Chapitre 4 : La chasse à l’illusion, premier et deuxième jour 399  : Frank STELLA

Frank STELLA,
Frank STELLA, Zara, 1958

L’illusionnisme est-il consubstantiel à la peinture ? La question peut surprendre, car on pouvait penser que l’abstraction y avait répondu. Mais illusionnisme n’est pas figuration. L’abstraction aussi peut créer l’illusion : illusion d’une profondeur, illusion d’un espace, illusion d’un monde dans le tableau créée par les traits de pinceaux, le traitement ou travail de la toile ; fiction d’un univers déclenchée par le plan, les points, les lignes, activée par le jeu des couleurs, les contrastes de valeur, le modelé ; instaurée d’abord par le contraste figure-fond. Dans ce sens, Rothko aussi, dont les tableaux semblent posséder une atmosphère, crée des illusions. De même, les empâtements de Clyfford Still, ou les touches de Willem de Kooning dans ses tableaux sans figuration. Ou plus récemment Sean Scully.

Sean SCULLY,
Sean SCULLY, Counting, 1988

Counting, par exemple, peint par Scully en 1988, bâtit son espace par l’épaisseur de la touche, le rythme de ses bandes verticales, la proximité tonale de ses gris, l’effet de vibration de son fond brun-rouge, et la projection horizontale du panneau inséré côté droit avec son échelle propre et son contre tempo de rayures : tout cela, emporte l’imagination au-delà de la surface peinte et de la matérialité (pourtant fort marquée) du tableau. On pourrait objecter, cependant, que l’inclusion physique d’un panneau, que Scully nomme ‘passager’ 400 , dans la toile première fausse ici le jeu, créant matériellement un espace intérieur. Un autre exemple s’impose donc. On pourrait évoquer à propos de Remember, 1986, l’impression d’un plan rapproché produite par les rehauts blancs parmi les touches bleues savamment négligées, et d’un plan éloigné suggérée par les zones de contact entre le bleu et le marron, ou encore l’effet de recul des panneaux noirs de droite. Mais, sans doute ici est-on influencé par le titre, par le fait qu’il y ait un titre, pour trouver dans cette œuvre une ambiance mélancolique ou régressive. Regardons alors un troisième tableau : Standing Gray de 2001. Malgré la faible prégnance du titre, la narrativité trouve quelques points d’accroche, quelques signes où se loger dans le tableau même. Sans doute est-ce dans l’estompement des frontières chromatiques, dans la visibilité de la touche et des poils même du pinceau (en l’occurrence, l’outil d’un peintre en bâtiment). Cela n’est pas un hasard : le projet de Scully a été de réintroduire dans la peinture américaine, dont il commence par incarner une sorte de synthèse, ce que le minimalisme en avait chassé : à savoir, l’expressivité d’un corps, une complexité — voire une tension véritable — dans la composition et le poids (voire le fardeau) de l’histoire de l’art. 401

Sean SCULLY,
Sean SCULLY, Standing Gray, 2001

A vrai dire, illusionnisme n’est pas le mot adapté 402 . Illusionnisme signifie une technique de destinée à tromper le spectateur, comme le trompe-l’œil dans la peinture baroque. Pourtant, c’est le terme choisi par Thierry de Duve pour commenter Greenberg et situer Ryman 403 . Illusionnisme et illusionniste sont également les mots utilisés dans la traduction française de The Triumph of American Painting d’Irving Sandler 404 . La valeur récente du terme illusionnisme serait donc de venir contrer l’anti-illusionnisme des minimalistes 405 . Il nous manque, cependant, un terme neutre, à moins que ce ne soit, tout simplement, espace pictural. C’est cela, en effet, que combat le minimalisme, mouvement qui part en guerre non seulement contre la mimésis, le naturalisme, mais contre l’illusionnisme spatial, celui de la représentation. Autrement dit, contre l’intériorité du tableau, sa composition relationnelle, son organisation interne. On pourrait dire sa narrativité à condition d’entendre le mot narration non comme une figuration mais comme la construction d’une fiction.

