Dans les années 1980, un certain art nouveau ne veut plus être moderne, et semble se tourner vers le passé du siècle finissant. L’histoire n’est plus considérée comme une suite linéaire d’avancées héroïques ; la nouveauté n’est plus radicale ; dans un monde dominé par les médias de masse, la culture n’a plus de centre dominant. Le terme postmoderne est créé pour désigner cette vision où modernisme et tradition se mêlent librement, vision selon laquelle l’histoire est un répertoire de formes que l’on peut citer à loisir, voire un parc à thèmes où se promener sans dogme 465 .
Dans les années 1980, la mode est à la citation. On cite l’expressionnisme. On cite la publicité. On cite le Pop Art qui à déjà cité la publicité. La peinture figurative étant de retour, on cite l’encadrement classique. Par une heureuse coïncidence, le cadre lui-même constitue ce que l’on pourrait appeler une figure de la citation. Son rôle n’a-t-il pas toujours été de mettre des guillemets à l’énonciation visuelle ? Le cadre est, comme nous l’avons suggéré dans notre introduction, l’équivalent visuel de selon : il produit des énoncés du type selon Vuillard, selon Monet, selon Cézanne 466 . Quand un artiste post-moderne cite une présentation encadrée classique, il cite donc une citation. Ce plaisir de la réflexivité pourrait contribuer à expliquer la soudaine prolifération de cadres dans l’art américain du milieu des années 1980, moment où Louise Lawler les photographie, où Allan McCollum en poursuit le simulacre, où Robert Mangold explore sa deuxième série de Frame Paintings et où Robert Morris fabrique des cadres pour le moins macabres.
En 1984, Robert Morris (né en 1931) réalise une série d’œuvres sans titre où l’image encadrée n’appelle pas le regard : c’est un coucher de soleil coloré, avec effets de lumière tourbillonnante, un ersatz de Turner ou du kitsch volontaire. Le cadre, en revanche, intrigue, accapare et absorbe le regard : il est fabriqué en plastique gris et a la forme du cadre d’un miroir ou, dans sa partie haute, d’une cheminée. Des éléments en relief s’y distinguent — certains très clairement, d’autres par suite d’observations plus détaillées. Le spectateur est appelé à s’approcher pour faire ces découvertes.
En haut et sur les deux côtés, des têtes de mort. En bas, des poings serrés s’approchant de gauche à droite et de droite à gauche pour se rencontrer au milieu. La violence de leur affrontement est amplifiée par les sillages qu’ils provoquent. Partout des lignes courbes, comme des tourbillons ou des éléments liquides en fuite. On dirait que cela bouillonne comme de la lave, mais c’est figée (pour l’éternité ?). En haut, sous la tête de mort aux dents bien visibles, on croit distinguer des vers grouillants. Une bosse se dessine dans le crâne. A côté, et ailleurs, d’autres protubérances que l’on ne saurait identifier émergent du magma : l’effet est de dégoût mêlé d’inquiétude.
Le feu dans l’image, les corps luttant, les ossements sur le bord font penser à une représentation de l’enfer. On pense aussi à des pierres tombales ou aux cadres baroques. Une bonne description du tableau de Morris serait d’ailleurs la description du cadre baroque que donne Germano Celant : « enclosures of monsters and caverns of phantasms, in which painting is lost within boundaries of the horrible and the terifying » 467 . Cette œuvre valide également les analyses de Bertrand Rougé : le cadre est une « concrétion liminaire (qui) matérialise les turbulences 468 ». Le tableau convoque même la Méduse, qui d’après Rougé est « une facialité vide encadrée de serpents» 469 . Est-ce l’effet recherché ? Quelle leçon Morris nous donne-t-il ici ? Le cadre comme syncope de cadavre 470 ? S’agit-il plutôt de représenter le refoulement qu’opère d’ordinaire le cadre et qu’ici se défait énergiquement devant le spectateur médusé ? Le fond d’absence et de mort sur lequel se détache toute image est ici en train de reprendre le dessus 471 . En effet, quelque chose résiste, insiste, fait retour : un nez, un visage, un poing parmi des vers grouillants.
