Qui n’a pas un jour dans un musée cessé de regarder les tableaux pour se mettre à regarder irrésistiblement par la fenêtre ? Les mobiles varient : fatigue muséale, ennui devant les tableaux, besoin de se laver le regard, enthousiasme touristique devant la vue offerte (gratte-ciel, montagne, fleuve) appréciation esthétique du spectacle de l’autre côté de la vitre (foule, circulation, chantier…). L’expérience est banale, quoique parfois nimbée de culpabilité si elle dure ou se répète : je ne suis pas assez concentré, je ne fais pas mon devoir culturel, je ne suis pas ici pour être dehors.
Et si au lieu d’être anodin cet incident avait quelque rapport complice avec la mission du musée ? En l’occurrence, on croit quitter un ordre pour un autre, quitter l’ordre de la culture pour celui de la ‘nature’, celui de l’art pour le ‘réel’. On sent tout de suite que ces termes posent problème, mais on ne se rend pas immédiatement compte qu’en fait, on quitte un cadre pour un autre : le cadre du tableau pour celui de la fenêtre. Cette méconnaissance est due au fait que les cadres des tableaux ne se voient pas toujours et ceux des fenêtres encore moins souvent, car ils doivent tous deux désigner la vue et non retenir le regard. Le glissement de l’un à l’autre est donc imperceptible, mais plus logique que l’on ne croit. Ce mouvement vers la fenêtre du musée est-il motivé alors par une simple préférence pour la profondeur réelle qui est indexée au plan de la vitre plutôt que pour la profondeur fictive inscrite à la surface du tableau ?
Il s’agit, en réalité, de la muséification de notre regard. Le système muséal est généralement perçu comme au service du tableau, ce n’est pas faux, mais ce n’est pas toute la vérité. Il est au service du regard. Le musée existe pour éduquer le regard, pour l’affiner et le concentrer. C’est un lieu de dépôt du regard, au sens où, comme Lacan l’entendait, on dépose les armes 353 . À l’intérieur du musée, notre perception se décante et se clarifie. Le regard que nous portons au monde depuis la fenêtre du musée (si d’aventure on s’y arrête) est par conséquent un regard intense, aiguisé, accueillant. Le monde du dehors devient une expérience filtrée par les yeux, une claire visualité, un ‘tableau’. A cela, il y a deux causes : la muséification de notre regard et la magie de l’encadrement, l’une étant la figure de l’autre. Les tableaux peints sont des mondes, chaque monde porte une signature, mais voilà que la fenêtre du musée présente notre monde immédiat comme un tableau, le tenant à distance pour le rendre désirable, le séparant de nous pour nous l’offrir.
Regarder hors le musée par la fenêtre aurait du coup quelque valeur de symptôme. L’art nous retourne vers le monde, c’est sa visée, quel que soit son état d’indirection. Le musée participe de cette visée. L’art n’est peut-être qu’une mise en appétence, une façon de nous retourner vers le monde pour le trouver renouvelé et plein. Il arrive que, impatient peut-être de porter et de valider sur le dehors son regard neuf, l’on cède à l’envie d’y retourner imaginairement par la médiation de la fenêtre. Dans ce mouvement vers la fenêtre du musée, nous sommes passés de l’hypothèse d’un autre monde (ce qui pourrait être une définition du tableau 354 ) à l’hypothèse d’un monde autre (c’est-à-dire, une redéfinition du monde par l’art).Mais si la jubilation est si intense, c’est que nous avons gardé de la première hypothèse son signe le plus distinctif et souvent le plus discret : le cadre.