Mais, le terme qui nous manque est peut-être celui que Schneider a rendu disponible : le mot, créé à partir de son esthétique fenestrale, de fenestralité. L’esthétique fenestrale telle que Schneider a permis de la définir, c’est le tableau qui ouvre un monde, qui crée une fiction pour attirer dans ses rets le spectateur, pour l’emmener dans un espace imaginaire. Le tableau est la création d’un univers, une cosmogonie, comme le fait entendre Alain Bonfand à propos de l’art abstrait de Kandinsky, Malevitch et Mondrian 406 . L’esthétique de Matisse, malgré ses tentations, restera fenestrale, celle de Rothko aussi, jusqu’à la chapelle de Houston. Mais, celle d’Ellsworth Kelly, comme nous venons de le voir, cesse de l’être à partir de 1949 407 .

Qu’en est-il de Frank Stella ? C’est la question qu’il s’agira de poser dans ce chapitre. La question que Stella se pose, c’est précisément celle de l’illusion, voire de l’illusionnisme, dans la peinture. Il la pose, la résout, dénoue sa réponse, renoue avec la question. Il y a là-dessus une véritable logique chez Stella qui va des austères peintures noires de ses débuts aux flamboyances des séries appelées Protractors, Oiseaux Exotiques et Moby Dick. De la littéralité la plus aboutie au baroque le plus débridé, c’est la même question : que faire de l’illusion ?

Frank STELLA,
Frank STELLA, Gran Cairo, 1962

En 1959, à vingt-trois ans, Frank Stella, étudiant de Princeton diplômé en histoire inscrit son nom et prénom dans l’histoire de l’art 408 . En s’opposant à Barnett Newman, à Mark Rothko et à Clyfford Still, il fonde le minimalisme et impose d’emblée une contribution historique avec le shaped canvas. L’expression signifie « toile découpée ou formatée ». L’invention se double d’une autre que Michael Fried appellera « structure déductive 409  » signifiant que les tableaux de Stella première manière déduisent leur motif de leurs contours. Ce formatage, cette déduction, ainsi que la réduction au monochrome et à la rayure donnent aux Black Paintings et aux séries suivantes une simplicité extrême, et leur procurent un impact visuel immédiat. Leur clarté et leur force unitaire sont contemporains des cibles et des drapeaux de Jasper Johns 410 . Dans Gran Cairo, 1962, et dans de nombreuses peintures de Frank Stella de 1959 à 1966, il peut nous sembler que les rayures partent de l’intérieur du tableau pour aboutir à ses bords, déterminant ainsi ces derniers, ou inversement. C’est une proposition souvent réversible : on peut en effet le voir soit comme si le motif était peint selon le format donné à la toile, soit comme si le tableau était découpé selon le motif peint.

Vue d’une exposition Stella à la galerie Leo Castelli, New York, 1964
Vue d’une exposition Stella à la galerie Leo Castelli, New York, 1964

Mais quel que soit le point de départ imaginé par le spectateur, celui-ci aura de fait devant lui l’image du bord et l’impression rétinienne de la relation du tableau avec son environnement. C’est cette relation que prend habituellement en charge l’espace du cadre. Voici les premières impressions du critique et historien Robert Rosenblum devant une exposition en 1962 des toiles couleur cuivre de Stella : « The pictures appeared to be almost fragments of frames, the bones rather than the flesh of painting » 411 . La description pourrait s’appliquer également à l’exposition des toiles polygonales deux ans plus tard (voir photo d’installation). L’image et la forme du canevas sont consubstantielles. Ce que nous voyons ici est ce que nous ne voyons pas d’habitude quand nous regardons un tableau : l’image de son bord, son détachement du mur d’exposition. C’est par les bords répétés en image égale sur toute sa surface (all over) que le tableau se détache du mur et s’imprime sur l’imagination du spectateur. « Les rayures redoublent le primat de la perception du tableau par rapport au mur », note Xavier Girard en fondant ses remarques sur le travail de Michel Pastoureau 412 . Ce qui est rayé se voit avant ce qui est uni. Ainsi, par leur primauté visuelle, les rayures de Stella contribuent à détacher l’image de son support et lui permettent de se passer d’un encadrement classique. Newstead Abbey, par exemple, a des bords en aluminium, mais il n’a pas de cadre pour le mettre en état de ‘présence exclusive’ 413 . Pour le voir, nous n’avons pas besoin de dispositif pour détacher le tableau de son environnement ; il peut apparaître sans médiation parergonale.