Le cadre s’installe comme la marque d’une absence, transformant l’obscénité de celle-ci en mise en scène compensatoire, où l’euphorie chasse pas à pas le macabre 472 . Le cadre gomme la réalité de la naissance et donc de la mort possible de l’œuvre car un tableau encadré se présente comme une évidence idéale, à l’abri du temps. C’est la fonction d’idéalisation du cadre et de la culture 473 . Morris semble dire « Stop ! Halte à la dénégation. Regardons donc pour une fois ce que nous n’osons affronter ». Après tout, le modernisme avait déjà prouvé maintes fois que l’œuvre d’art était le produit matériel d’un geste ; l’œuvre moderne avait suffisamment montré ses matières, ses supports, ses dessous ; elle avait été jusqu’à exposer sa conception et à donner à voir sa disparition. Robert Morris peut bien en 1984 dévoiler, avec un humour bien noir, ce que cachait le cadre.
Parmi les jeunes artistes émergeants à New York au début des années 80 se trouve Mark Innerst, né en 1957. Très vite son œuvre est accueillie, exposée et commentée 474 . Il participe, par exemple, en 1989 à une exposition collective au Walker Art Institute de Minneapolis intitulée « Landscape re-Viewed: Contemporary Reflections on a Traditional Theme ». Aujourd’hui, en 2006, sa place dans l’histoire de l’art est peut-être moins assurée, mais ses peintures se trouvent néanmoins dans les collections du Metropolitan Museum et du Guggenheim Museum de New York, du Musée d’art contemporain du comté de Los Angeles (LACMA) et du Musée d’art contemporain (MOCA) de Chicago.
La signature de Mark Innerst est une certaine hypertrophie du cadre. Sa « signature style » est une façon de présenter ses toiles dans des cadres généralement anciens occupant souvent une surface plus grande que les images qu’ils entourent. Le tableau est de petit format (les dimensions dépassent rarement 50 cm2), mais l’échelle de composition est grande de sorte que le spectateur doit se rapprocher pour tenter de voir ce qui s’y figure : dans Vacation Spot, par exemple, ce n’est pas un paysage hollandais comme on pourrait le croire mais les rivages de Brooklyn. Regarder l’image devient un véritable effort, quelque peu contrarié par la trop grande visibilité du cadre. C’est comme si l’expérience visuelle proposée par l’artiste consistait à voir le cadre autant que l’image ou, plutôt, consistait à tenter de voir l’image et à être contraint de voir et de revoir le cadre.
En effet, le cadre chez Innerst remplit tous ses devoirs sauf un : il ne se fait jamais oublier 475 . Il semble vouloir attirer tous les regards sur lui jusqu’à nous empêcher de voir le tableau. Bien sûr, l’échelle miniature de la représentation et le peu à voir dans l’image collaborent à renvoyer le regard vers les bords. Mais, l’image peinte fonctionne à peine sans le soutien inhabituel de son cadre pour en prolonger, si ce n’est en créer, la perspective. C’est de nouveau le cas dans Signs on Buildings de 1990 où le cadre en bois vernis participe d’une même fiction décorative d’un New York des années 1930 suggérée par le graphisme de l’image. Ainsi un tableau ne devient un Innerst que grâce à son encadrement de sorte que, contrairement à la pratique usuelle, celui-ci est toujours reproduit avec son cadre.