En 1949, un an après son installation en France, Ellsworth Kelly 355 a façonné Window Museum of Modern Art, Paris. La pièce est composée de deux panneaux, celui du haut est peint en blanc, celui du bas est peint en gris et recouvert d’une structure en bois. On dirait de la sorte une toile vue de dos laissant visible son châssis, surmontée d’une autre vue de face. L’ensemble est entouré d’un cadre en bois dont les pourtours (ainsi que le relief du panneau inférieur) sont soulignés par de larges traits noirs qui lui donnent l’aspect d’une fenêtre, et plus précisément, une forte ressemblance avec le modèle, une fenêtre du musée d’art moderne de Paris qui se trouvait alors avenue du Président Wilson. Des photographies attestent de la ressemblance avec la source 356 . Cependant, la pièce fut initialement présentée sous le titre Construction : Relief en blanc, gris et noir, car l’artiste ne souhaitait pas attirer l’attention sur l’existence d’un modèle (sans doute, parce que ce processus de création n’était pas le seul qu’il pratiquait et, selon Gottfried Boehm, parce qu’il ne voulait pas être associé à un art d’abstraction mimétique 357 ).
La fenêtre est le modèle même de la peinture depuis la Renaissance, tradition selon laquelle le tableau comme fenêtre s’ouvre sur une histoire. C’est la définition de Leon Battista Alberti (De pictura, 1435) à laquelle se réfère l’histoire de l’art occidental : « une fenêtre ouverte à partir de laquelle on puisse contempler l’histoire 358 ».Cette fenêtre semble se fermer avec l’abstraction, mais l’affaire ne se règle pas si vite 359 . Même les toiles de Rothko, qui en 1949 sont en transition entre les ‘multiforms’ et ses grandes toiles dites ‘classiques’, laissent venir à travers elles une projection vers une histoire méditative 360 . Mais, en 1949, Ellsworth Kelly est à Paris, il ne travaille pas en référence à la peinture qui se fait alors aux Etats-Unis : il ne connaît pas encore le travail de Rothko, de Newman ou de Pollock 361 . Il connaît, en revanche, celui de Matisse. Ce dernier a peint de nombreuses fenêtres, parmi lesquelles Porte-fenêtre à Collioure de 1914. Même si Ellsworth Kelly ne peut connaître ce tableau qui est demeuré dans l’atelier de Matisse et qui n’est exposé qu’en 1966 362 , on peut comprendre que le tableau matissien puisse être vu, à cause de sa simplification extrême, comme un précurseur de l’œuvre de Kelly. C’est ainsi qu’il fut accueilli aux Etats-Unis. 363
Le tableau de Matisse se trouve exposé aujourd’hui au Musée National d’Art Moderne de Paris, au Centre Pompidou, à une dizaine de pas d’une autre ‘fenêtre’, Fresh Widow (1920, 1964) de Marcel Duchamp 364 . La fenêtre de Duchamp est fermée, le store tiré : celui-ci est noir car la peinture est en deuil. Cela s’entend dans le titre polysémique et malicieux qui signifie ‘fraîchement veuve’ ou ‘veuve impudente’ mais qui fait aussi entendre French Window (porte-fenêtre), voire French widow (veuve française). Ici Duchamp présente la peinture — qui en 1920 est encore avant tout française — comme en deuil de l’illusion, de la peinture comme fenêtre et de toute la mécanique picturale héritée depuis le Quattrocento. Si ce deuil est de fraîche date en 1920, il ne l’est peut-être pas moins en 1960 quand Duchamp réassiste à la création de l’œuvre.
On pourrait situer la fenêtre de Kelly entre celle de Matisse et celle de Duchamp, entre figuration et facétie. Si Kelly annonce à son tour la fin du tableau comme fenêtre, c’est pour lui-même : « Instead of making a picture that was an interpretation of a thing seen, or a picture of invented content, I found an object and ‘presented’ it as itself alone … After constructing Window with two canvases and a wood frame, I realized that from then on painting as I had known it was finished for me. 365 » Cette pièce de 1949 annonce donc le commencement de la peinture d’Ellsworth Kelly. Voici, dit cette œuvre, une fenêtre trois fois prestigieuse car muséale, moderne, et parisienne. La fenêtre représentée est vue depuis l’extérieur et, de la même manière, le cadre d’un tableau est le cadre d’une fenêtre vue depuis l’extérieur. Window n’offre donc pas une vue de Paris depuis la fenêtre du musée avec par exemple la tour Eiffel toute proche. Elle n’est pas un autre regard sur le monde, mais est un regard autre sur le musée. C’est le musée vu comme une synecdoque, celle d’une fenêtre qui donne sur les fenêtres que sont les tableaux.