Frank STELLA,
Frank STELLA, Newstead Abbey, 1960

Stella a une autre raison d’enlever le cadre : celui-ci soutient depuis toujours les illusions picturales. Lors d’une conférence au Pratt Institute de New York en 1960, le jeune peintre déclare à propos de ses Black Paintings avoir voulu chasser l’espace illusionniste hors du tableau centimètre par centimètre 414 .L’enjeu est de taille, car la peinture qui poursuit un programme de naturalisme au moins depuis la Renaissance italienne a quelque pacte scellé avec l’illusion.Le pouvoir de séduction, la magie de la peinture n’ont-ils pas logé dans ce savoir-faire, ce talent, cette habileté à faire illusion ? Pour Diderot, les natures mortes aux apparences si convaincantes de Chardin font de cet artiste un magicien 415 . Les oiseaux qui viennent manger les raisins peints par Xeuxis sont, dans le mythe de Platon, une allégorie de la peinture. Quoi d’étonnant alors à ce que l’illusionnisme ait été un passage obligé (voire un apogée) de la peinture.

« Stella took on the ambitious task of trying to purge painting of its ills 416  ». commente Jeanne Siegel. Il lui faudra être méthodique et s’y reprendre à plusieurs fois, attaquer par séries. Dans les peintures noires de 1959 d’abord, les peintures gris métallique de 1960, puis couleur cuivre les formes en A, T, U ou H de 1961, Stella visait « une planéité sans précédent 417  ». Cette recherche de la planéité est en conformité avec la vision que promeut Clement Greenberg dans son article « Modernist Painting » en 1961 ; flatness est son mot d’ordre. Stella s’y rallie, même si Greenberg n’appréciera guère la peinture de Stella 418 . La puissance polémique des écrits de Greenberg se mobilise contre l’action painting définie par Rosenberg, et incarnée par de Kooning, car l’action painting suggère un espace illusionniste. Sous l’influence de Greenberg, la planéité est considérée au début des années soixante comme le penchant des peintres modernistes depuis Manet, le tropisme de la modernité en peinture 419 . Le formalisme de Greenberg est un purisme : éliminer les impuretés telles que représentation et illusion. La planéité est la spécificité de la peinture, il faut donc qu’elle se définisse par là.

Adhérer au programme de la planéité, c’est reconnaître qu’un tableau est une surface plane et ne pas essayer de faire semblant qu’il soit autre chose. Cette proposition est moins simple qu’elle n’en n’a l’air. Car il faut non seulement que le tableau de Stella ne fasse rien pour paraître autre chose qu’une surface plane, il faut en réalité qu’il fasse tout pour paraître plan. C’est pourquoi Stella choisit la rayure, car celle-ci élimine l’instauration d’une structure basée sur un fond et une forme : « Toute surface rayée … semble tricher, puisqu’elle interdit à l’œil de distinguer la figure du fond sur lequel elle est posée …l’œil ne sait plus où commencer sa lecture, où chercher le fond de l’image. 420  » En outre, la surface entre les rayures est laissée vierge pour nous rappeler que la toile n’est que toile. Et c’est selon la même logique que Stella découpe les bords de ses toiles : pour « diminuer l’effet d’illusion de perspective suscitée par la structure concentrique » 421 . Stella avait constaté que « les œuvres à bandeaux noirs peuvent donner une illusion de profondeur». Il ajoute : « Je veux éviter cela ; dans mes nouvelles peintures, je vais jusqu’à couper des coins de la toile et varier la direction des bandes pour l’éviter 422  ». Cette démonstration de la planéité et sa nécessité paradoxale réjouiront Stella.