Dans ces vues urbaines, Innerst rappelle le précisionnisme du début du XXe siècle : celui de Charles Demuth, Charles Sheeler et de Georgia O’Keeffe 476 . Il représente avec une délectation anachronique les rues de New York (The New Building, Avenue of the Americas) ou de Philadelphie (Cross Street, South on Walnut). Dans ses paysages, où les rivières (Mississippi, East River) occupent une place particulière,Innerst cite volontiers les peintres Luministes du siècle précédent, Kensett et Heade, afin d’évoquer une quiétude révolue. Il convoque aussi les peintres qui ont tenté de donner à la nouvelle nation américaine une représentation sublime de sa nature et adopte, dans l’image, le choix de la grande échelle à l’instar de Church, Bierstadt et Cole 477 . D’une Amérique (nature et ville) qui s’est affirmée et s’est construite à travers son image en peinture, Innerst offre une vue empreinte de nostalgie. Dans l’Amérique des années 1980, le citoyen-consommateur a peut-être du mal à accéder à la nature et aux villes américaines sans la médiation des images. Quelque chose de cette saturation des images et du désir d’en retrouver l’innocence magique est sans doute inscrite dans les dispositifs parergonaux d’Innerst qui multiplient les emboîtements et les effets de verrouillage.
Chez Innerst, nous sommes dans un entre-deux. Le travail signé par l’artiste est l’articulation devant nos yeux du dedans de l’œuvre et de son dehors. Son processus semble depuis longtemps achevé : on croirait volontiers que ce sont des tableaux d’un autre temps. Dans Brooklyn seen from the East River, il nous semble être revenus des siècles en arrière, avant de distinguer le paysage industriel. L’œuvre d’ Innerst s’installe dans ce simulacre anachronique 478 .
Elle va demeurer dans une émergence. La réception, en effet, ne cesse de commencer : on commence tout juste à voir et on est arrêté au seuil. Innerst crée le cadre à partir duquel contempler une histoire 479 . L’histoire démarre, débute, elle est sur le point de partir. Mais, elle reste au point de départ. Tant pis pour le spectateur, il devrait être capable de se raconter l’histoire à partir de l’incipit. L’esthétique fenestrale est parodiée plus que réalisée. La fenêtre du tableau n’est qu’entrouverte. Le tableau dominé par le cadre — le grain de son bois, les incidents graphiques et chromatiques de sa surface — est autant un objet qu’une fenêtre : en cela, Innerst est bien encore moderne 480 .
Il existait aux Etats Unis à la fin du dix-neuvième siècle plusieurs peintres de trompe-l‘œil qui ont connu le succès : Harnett, Haberle et Peto. Chez ces maîtres en « deception 481 », le tableau se donne pour du réel et cache son cadre. Chez Innerst, cent ans plus tard, le tableau montre son cadre et se donne pour une fiction, ce qu’il est à peine. Il serait davantage la fiction d’une fiction, ou, pour nous, la fiction d’une fenestralité. Dans le trompe-l’œil, selon Jean Kempf, « la rupture entre monde du spectateur et monde du spectacle … est gommée ». Cette rupture est au contraire soulignée chez Innerst, et c’est le monde du spectacle qui y est presque gommé. Loin d’être nié, « l’altérité du représenté » est affirmé et le spectateur est renvoyé dans son monde et dans son rôle de spectateur. Le trompe-l’œil « offre … l’accomplissement du phantasme de l’entrée dans l’image » 482 . Innerst rappelle que le tableau-fenêtre est fondé sur ce fantasme que ses dispositifs font chuter. Ses images sont des leurres, mais toutes les autres le sont aussi, bien qu’elles soient moins déceptives. Ainsi, pour Wajcman, paraphrasant Alain et convoquant Derrida et Cézanne, le cadre dit la « vérité en peinture». Cette vérité, c’est : « Je ne suis que peinture » 483 . A cet égard, Studies Frames and Paintings, (représentation d’un mur couvert de paysages encadrés ) qui n’est peut-être pas le meilleur tableau d’Innerst, est sans doute le plus symptomatique.
