La protection que procure le cadre est réelle, mais l’apparence de protection joue autant que sa réalité, car à moins d’être sous vitre comme La Joconde, la toile reste vulnérable. L’important est qu’elle le semble moins grâce à son cadre-bouclier qui impressionne le spectateur et le tient à distance, dissuadant le contact, proposant la rencontre d’un œil et d’une vue idéalisée 160 . Pour Germano Celant, cette idéalisation est le processus même de la culture : « In museums and galleries in particular, art is placed under glass and defended, and isolated, by security systems. Its physical properties are obscured, causing the public to lose all contact with the materiality and porosity of canvas and paint ; everything appears sleek and smooth. While seeming to be protected art is made untouchable ; that is immaterial and ideal. 161 » Objet lisse aux bords invisibles, le tableau est livré à la sublimation. Une idéalisation équivalente est produite par les marges blanches du livre : André Malraux affirme que « l’intellectualisation » de la peinture est le résultat de la prédominance du livre d’art en tant que paradigme de rencontre avec la peinture 162 . Bertrand Rougé explique que « la feuille blanche autour du tableau fonctionne comme un prolongement sans rupture de son plan idéal et immatériel 163 ».
Nous pourrions avancer que le cadre expose le tableau au regard, mais le protège du corps. Le cadre, pourrait-on dire, met le corps entre parenthèses : avec le tableau encadré, le corps du spectateur ne rencontre pas le corps du tableau. Cette expression à première vue étonnante traduit néanmoins le projet de travaux sans cadre comme ceux d’un Robert Ryman ou d’un Sean Scully. Ainsi, Jean Frémon insiste sur la présence corporelle des tableaux de Scully et Thierry De Duve dit de Ryman : « Chaque touche de son pinceau est une caresse adressée à la toile comme si la toile était un corps vivant capable d’une réponse érotique. 164 » Ryman et Scully reprennent le projet moderniste de désublimation et de désencadrement.
Daniel Buren appelle le travail de son ami Robert Ryman une « peinture résistante », car elle résiste à la reproduction et à l’idéalisation par les marges 165 . Elles restent résolument matérielles. On aurait voulu déduire cette axiome : ce qui est encadré peut être reproduit ; encadrer, c’est offrir une image à déplacer, à emporter, à couper et à coller. Mais, l’axiome ne fonctionne pas tout à fait car des images fortes comme celles de Warhol se reproduisent à merveille et peuvent être exposées sans cadre. Cela n’empêche pas d’affirmer que le cadre fait partie d’un processus d’idéalisation qui passe par la reproduction.
Marin, De la Représentation, 1994, p. 347 : « L’opération d’encadrement et de cadrage n’est ainsi que le moment empirique d’une opération idéale et essentielle de constitution d’un objet perçu en objet théorique.. » C’est nous qui soulignons.
Germano Celant, « Framed : Innocence or gilt ? », Artforum, été 1982, p. 49. Dans cet article, Celant présente un somptueux bouquet de métaphores sur le cadre.
Le Musée Imaginaire, Gallimard, Paris, 1965, p. 238 : « Nous sommes en train d’élaborer un monde de l’art d’où tout cadre a disparu : c’est celui des livres d’art. Le cadre y est remplacé par la marge ». P. 239 : « Cette marge […] c’est aussi le mur blanc de la galerie et du musée modernes ». P. 240 : « Le vaste département du Musée Imaginaire […] oriente la transformation des vrais musées par une intellectualisation sans précédent de l’art ».
« En-visager l’absence » in Cadres & Marges, 1995, p. 42.
Voici, Cent ans d’art contemporain, Brussels, Ludion, 2000, p. 147. Jean Frémon,: Sean Scully, Repères, Cahiers d’art contemporain, Galerie Lelong Paris, 1997.
D. Buren, « L’Ineffable », Robert Ryman, Beaux Arts Magazine, hors-série, p. 40.