Etre minimaliste en peinture, c’est prétendre que le tableau n’est qu’un tableau, une toile tendue, un canevas avec des marques dans un certain ordre, un support et une surface qui se montrent comme tels, une surface peinte qui se déclare surface de peinture et rien d’autre. Pour bien faire, il faudrait laisser le tableau sans titre pour couper court à toute fiction, à toute histoire, et, si possible, à tout transport vers la signification, à toute emprise métaphorique. Chasser l’illusion, c’est choisir d’être littéral ; même Warhol et Lichtenstein, malgré leurs images allusives, sont du côté de la littéralité. Stella affirmera que ses œuvres sont des objets ; c’est ce qu’il veut faire entendre dans sa célèbre déclaration : « ce que vous voyez est ce que vous voyez 423  ». Etre littéral, c’est en effet revendiquer le tableau comme objet, objet de présentation plutôt que support de représentation. Plutôt que l’illusion d’une troisième dimension, Stella revendique la réalité des deux dimensions de la toile.

Mais, de nouveau les choses se compliquent, du moins en théorie. Stella crée une peinture littérale qui insiste sur le fait qu’elle est une surface plane, attirant le regard sur son statut d’objet ; cet objet s’envisage avec son châssis dans ces trois dimensions dans l’espace réel. Mais, Stella aurait-il fui la troisième dimension en peinture pour la trouver en sculpture ? On commence à s‘interroger sur l’appartenance générique de cet objet : peinture, sculpture, ou objet spécifique ?

« Le minimalisme de l’objet a triomphé sur le modernisme en peinture 424  », tel est le constat de Thierry de Duve qui compare la fortune plus grande de Flavin, LeWitt, Morris et Judd à celle de Louis, Noland et Olitski, c’est-à-dire celle des peintres soutenus par Greenberg. D’une certaine façon, le minimalisme tend vers l’indifférenciation des genres peinture et sculpture. Ainsi Donald Judd invente ‘l’objet spécifique’ qui est ni sculpture, ni peinture. Selon Carl Andre, la profondeur inhabituelle du châssis chez Stella rapproche ses pièces de la sculpture. Stella, en revanche, se méfie, et ne considère pas ses tableaux comme des objets au même titre que Andre ; il insiste sur leur opticalité. Plus tard, Stella tranchera la question avec humour, situant son travail entre la deuxième et la troisième dimension : « I work away from the flat surface but I still don’t want to be three dimensional, that is totally literal […] more than two dimensions, but short of three, so for me, 2.7 is probably a very good place to be » 425 . William Rubin, directeur du Musée d’Art Moderne de New York et influent défenseur de Stella, a sans doute raison de poser la question générique en termes de prouesse : jusqu’où pouvait aller Stella dans ses emprunts à la sculpture et à l’architecture tout en continuant à faire de la peinture 426  ». C’est en effet un défi, une bravade.

Si la question du genre doit être posée, c’est de nouveau Rubin qui nous aidera à répondre. Stella reste du côté de la peinture car les œuvres sont surélévées et n’induisent pas de rapports d’échelle avec le corps du spectateur. Même si on peut la regarder obliquement pour en observer la construction, une œuvre comme La Vecchia dell’orto est à voir de face. Elle prend appui sur le fond du mur, comme un bas-relief. Son champ est pictural. Dans cette œuvre, ainsi que dans les séries des Oiseaux exotiques et des Circuits, l’artiste trouve le moyen de répondre avec impertinence à la question de l’illusion : le tableau propose un espace fictif, mais il a une profondeur réelle, les ombres faisant partie du tableau. 