La peinture qu’inaugure ici Kelly pourrait s’appeler peinture post-fenestrale. Ceci nécessite une explication. Le terme esthétique fenestrale est forgé par Pierre Schneider qui la définit comme un « système fondé sur la perspective, unifié selon ses règles, et qui consiste à coder le monde afin qu’il se prête à être représenté comme s’il était vu à travers — per-spective — une fenêtre » 366 . En d’autres termes, c’est l’esthétique illusionniste consacrée en Occident au moment de la Renaissance. Elle trouve sa première formulation quand en 1435 Alberti parle de tracer sur la surface à peindre un quadrilatère qui est « pour lui une fenêtre ouverte à partir de laquelle on puisse contempler l’histoire » 367 . Dans l’esthétique fenestrale, la fenêtre est implicite dans la visée de transparence : « puisqu’il n’est point de vitre sans fenêtre qui la ceigne » 368 . Il est commun de penser au tableau comme une fenêtre qui s’ouvre sur une vue. Mais Daniel Arasse nous rappelle que dans le texte d’Alberti la fenêtre s’ouvre non sur le réel mais sur une histoire, c’est-à-dire une fiction. 369
L’esthétique fenestrale suppose, dans le registre de la représentation, une nouvelle division du sujet et de l’objet. Ainsi, selon Panofsky, la Renaissance a accompli la distance « qui réifie l’objet et personnifie le sujet » 370 . Mais l’esthétique byzantine qui perdure au début du Quattrocento ne distingue pas entre espace objectif et espace subjectif. Dans cette représentation préfenestrale, tout est dans un espace symbolique, éminemment subjectif. Ce qui est représenté n’est pas le monde extérieur des hommes, c’est le monde habité par Dieu, ou pour être plus exact, le monde divin intériorisé. Schneider explique donc de la manière suivante la rupture (épistémologique, esthétique) opérée par la Renaissance : « A la présence se substitue alors la représentation ; à la participation affective, l’imitation analytique. L’espace byzantin ou roman intériorisait l’extérieur ; l ‘espace renaissant extériorise l’intérieur. 371 »
Pour mieux extérioriser l’intérieur, la Renaissance invente le cadre, instrument de passage d’un intérieur à un extérieur. Dans la convention de la finestra aperta, le tableau est une fenêtre, et son cadre est par conséquent un cadre de fenêtre, mais c’est le cadre d’une fenêtre vue depuis dehors. Il ne s’agirait donc pas d’une fenêtre qui s’ouvre sur un paysage, mais d’une fenêtre qui s’ouvre depuis la rue sur un intérieur. Gérard Wajcman relie ce fait étrange aux commentaires de Daniel Arasse : la fenêtre albertienne qui s’ouvre sur une histoire implique « qu’on regarde de l’extérieur vers l’intérieur 372 ». Si la peinture fenestrale est donc l’opération de création d’un intérieur, le cadre en constituera le dehors ; ce qui, par logique d’emboîtement, transformera l’espace domestique du spectateur (où il contemple son tableau encadré) en un dehors à son tour. L’espace véritablement ‘intérieur’ sera maintenant la fiction du tableau. Mais, pour fonder cet espace habitable seulement par l’imaginaire, cette ‘domesticité’ fictive, il faudra l’adjoindre à son contraire, la sceller sur un fond qui la fasse « s’enlever 373 » par contraste. Pour s’opposer au domestique, il faudra un signifiant du sacré. Dans le régime pictural depuis le Moyen Age, ce signifiant est l’or. Cette opposition sémiotique domestique / sacré est sans doute une des raisons pour lesquelles le cadre est de tradition recouvert d’or. Dans l’icône byzantine, l’or recouvrait tout le fond de l’image, mais désormais il se tiendra sur le cadre, car l’image elle-même est celle d’un espace désacralisé, humanisé, domestique.
