’un travail à faire 144 .

Aux yeux du spectateur, le cadre participe à la création de l’espace de représentation en signifiant la clôture de celle-ci. Pour Daniel Bougnoux, « le cadre opère une coupe ; sur lui le regard bifurque vers un monde plein où les signes parlent ». 145 Daniel Arasse déclare que le cadre « crée le lieu de constitution des signes, un lieu où le réel devient signe pour le regard qui se pose sur lui  146 ». Selon Louis Marin, l’encadrement est une véritable nécessité sémiotique : c’est le cadre qui nous met en état de « présence exclusive » au tableau 147 . L’opération de détachement logique sur laquelle insiste Marin éloigne le tableau de son producteur et construit son spectateur 148 .

La clôture est nécessaire à la fiction. Dominique Chateau suggère de considérer le cadre par rapport à ce qui en constitue un modèle contradictoire : le ready-made. Alors que le cadre est « un attrape-regard », le ready-made de Duchamp est « un repousse-regard 149  ». Celui-ci n’a aucune bordure qui dessine un espace distingué du contexte et qui projette cet espace dans l’hypothèse d’un autre monde. Pour exister en tant qu’œuvre, le ready-made a besoin du musée, ou du moins de l’idée du musée. Nommer œuvre un objet trouvé est un acte qui suppose la forte prévalence du musée et de ses pratiques culturelles de distinction et d’exclusion. La question laissée par Duchamp est de savoir si le musée procure au ready-made un détachement suffisant (s’il s’y trouve physiquement, c’est probable) et une clôture suffisante (c’est moins sûr) pour qu’il y ait création d’un autre monde.

Notes
141.

Marin, De la Représentation 1994, p. 318. C’est nous qui soulignons.

142.

Careri, « L’écart du cadre » in Cahiers du MNAM, 1986 , p. 159.

143.

« Le cadre se tient autant autour du regard qu’autour du tableau : il situe l’un et l’autre, il met l’un et l’autre à l’abri. » Cadres & Marges, 1995, p. 29.

144.

Cf. « Le mot cadre », supra.

145.

D. Bougnoux, La Communication par la bande, introduction aux sciences de l’information et la communication, La Découverte, Paris, 1991, p. 224. Il ajoute : « une œuvre se reconnaît à l’autorité de son cadre, à l’envie qui nous prend d’habiter cette clôture. »

146.

« L’Opération du bord,» in Cadres & Marges, 1995, p. 15.

147.

Le cadre « est un moment important dans la construction du spectateur "fictionnel" ou modélisé de la représentation à l’intérieur même de la représentation de peinture : opérateur du processus de transformation de l’aspect en prospect, de la différence simple des contraires (A vs B vs C…) dans la différentiation des contradictoires (A vs non-A) […] Le cadre comme signe et processus vise à transformer la différence infinie du monde perçu en une différentiation absolue où la représentation picturale n’admet aucun jugement de convenance ou de disconvenance avec ce qui ne serait pas elle ». L. Marin, De la Représentation, 1994, p. 318.

148.

« Avec le cadre, le tableau inscrit sa propre théorie », De la Représentation, 1994, p. 317

149.

« Duchamp, du cadre», in Cadres & Marges, 1995, p. 109