18 : Scénographier

On peut affirmer que le cadre induit et ordonnance les conditions de regard (comme on a vu, il embellit, approfondit et éclaire le tableau) ; mais est-on pour autant autorisé à parler du cadre en termes de mise en scène ? Bien entendu, l’encadreur 173 n’a pas vis-à-vis d’un tableau le rôle qu’a le metteur en scène vis-à-vis d’un texte de théâtre : la transposition d’un tableau en tableau encadré ne demande pas une intervention ni une élaboration du même ordre que celui qu’exige le passage d’un texte écrit au texte joué avec dispositif scénique, incarnation par des acteurs et composition en durée programmée par le metteur en scène. Mais, il peut y avoir, à des degrés plus ou moins heureux, des analogies entre cadre et mise en scène 174 .

Notons d’abord l’évidence qu’un tableau peut être re-encadré tout comme un même texte peut recevoir plusieurs mises en scène. Rappelons ensuite qu’un artiste (peintre ou dramaturge) peut s’impliquer à des degrés variés dans la présentation de ses œuvres au public. Un dramaturge peut être ou non metteur en scène de son propre travail ou il peut contraindre, comme le faisait Samuel Beckett, les metteurs en scène à suivre ses indications scéniques. De même, un artiste visuel peut intervenir ou non dans l’accrochage de ses expositions. Par ailleurs, le travail plastique lui-même peut être plus ou moins théâtral, c’est-à-dire exiger à des dégrés divers la co-présence de l’œuvre et du spectateur. 175  

Prenons, pour l’instant, un exemple du cadre comme mise en scène. Les précautions de Frederick Edwin Church pour l’exposition de certains de ses tableaux sont très nettement du côté du théâtral (au sens d’excessif que prend ce mot aujourd’hui). Heart of the Andes (1859), par exemple, était monté sur un estrade et couvert d’un rideau rouge que l’on retirait pour qu’à New York ou à Londres les spectateurs, invités à se munir de lunettes d’opéra pour en apprécier les détails, l’admirent comme un spectacle 176 . Du dispositif, seul subsiste aujourd’hui au Metropolitan Museum de New York le cadre élaboré pour impressionner le visiteur et lui signifier la grandeur de l’œuvre et de la vue qu’elle offrait. La grandiloquence de ce cadre témoigne néanmoins de la théâtralité voulue par Church en conformité avec certaines conventions de réception de son époque 177 .

L’exemple de Heart of the Andes est certes extrême, mais, à l’opposée, on pourrait penser, du moins du point de vue théorique, que la pose autour d’un tableau de simples baguettes (comme l’autorise la coutume depuis les années 1920) constitue également une mise en scène comme il en existe au théâtre d’une sobriété assumée. Eclairage, approfondissement et accentuation : ces apports du cadre l’apparentent au moins à une forme de scénographie.

Notes
173.

Par encadreur nous voulons désigner ici la personne qui prend en charge le choix de l’encadrement et non sa fabrication.

174.

Rappelons que Seurat a eu l’intuition de ses cadres sombres en observant le contraste entre scène et salle au festival de Bayreuth. Voir I. Cahn, Cadres de peintres, 1989, p. 87.

175.

Voir chapitres 7.

176.

Cf. David Bjelajac, American Art, A Cultural History, Laurence King Publishing, 2000, p. 214-5.

177.

Songeons pour cela qu’en Allemagne dans les années 1830 Caspar David Friedrich requérait pour ses œuvres non seulement un rideau mais également de la musique Cf. Alain Bonfand, L’expérience esthétique à l’épreuve de la phénoménologie, (Les paradoxes de la donation) puf, Paris, 1995, p. 32.