Ce qui est nouveau à la Renaissance, c’est le besoin du cadre. Wajcman permet de comprendre la rupture en spéculant que : « omnivoyant, la vision de Dieu ne supposait pas un cadre … il était lui-même le Cadre, contenant tout et donnant unité au Tout. » 374 Arasse, avec qui et pour qui Wajcman écrit 375 , avait suggéré que le plus important dans la fenêtre albertienne était peut-être le cadre « à partir » duquel on « contemple ». 376 L’esthétique fenestrale a besoin du cadre pour parfaire l’illusion de la troisième dimension, pour creuser la profondeur et pour faire la transition entre l’espace du mur et l’espace du tableau-fenêtre. Le cadre permet la transition d’un plan à l’autre, d’une échelle à l’autre, de l’ordre du réel à celui de l’illusion. Certaines époques joueront de cette transition pour la nier (par le trompe-l’œil) ou pour l’excéder (par la flamboyance), déformant ainsi le cadre. Mais ce n’est qu’avec l’abandon progressif du modèle illusionniste de la peinture que le cadre est vraiment mis en question 377 . Schneider démontre comment la crise de la figuration illusionniste s’est elle-même figurée chez Matisse à travers la répétition du motif de la fenêtre 378 : la fenêtre résume toute la tradition de la peinture depuis la Renaissance à laquelle Matisse tient encore, malgré la tentation qu’il éprouve d’une esthétique abstraite 379 .
Couleur, dessin, sens de la mesure (cette dernière qualité que Kelly considère comme très française 380 ) : Matisse est l’intertexte essentiel de l’œuvre d’Ellsworth Kelly. Les découpages de l‘œuvre tardive du maître français sont contemporains de l’éclosion de l‘œuvre de Kelly. Dans Jazz : formes (1947) de Matisse, la silhouette, le jeu entre espace positif et négatif, le rapport de force entre forme et couleur, la simplicité enfin, appellent l’œuvre à venir de Kelly. Matisse a trouvé dans ces découpages un nouvel espace, qu’il appellera ‘cosmique’ 381 . Kelly aussi est à la recherche d’un nouvel espace pour ses formes découpées. Dans les deux cas, on trouve une manière de répondre au monde qui est autre que la mimesis ; on est devant une présence de la forme plutôt qu’une représentation. Quoique réalisés différemment, ces deux espaces semblent se rapprocher tous deux de l’espace ‘participatif’ byzantin que le déclin de l’esthétique fenestrale aurait ainsi permis de retrouver.
Cependant, c’est à un autre maître français que Kelly dit devoir sa conversion chromatique : Claude Monet 382 . Kelly raconte son pèlerinage en 1952 à Giverny, où il demande à voir les dernières toiles alors peu connues. Subjugué, l’artiste américain peindra Tableau vert en hommage aux Nymphéas. Ann Hindry analyse les correspondances de Kelly avec Monet dans ces termes : « en proposant des objets dont les bords …se dissolvent sous ses yeux, l’œuvre de Kelly renvoie … à la vieille recherche impressionniste d’une expérimentation sensorielle liée à l’immédiateté d’une couleur univoque 383 ». Kelly reconnaît chez Monet l’envie de peindre la sensation devant les choses. Kelly n’est pas fenestral, et à cette époque Monet n’est plus figuratif. Tous deux cependant cherchent à donner la sensation des choses vues, le poids exact de la perception. C’est, pour le dernier Monet, l’impression de tremblement de la lumière et, pour Kelly, la manière dont les choses se découpent dans le monde.
D’une forme observée dans le monde, Kelly ne veut plus donner une représentation en peinture, représentation où la forme se détacherait de manière reconnaissable sur un fond. Quel que soit le style de cette représentation, elle ne rendrait pas l’acuité de sa perception ; au contraire, elle l’affadirait. Désormais, chez Kelly, la forme devient le tableau tout entier. La forme n’est pas dans le tableau, elle est le tableau. Kelly sautera ainsi deux ‘cases’ en même temps : celle du cadre, bien entendu, mais aussi celle sur laquelle est fondée toute esthétique fenestrale : le champ dans lequel inclure la forme. Kelly choisit de donner à voir la forme découpée sur le monde réel. La forme chez lui se trouve dans le champ du monde ; faisant d’elle une peinture post-fenestrale.
