20 : Supplémenter

Baudelaire dit que le cadre ajoute au tableau « quelque chose d’étrange et d’enchanté » 184 . La formule nous indique que le tableau a besoin d’une altérité magique. Pour Marin, l’encadrement est à la fois une nécessité sémiotique et un accomplissement : « C’est par le cadre que s’accomplit le tableau dans sa finalité d’être vu, montré, publié. 185  » Pour la tradition esthétique le cadre est « l’accompagnement nécessaire du tableau », 186 Dans Le Musée imaginaire, Malraux raconte la réaction de surprise de conservateurs français et américains « à qui les restaurations sont pourtant familières » devant la Joconde sans cadre 187 . Ce sentiment est théorisé par Derrida quand il affirme que le cadre manque au tableau 188 . Pour Jean-Claude Lebensztejn, « le cadre est toujours la marque d’un manque » ; le cadre « n’est-il pas une béquille servant à soutenir la faiblesse de l’œuvre d’art, à conforter son autonomie jamais vraiment assurée ? 189  » Pour Wajcman, cette béquille, ce supplément n’est autre que le regard ; le cadre est le signe visible sur le tableau du regard qu’il demande. : « Le cadre, en ce sens, complémente le tableau visible d’un regard. Le cadre enveloppe l‘œuvre d’un regard et le constitue comme œuvre. » 190

On peut entendre cette notion de supplémentarité de façon structurelle : un dehors qui instaure un dedans 191 . Le cadre complète le tableau au sens performatif où il dit « c’est complet » ; c’est son devoir, déjà analysé, de clôture 192 . Germano Celant suggère de considérer le cadre comme un cordon ombilical et l’œuvre comme un enfant sevré du corps de l’art. 193 Si on n’ose pas le suivre, on pourrait plus facilement reconnaître dans le cadre une figure parentale ; nécessaire au tableau mais extérieure à lui, comme le parent l’est à l’enfant, le cadre est appelé pour constituer le tableau, c’est « un dehors qui est appelé au-dedans du dedans pour le constituer en dedans 194  ».

Cette supplémentarité est-elle du côté du besoin ou du désir ? D’évidence, l’objet-tableau porte trace du désir de l’engendrer. Il témoigne aussi de son inadéquation à ce désir, car le tableau n’est pas que l’accomplissement du désir poïétique, il en est aussi la déception 195 , par quoi il relance et ressource ce désir. L’objet extérieur qu’est le cadre rappelle les limites du tableau ; ainsi il donne à voir ce qui relance le désir de créer. Le cadre n’est donc pas tant un cordon ombilical qu’un dispositif d’énonciation du désir. Le tableau est un objet manquant qui en appelle d’autres ; l’art est un appel à l’art futur, voilà ce que manifeste le cadre.

Notes
184.

Baudelaire, « Un Fantôme III, Le Cadre », (Spléen et Ideal XXXVIII, Les Fleurs du mal. )

185.

Marin, De la Représentation, 1994, p. 316

186.

Matisse, lettre à Morosov en 1911, Ecrits et propos sur l’art, 1972, p. 196. Dans un témoignage recueilli en 1943, le peintre dira « Les quatre côtés du cadre sont parmi les parties les plus importantes d’un tableau. » Ibid., p. 196.

187.

Le Musée Imaginaire, Gallimard, Paris, 1965, p. 234.

188.

Derrida propose une méditation afin d’élaborer « la place du manque dans une théorie du cadre ». La Vérité en Peinture, 1978, p. 50. Derrida affirme et réaffirme que la caractéristique structurelle majeure du cadre est son rapport au manque dans le tableau : « Le parergon inscrit quelque chose […] dont l’extériorité transcendante ne vient jouer, jouxter, frôler, frotter, presser la limite elle-même et intervenir dans le dedans que dans la mesure où le dedans manque. » Ibid., p. 65.

189.

Lebensztejn « A partir du cadre » in Annexes, 1999, p. 222.

190.

Wajcman, Fenêtre, 2004, p. 307.

191.

Voir 6, supra.

192.

Voir 9, supra.

193.

La réintégration de l’œuvre dans « le corps de l’art » serait l’horizon d’attente de l’artiste : « The artist knows that the cut must ultimately be mended— that at a certain moment in history a tendency will develop to sew up the gap between canvas and environment so that the work is no longer perceived as separate, but as integrated back with the body of art » Celant, « Framed », 1982, p. 49.

194.

Derrida, La Vérité en Peinture, 1978, p. 74.

195.

Cf. cette déclaration de Sean Scully, « Le tableau est en tout point tel qu’on l’a réalisé, pas forcément tel qu’on l’aurait voulu. » Sean Scully,, Toulon, 2003, p. 42.