Frank STELLA,
Frank STELLA, La Vecchia dell’orto (La Vieille dans le jardin), 1986, au Centre Pompidou
Frank STELLA,
Frank STELLA, Marrakech, 1964

Mais la question de l’illusion n’est pas si vite réglée. Au contraire, Stella jauge, éclaire et met à profit cette question qui l’identifie. Les toiles aux couleurs vives de 1963 à 1965, de Jasper’s Dilemma à la suite marocaine, font ressortir la tendance à l’illusion de toute peinture. Ainsi dans Marrakech de 1964, la convergence des rayures perpendiculaires (où chacune des deux couleurs fluorescentes rencontre l’autre à angle droit) induit une image de pli, un jeu optique avec un dessus et un dessous et donc avec une profondeur. Pour avoir une description précise de ce qui se passe sur une toile, il faudrait opposer au tropisme de la planéité vanté par Greenberg, le tropisme de la profondeur que révèle Stella. Si, malgré Greenberg, Stella a été le champion de la planéité, et le triomphateur de la peinture américaine alors triomphante 427 , c’est sans doute parce qu’il ressent avec force la tension contraire, celle de l'illusion de profondeur.

Frank STELLA, Darabjerd III, 1967 au Hirshhorn Museum & Sculture Garden, Washington
Frank STELLA, Darabjerd III, 1967 au Hirshhorn Museum & Sculture Garden, Washington

Jusqu’en 1967, Stella réalise des toiles découpées où réapparait l’illusion avec la réintroduction de la couleur, comme dans Marrakech ou les grandes toiles telles Darabjerd III (1967) de la série des Protractors. Dans les années soixante-dix, l’artiste fabrique des reliefs (Polish Village Series). Il réalise ensuite les Oiseaux Exotiques (1976-1977), les Oiseaux Indiens (1977-79) et la série des Circuits (1981) où il assemble physiquement les différents plans de l‘œuvre avec du carton, du bois, du tissu, du métal et du grillage. Au début des années quatre-vingt, Stella revient à la question mais cette fois à travers une série de conférences à Harvard 428 . L’artiste devenu historien et critique voudrait retrouver l’espace illusionniste de la peinture des grands maîtres et de Rubens et du Caravage en particulier. Ce qui dans cette peinture naturaliste était créé pour donner l’impression qu’un être humain pouvait habiter l’espace du tableau peut et doit être créé par des moyens abstraits. C’est le projet de Stella depuis le début des années 1980. Et Rosenblum de conclure : « The triumphant flattening and dematerializing of pictorial space had been achieved at a price he was clearly no longer willing to pay » 429

Frank STELLA,
Frank STELLA, Die Fahne Hoch !, 1959

En 1986, Robert Rosenblum estime que les toiles de Frank Stella de la fin des années 1950 jusqu’en 1965 ont immédiatement donné à celles de Jackson Pollock un air traditionnel de fiction fenestrale 430 . Cependant, la même année, Rosenblum s’autorise à voir les Black Paintings (dont Die Fahne Hoch !) de 1959 avec le recul historique comme des représentations semblables aux cathédrales ou aux peupliers peints par Monet : « As in Monet’s series paintings, one sensed the search for the most finely calibrated nuance of vision and feelings, and as in the case of the cathedral and poplar series in particular a rectilinear skeleton seemed immersed, like a subliminal presence, beneath a veiled and shimmering surface. » 431 Ces deux commentaires opposés posent une question importante.

La deuxième lecture est-elle l’effet du temps, comme une sorte de décantation du regard 432 ? S’agit-il d’un effet de l’inévitable investissement symbolique qui se produit dès qu’une œuvre est prise comme de l’art, investissement se dépliant exponentiellement dans le temps ? Ce mouvement est si puissant qu’il semble vaincre les efforts souvent considérables de l’artiste pour insister sur la matérialité de son travail. La fenestralité, c’est-à-dire au fond la tendance à fictionnaliser, à (se) raconter une histoire, serait-elle un effet de la culture, effet de l’emboîtement de l’art dans la culture ? De même Rosenblum suggère que la sauvagerie de Pollock a été domestiquée par le musée et par le discours de l’histoire de l’art : The « wildness of Pollock has been tamed to the propriety of museums and art-history textbooks.  433 . L’indicialité de l’acte même de choix, de présentation, de donner à voir, de dire « voici », génererait toujours un cadre-fenêtre. Qu’il soit là ou pas serait donc de moindre importance. Ainsi le symbolique ne peut-il jamais quitter l’homme.