Outre Duchamp, Window fait penser au constructivisme russe. Mais, le geste de Kelly n’est pas un commentaire sur l’histoire de l’art, c’est un acte plus intuitif. La pièce de 1949 fonctionne comme fonctionneront les œuvres à venir de Kelly : pour figurer une fenêtre, elle se détache sur le champ du mur, et s’installe dans l’espace du spectateur. Un indice clair de littéralité est le fait que les ombres y sont bien réelles. L’artiste déclare : « I want my work to be a fragment of the world, to compete with other fragments … to have its own literal quality 384 ». Entre tableau et objet, Window pourrait se décrire selon l’expression que Gottfried Boehm utilisera pour Yellow Curve comme un tableau-objet : « a picture object, a picture in transition 385 ».
Faudrait-il alors parler de sculpture ? Pour mieux envisager les interférences entre sculpture et peinture, reprenons la distinction de William Rubin, entre le ‘sculptural’ et le ‘pictural’ 386 . Dans la mesure où le pictural est élevé du sol et doit être regardé de face 387 , Window Museum of Modern Art est pictural comme un bas-relief ou une pièce réalisée dans les années 1930 par Charles Biederman ou Bourgoyne Diller 388 . Néanmoins, comme il demande un rapport du corps du spectateur à son échelle et que la surface peinte n’intègre pas forme et champ, on pourrait le classer du côté du ‘sculptural’. Ainsi, commentant Colors for a Large Wall, 1951 et Painting for a White Wall, 1952, Kelly dira : « These works are between painting and sculpture. Sculpture has always existed in its own space, whereas painting shares form and ground on the same surface 389 ». Pour compliquer les choses, Kelly définit sa sculpture en termes picturaux : « my sculpture is frontal, relief, planar 390 ». Boehm affirme que Kelly cherche à explorer le territoire entre peinture, relief et sculpture de sorte que sa sculpture nous apparaît picturale, et sa peinture sculpturale : « That land ‘between the lines’ where painting merges into relief, relief into sculpture, and sculpture into painting is Ellsworth Kelly’s world. 391 » En définitive, pour Boehm, Kelly cherche à créer, tout simplement, un nouvel art 392 . L’artiste declare : “my art whether painting or sculpture is beyond its own boundaries one way or the other 393 ”. Les œuvres d’Ellsworth Kelly sont dans un entre-deux, entre peinture et objet, entre peinture et sculpture : voilà ce que signale cette fenêtre de 1949.
Dans l’œuvre de Kelly, il faut distinguer grosso modo trois moments de la relation syntaxique forme/fond. D’abord, il y a les œuvres réalisées en France où la convention forme /fond est subvertie : par exemple Window (1949), Colors for a Large Wall (1951), et Painting for a White Wall (1952). Quand Kelly rentre aux Etats-Unis en 1954, il réalise néanmoins des tableaux tel que White Blue, 1962, ou Orange Green, 1964, où la forme s’inscrit de nouveau dans un fond ; la convention est reprise, même si c’est pour être déjouée de l’intérieur. Enfin, après de nouvelles visites en France en 1964 et 1965, Kelly commence à réaliser essentiellement des œuvres sans champ intégré, no ground 394 . Tels Yellow Curve (1992) ou Four Panels, Dallas (1989) ce sont des tableaux monochromes ou des multiples de panneaux monochromes qui se détachent sur le fond du mur ou du sol.