Allan McCollum 484 est un montreur d’œuvres. Le projet de ses Surrogate Paintings qui font sa réputation dans les années 1980 est de démontrer qu’un tableau est un jeton culturel voué aux échanges de pouvoir, d’argent et de prestige, un jeton que l’on exhibe pour manifester que l’on tient une place dans ces échanges. Ce qu’une ‘peinture subrogée’ 485 donne à regarder est ce qu’elle expose de son dehors, ce qu’elle pointe à son pourtour, et non ce qu’elle tient en son dedans. Le dedans ‘désappointe’. L’artiste attire l’attention d’abord non sur la forme esthétique mais sur la fonction culturelle du tableau. Indice clair de cette fonctionnalité, le cadre joue le rôle vedette dans les différentes installations des Surrogate Paintings.
McCollum pratique l’installation, genre encore considéré comme expérimental dans les années soixante-dix et en passe de devenir conventionnelle dans les années quatre-vingt 486 . Les Surrogates de McCollum ont gardé la verve politique et la fraîcheur critique de cette nouvelle manière de structurer le travail plastique dans l’espace. McCollum travaille la place de l’art et ceci de façon littérale. Dans Fixed Intervals, par exemple, série commencée en 1988 en collaboration avec Louise Lawler, l’artiste occupe les intervalles entre des œuvres dans une salle d’exposition par des motifs tirés de la police de caractères Dingbats, agrandi pour mesurer environ 15 cm moulé en plâtre ou coupé dans du métal. Perpetual Photos, série débutée en 1981, repère et agrandit la place qu’occupe la peinture encadrée dans les émissions de télévision. The Dog from Pompei (1991) est la multiplication de moulages qui représenteraient la place occupée par le corps d’un chien figé au moment de l’ensevelissement de Pompéi par la lave du Vésuve. Cette métaphore archéologique peut aussi servir d’hypothèse de lecture pour les installations des Surrogates. Elles représenteraient ainsi l’excavation future d’une galerie du vingtième siècle, un travail de fouille qui laisserait voir le site d’un rituel de monstration ; il manquerait le code pour déchiffrer les images fossilisées aux contours pétrifiés.
McCollum appelle ce regard « anthropologique 487 », mais ce qui le motive dans l’œuvre de 1991 est aussi de reproduire une représentation qui s’est produite naturellement. L’œuvre de McCollum opère constamment ce type de renversements : du naturel au culturel, du figuratif à l’abstrait, du multiple à l’unique, de l’intérieur à l’extérieur. Dans la série des Surrogates, alors que le tableau est abstrait — rappelons que l’on a considéré et exposé McCollum comme un peintre monochrome 488 — l’ensemble est figuratif : l’installation représente « l’image d’une galerie en trois dimensions 489 ». Le mot galerie peut aussi s’entendre, comme on vient de l’indiquer, dans le sens archéologique. Chaque tableau est unique par sa configuration, alors qu’il apparaît comme un multiple. De même, le cadre d’une peinture subrogée ne referme pas un tableau à son intérieur, mais crée un espace pictural à son extérieur.
En fait, le titre Surrogates désigne plusieurs séries d’installation. La première est réalisée entre 1978 et 1981 : ces Surrogate paintings sont fabriquées avec du bois recouvert de plusieurs couches de papier cartonné ; le tout est peint d’une seule couleur de sorte que la ‘partie picturale’ subit le même traitement que la ‘marie-louise’ et le ‘cadre’ qui la présentent. A partir de 1982, une deuxième série est réalisée en plâtre : ces Plaster Surrogates sont soit d’un seul tenant comme les précédentes soit différenciés dans les trois zones qui définissent la présentation classique d’un tableau. S’y distinguent un centre noir, une marie-louise blanche et un cadre de couleur variable : doré, beige, ocre, rouge, gris, noir.
Enfin, au moment où l’artiste achève la première série, il a l’impression de ‘reconnaître’ ses substituts de tableaux à la télévision : il les voit sur les murs dans de vieux films hollywoodiens, dans les décors des sitcoms, derrière les présentateurs, les hommes politiques et les célébrités. McCollum est fasciné et ravi. Premier ravissement, enfantin : celui de voir des McCollums, de se voir sur le ‘petit écran’ ; ce souhait « that very basic wish we all share, the wish to be in the picture 490 » est exaucé. Deuxième ravissement, adulte cette fois : la télévision offre la preuve par mille de ce que l’artiste voulait démontrer : les peintures encadrées composent le décor de notre vie, ce sont des signifiants interchangeables que l'on exhibe pour en imposer 491 . C’est un jeu de représentation sociale. De l’appropriation jubilatoire de ces images trouvées, McCollum fera les Surrogates on Location 492 , série exposée en accompagnement des Plaster Surrogates.