Mais à ces spéculations, il faudrait apposer une demande plus spécifique : ce regard culturel peut-il ajouter de la profondeur à l’image ? Stella lui-même conclut : « There’s always some illusionism in my literalism no matter how literal my paintings get ; in any case, you always hope the work has some auras more than just its literal ones 434  » En effet, Stella ne cède pas tout à fait au penchant de la planéité, il résiste, il ne capitule pas, il désire encore livrer bataille. Peut-être faudrait-il alors revenir à l’étymologie : illusion est dérive de illudere. Ludere, c’est jouer. S’agit-il du côté ludique de la peinture, de la peinture comme jeu ?

Avec le recul sur sa propre œuvre, Stella en parle en termes d’« aura ». Le terme est étonnant, car anti-littéral et immatériel, mais néanmoins compréhensible, correspondant aux impressions qu’évoque Rosenblum devant les toiles, même celles du début des années soixante. Mais avec l’évocation d’une aura, nous sommes du côté d’une conception sacrée de la peinture, plus proche de Rothko que l’on aurait cru.

Stella ressent la tension de l'illusion de profondeur. On pourrait conclure que l’œuvre de Stella s’accomplit sous le signe d’une chasse à l’illusion que Stella traquerait comme on traque un animal sauvage dans une lutte ritualisée aux accents de Hemingway ou de Melville. Dans les années 1980, d’ailleurs, Stella réalise une série d’œuvres basées sur Moby-Dick, dont une qui porte le titre du premier chapitre, Loomings. Ce titre ne désigne-t-il pas quelque chose de ce qui est à l‘œuvre dans les toiles de Stella : apparitions indistinctes, immanence de la fiction, son tissage, détissage et retissage ?

Frank STELLA,
Frank STELLA, Loomings, 1986

Si ce qui précède est exacte, Stella serait à la fois le champion de la planéité, mais aussi celui qui fait revenir l’illusion dans l’œuvre. L’illusion revient également chez Mangold : l’illusion d’un cadre, l’image ludique qui sur le mur figure un cadre. Mangold, minimaliste tendance newmanienne, disciple de Stella, a fabriqué entre autres des tableaux en forme de cadre. Il sera le premier d’une série d’artistes à faire de la sorte, mais son avance et son ascèse méritent un traitement à part.

Notes
399.

Référence aux titres des derniers chapitres de Moby-Dick.

400.

Sean Scully, catalogue d’exposition, Hôtel des Arts, Toulon, 2003, p. 40.

401.

Scully entend réintroduire de la complexité dans la peinture minimaliste en poussant souvent sa composition jusqu’au désequilibre. Il assume volontiers la tradition de la peinture et désire que l’on retrouve dans sa touche des réminiscences de Manet, de Vélasquez et de la peinture italienne. Son attitude se situe à l’opposé de celui de Barnett Newman (« to paint as if paintng had never existed before », Selected Writings, 1990, p. 192) : il veut rappeler la longue existence de la peinture et assumer son « fardeau ».

402.

Si le mot est employé par Malraux (« illusionnisme occidental », Le Musée imaginaire, p. 238) ou par Jean-Paul Sartre pour désigner la recherche dans le roman et la peinture de l’illusion du réel, il garde généralement une forte connotation négative. En peinture, il évoque un moment du baroque qui correspond au trompe-l‘œil.

403.

Thierry de Duve,Voici, 2000, p. 141.

404.