Un des points de départ de l‘œuvre d’Ellsworth Kelly est la représentation de formes vues. Cette ‘figuration’ peut étonner, car Kelly est reconnu comme un artiste abstrait. Il s’agit de formes qui correspondent non à des choses, mais à ce qui se situe entre les choses (ou, pour être plus exact, à ce qui se voitentre elles). Ainsi de l’espace entre les cheminées et la façade d’un immeuble parisien ou, point de départ de La Combe III (1951), du jeu d’ombres d’une balustrade sur un escalier métallique. Mais Kelly ne restitue pas cet ‘espace entre’ à la manière d’une Rachel Whiteread restituant ‘l’espace négatif’ d’une maison pour qu’on le remarque comme tel. Il le restitue — ou le constitue — comme pure forme. Certes, il s’agit d’une forme trouvée, mais elle est sereinement détachée d’une situation que l’on n’a pas besoin de connaître ou de reconnaître. Si Kelly vise un réalisme, c’est un réalisme de la perception, plutôt qu’un réalisme de la représentation.
Cette origine figurative ne serait que d’un intérêt anecdotique et sans conséquence pour l’interprétation des œuvres si ce n’était l’importance de l’entre-deux dans le travail de Kelly. Il y a en effet une correspondance entre deux moments de l‘œuvre : d’abord, comme dans La Combe III, Kelly représente un entre-deux répertorié dans le réel, ensuite il crée un tableau comme Yellow Curve, (1992) qui est un entre-deux réel. Dans une œuvre comme celle-ci, ou comme Blue Curve (1982), l’artiste exporte le fond hors du tableau, installant la forme dans l’espace du spectateur de sorte que celui-ci se trouve dans le ‘fond du tableau’. Le spectateur est dans l’image 395 . La frontière forme/fond est déplacée et recouvre celle entre tableau et hors-tableau. Mais, paradoxalement, la frontière tableau/hors-tableau, quoique physiquement repérable, se trouve visuellement gommée et rendue invisible.
« Le cadre rend visible l’invisibilité de la frontière », suggère Bonfand 396 . Chez Kelly, cette invisibilité a besoin de l’espace d’exposition pour se montrer et se voir. L’espace d’exposition devient le lieu que le tableau et le hors-tableau partagent, le lieu de leur rencontre sensible et invisible. Cet espace entre-deux, n’est-il pas exactement ce que le cadre a pour mission traditionnelle de matérialiser ? Depuis la fenêtre de 1949, les œuvres d’Ellsworth Kelly s’installent dans un entre-deux. Occupent-elles ainsi la place du cadre ? Est-ce l’origine de leur effet de saisissement ? C’est une hypothèse séduisante. Les tableaux de Kelly, telle l’installation de Four Panels à Dallas, déplacent la parergonalité. Ils métaphorisent le cadre comme son Red Blue Green Yellow réalisé en 1965.
Ce dernier tableau avance dans notre espace, littéralement 397 . Le panneau mural, lui, pourrait être considéré comme une porte avec un encadrement redoublé, vert et bleu. Ce redoublement chromatique fait penser à Albers et à ses carrés de couleur concentriques, intitulés Homage to the Square, des ‘hommages au carré’ qui sont aussi des hommages au pouvoir liminaire du cadre. Autour de cette pièce rectangulaire, il y a juste un pourtour en aluminium pour la protection. Un panneau jaune est couché au sol, éclairant et baignant de sa lumière le panneau accroché au mur, lui faisant fond en quelque sorte. Mais, on pourrait aussi considérer que c’est le panneau mural qui fait ‘fond’ au panneau couché.
Cependant, on aurait pu écrire du panneau couché qu’il fait ‘tapis d’honneur’ où promener les yeux du spectateur pour les conduire à la porte rouge. Ou encore qu’il fait lit, d’abord au sens littéral, mais aussi au sens où Wajcman dit du cadre qu’il fait « le racolage pour le tableau, et avance le lit où se consomme sa jouissance 398 ». Le spectateur prend ici sa jouissance dans le déploiement des couleurs : ce vert comme passage entre le jaune et le bleu, celui-ci repoussé par le rouge de façon à mordre sur le vert ; le rouge se détachant (mais pas directement) sur ce-dernier ; le jaune et le rouge rivalisant de stridence sur leurs axes opposés.
Avec Red Blue Green Yellow, il n’y a plus de fiction, le tableau est dans l’espace réel du spectateur. Cependant, cet espace pouvant servir de fond au tableau, la fiction a peut-être été reconduite. Ce tableau incarne ce que l’on propose d’appeler un tableau défenestré, c’est-à-dire un tableau qui crée une illusion d’espace à l’extérieur du tableau. Tandis que l’esthétique post-fenestrale est l’abandon de l’espace fictif du tableau, la défenestration de la peinture est une autre façon d’être fenestral : elle fait revenir l’illusion. Mais l’illusion était-elle vraiment partie ? C’est la question qu’il faut maintenant poser. L’œuvre de Frank Stella, de bout en bout, nous y invite.
Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Editions du Seuil, 1973, p. 116.
J’emprunte l’expression « hypothèse d’un autre monde » à Dominique Chateau : « Le readymade n’a pas de cadre, il n’a aucune bordure qui dessine un espace distingué du contexte et qui projette cet espace dans l’hypothèse d’un autre monde, un monde autre que l’environnement. », « Duchamp, du cadre », in Cadres & Marges, 1995, p. 109. (C’est nous qui soulignons.)
Né en 1923, Kelly est incorporé à l’armée américaine de 1943 à 1945 et a participé avec les forces alliées au débarquement en Normandie. Grâce au « G.I Bill of Rights » de 1944, il bénéficie d’une bourse pour poursuivre des études de peinture à Boston et, dès octobre 1948, à Paris.
Voir photographie Musée de l’Art Moderne de la Ville de Paris, 1967, supra.
Cf. Ellsworth Kelly, In Between Spaces, Works 1956-2002, Cantz, Foundation Beyeler, Bâle, 2002, p. 25.
Alberti, De la Peinture, Paris, Macula, 1992, p. 115.
Voir chapitre suivant.
Histoire ne semble pas le mot juste, les tableaux ne sont pas figuratifs, mais ce ne sont pas que des surfaces colorées.
« I wasn’t aware of the Abstract Expressionists until I came back to New York in 1954. » déclare Ellsworth Kelly lors d’un entretien avec Ann Hindry, Artstudio 24, printemps 1992, p. 154. De Pollock, Kelly connaît seulement la notoriété médiatique.
Vor Isabelle Monod-Fontaine, Méditerranée, de Courbet à Matisse, Editions de la RMN, Paris, 2000, p. 141.
Cf. P. Schneider, Matisse, Flammarion, Paris, 1984, pp. 453-4.
Tel était la disposition des tableaux en 2005 au moment de la rédaction de ce texte.
Ellsworth Kelly in San Francisco, 2002, p. 25.
Matisse, Flammarion, Paris, 1984, p. 444.
De la Peinture, Paris, Macula, 1992, p. 115.
Schneider, Matisse, 1984, p. 444. Schneider affirme que le motif de la fenêtre n’apparaît pas dans l’esthétique préfenestrale : « On ne rencontre point de fenêtres, puisqu’il n’y a pas de dehors » (Ibid. p. 442). Il affirme par ailleurs que le motif de la fenêtre n’est pas « un thème majeur, explicite » (Ibid. p. 444). dans l’esthétique fenestrale, ce que l’on pourrait contester en considérant le nombre de fenêtres dans les annonciations italiennes ou la peinture flamande du XVe siècle (chez Memling, par exemple).
« L’Opération du bord », in Cadres & Marges, 1995, p. 23.
E. Panofsky, Idea, Gallimard, Paris, 1989, p. 67, cité par G. Wajcman, Fenêtre, Verdier, Paris, 2004, p. 318.
Matisse, 1984, p. 444. (C’est nous qui soulignons.)
Wajcman, Fenêtre, 2004, p. 330.
Cf. Bertrand Rougé « la ligne du tableau s’enlève sur un fond de mort ». (« En-visager l’absence », Cadres & Marges, 1995, p. 35.) Ce terme dit bien la manière dont le cadre participe à l’opération de détachement nécessaire du tableau. Il s’agit d’un véritable changement de dimension.