A propos de Reinhardt, par exemple : « sa peinture reste illusionniste », Le Triomphe de l’art américain, tome 2, Les Années soixante, Editions Carré, 1990, p. 33.

405.

Cf. Groupes, mouvements, tendances de l’art contemporain depuis 1945, ENSBA, Paris, 1990, p. 31 : « Les premières œuvres minimalistes, datées de 1962-1962, prononcent le refus de l’illusionnisme ».

406.

Bonfand, L’Art abstrait, Collection Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, 1994, p. 39.

407.

Voir supra, Chapitre 3.

408.

Dans l’histoire de l’art américain, Frank Stella prendra rapidement l’ascendant, si l’on peut dire, sur son homonyme et prédécesseur Joseph Stella (1877-1946).

409.

Michael Fried, Art and Objecthood: Essays and Reviews, University of Chicago Press, Chicago, 1998.

410.

Sandler, Le Triomphe de l’art américain, tome 2, Les Années soixante, 1990, p. 29.

411.

« Frank Stella : Five Years of Variations on an ‘irreducible’ theme », texte publié en 1965, On Modern American Art, Abrams, New York, 1999, p. 166.

412.

Michel Pastoureau, L’Etoffe du diable : une histoire des rayures et des tissus rayés, Paris, Le Seuil, 1991. Xavier Girard, « Sean Scully Affection du tableau », Sean Scully, Galerie Nationale du Jeu de Paume, Paris, 1996, p. 48 sq.

413.

Louis Marin,« Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures », De la Représentation, p. 347.

414.

Force « the illusionistic space out of the painting at a constant rate by using a regulated pattern . » Propos de l’artiste cité par Robert Rosenblum On Modern American Art, 1999, p. 171.

415.

Sur l’Art et les artistes, Hermann, Paris, 1967, p. 212.

416.

Painting After Pollock, G+B Arts, Amsterdam, 1999, p. 79.

417.

Sandler, Le Triomphe de l’art américain, tome 3, l’Ecole de New York, Editions Carré, 1991, p. 263.

418.

Ibid., p. 263.

419.

Thierry de Duve dira : « de même que le tournesol se tourne vers le soleil, les peintres modernistes se sont tournés vers la planéité ». (Voici, 100 ans d’art contemporain, 2000, p. 140.)

420.

Xavier Girard, Sean Scully, 1996, p. 48.

421.

Sandler, Le Triomphe de l’art américain, tome 2, Les Années soixante, 1990, p. 33.

422.

Ibid. p. 49.

423.

Sandler, Le Triomphe de l’art américain, tome 3, l’Ecole de New York, 1991, p. 262.

424.

Voici, 2000, p. 142.

425.

William Rubin, Frank Stella, 1970-1987, Museum of Modern Art, 1987, p. 77.

426.

« How much could he Stella subsume from the neighboring plastic arts of sculpture and architecture and still be making paintings ? » Rubin, Frank Stella, 1970-1987, 1987, p. 8.

427.

Nous nous réfèrons ici au titre de Sandler, The Triumph of American Painting et à sa description de Stella . « Il voulait occuper une position centrale dans la peinture des années soixante. » Tome, 3, 1991, p. 260. Stella incarne une volonté de triomphe à un moment où cette volonté peut être portée par l’histoire de la peinture américaine.

428.

C’est en 1983 et 1984. Cf. Rosenblum, On Modern American Art, 1999, p. 184.

429.

Rosenblum, On Modern American Art, 1999, p. 183

430.

« Palpable picture objects that would make even Pollock look like the traditional, window-framed illusions of the old masters ». Ibid., p. 173.

431.

On Modern American Art, 1999, p. 172.

432.

C’est avec cette question que s’ouvre ce bel essai de Rosenblum Ibid., p. 170 : « Works of art are supposed to be timeless and immutable, but as decades pass, they may also change unrecognizably ».

433.

Rosenblum Ibid., p.170.

434.

Propos cité par Rubin, Frank Stella, 1970-1987, 1987, p. 93.