Wajcman, Ibid.,p. 313.
Voir dédicace, Wajcman, Fenêtre, 2004.
« Le quadrilatère que dessine d’abord Alberti pose donc bien un cadre d’où l’on regarde. » (« L’Opération du bord », in Cadres & Marges, 1994, p. 23.). Arasse pointe les distinctions dans le texte d’Alberti : « A partir de », et non « à travers », « contempler » et non « regarder » (Ibid., p. 23) .
« Aussi, le ‘problème du cadre’ se posera-t-il à partir du moment où l’esthétique fenestrale sera remise en question : après 1870. » Schneider, Matisse, 1984, p. 457.
Schneider, Ibid., p. 444. Cf. aussi Jean Claude Lebensztejn, Annexes, 1999, p. 207.
Cette tentation se manifeste dans les toiles fauves et aussi dans L’Atelier Rouge. « Là où est la couleur lorsqu’elle elle est pure, il n’y a place que pour la peinture, c’est-à-dire pour la surface qu’elle couvre et qui constitue son présent, imperméable aux événements simulés et à l’espace fictif qu’ils exigent pour se dérouler » Schneider, Ibid.,pp. 341-2.
« The French are very involved in measure » déclare Kelly lors d’un entretien publié in Mark Rothko, National Gallery of Art, Washington, Yale University Press, 1998, p. 356.
Voir J. Flam, Matisse in the Cone Collection, The Baltimore Museum of Art, 2001, p. 116. Flam parle de « placeless imagery » et cite Matisse : « a cosmic space in which I was as unconscious of any walls as a fish in the sea ». (C’est nous qui soulignons.)
« That is my Monet influence — the idea that I could do a single color painting ». Entretien avec Paul Taylor, Artstudio 24, printemps 1992, p. 155.
Hindry opère ce rapprochement avec Monet à propos de Kelly et de Dan Flavin, Artstudio 24, printemps 1992, p. 92.
« Conversation with Ellsworth Kelly », Artstudio, 24, printemps 1992, p. 28.
Ellsworth Kelly, Yellow Curve, Cantz, Francfort, 1992, p. 9.
« It is essential that we distinguish between ‘the pictorial’ and ‘the sculptural’ rather than simply between ‘painting’ and ‘sculpture’, nouns too inflexible to contain modernist innovations and mutations ». William Rubin, Frank Stella, 1970-1987, Museum of Modern Art, 1987, p. 18.
Rubin, Frank Stella 1970-1987, 1987, p. 18.
Cf. infra Annexe.
Entretien Paul Taylor, Ellsworth Kelly in San Francisco, San Francisco Museum of Modern Art, 2002, p. 155.
Réponse de Kelly lors d’un entretien avec Ann Hindry en 1992 à la remarque « It seems that for you painting and sculpture tend to a pre-Renaissance, pre-easel painting relation to each other and hence to architecture ». « Conversation with Ellsworth Kelly », Artstudio, 24, printemps 1992, p. 22.
Ellsworth Kelly, In Between Spaces, Works 1956-2002, 2002, p. 21.
« A new and totally original approach to the very concept of painting, to the whole idea of what art might be» Ibid., p. 17.
Artstudio, 24 printemps 1992, « Conversation with Ellsworth Kelly », p. 29.
L’expression est de l’artiste. Ellsworth Kelly, In Between Spaces, Works 1956-2002, 2002, p. 47.
Voir infra chapitre 9. Voir Boehm : « we are — to be precise — inside his pictures ». Ellsworth Kelly, In Between Spaces, Works 1956-2002, p. 35.
Alain Bonfand, L’Expérience esthétique à l’épreuve de la phénoménologie, Presses universitaires de France, 1995, p. 30 : « Paradoxalement, parce qu’une frontière est toujours invisible, le cadre rend visible l’invisibilité de la frontière »
Pour la reproduction, voir la fin du chapitre.
Wajcman, Fenêtre, 2004, p. 315.