L’origine du projet des peintures subrogées est le désir de fabriquer un signe unique, emblème de la peinture 493 . Ce que McCollum admire chez Stella, chez Ryman et chez Buren est leur réduction de l’expérience picturale à une sorte de définition de la peinture — McCollum y voit même une « caricature », figure qu’il voudrait reprendre à son tour 494 . Une fois qu’il trouve cette image unique, McCollum s’éloignera de l’unicité dans la présentation : un tableau subrogé ne doit jamais se présenter seul car on ne saurait alors le regarder de manière systémique 495 . Pour diffuser sa critique, il faudra un objet qui se multiplie et se propage. Au départ du projet, chaque tableau est présenté de manière isolée selon les pratiques de la fin des années soixante-dix 496 , mais rapidement ils sont présentés dans des ensembles rapprochés de plus en plus grands qui vont jusqu’à cinq cents pièces.
La présentation isolée avait créé des malentendus. Le public regardait le centre du tableau, croyant y recueillir le sens. Il voyait le tableau comme un signifiant unique. Surtout il ne comprenait pas que le cadre en faisait partie : « j’ai été surpris de constater que même en 1978, les gens ne parvenaient pas à comprendre que les cadres faisaient partie de l’œuvre » 497 . L’unité, bien sûr, c’est l’ensemble : l’ensemble formé par le centre, la marie-louise, l’encadrement, mais aussi l’ensemble formé par l’installation plurielle des ‘tableaux’ dans lequel le regard est renvoyé et remis en circulation d’un tableau à un autre.
Quel est le rôle du cadre dans les Surrogates ? Stricto sensu, il n’existe pas : il est un trompe-l’œil, un relief peint pour être repéré distinctement. Simulacre comme le reste du tableau, il assure toutes les fonctions scénographiques d’un véritable cadre : signaler, souligner, célébrer 498 . Il lui manque, cependant, les fonctions internes : isoler l’image de son environnement, lui apporter clôture et concentration du regard. Car le cadre des Surrogates n’est plus une frontière entre l’intérieur du tableau et son extérieur. Le véritable intérieur se dessine en creux sur le mur, formé par le jeu des lignes et des couleurs. Ces cadres ont appris un nouveau rôle, ouvrant l'espace par leur bord extérieur. Par ce renversement, le cadre subrogé invite à regarder au-delà de lui, ses carrés faisant partie du centre et non de la circonférence de ce qui est donné à voir.
Donner à voir qu’il y a une donnée à voir : la mission du cadre 499 . Le cadre de remplacement joue son rôle et dit son texte : « Regardez ceci ». À côté, un autre déclame : « et ceci » et un troisième : « vois encore ceci ». Et ainsi de suite : c’est une véritable stéréophonie d’injonctions. McCollum donne à entendre qu’il nous donne à voir afin de créer une conscience scopique : se saisir comme un être saisi par le désir de regarder. Là-dessus, Allan McCollum nous demande de devenir lucide. Cela rappelle les sommations de Buren et de ses comparses en 1966 « Buren, Mosset, Parmentier, Toroni vous demande de devenir intelligent. » 500
Ce que piègent les Surrogates, c’est notre désir de voir ; le spectateur doit se surprendre « dans l’acte de vouloir regarder un tableau » 501 . Car si les Surrogates jouent à être des tableaux, le spectateur à son tour joue à les regarder. McCollum qui se destinait au théâtre utilise un protocole d’inspiration brechtienne 502 . L’effet de distanciation est salutaire : l’artiste veut créer simultanément un spectacle et un mouvement de recul devant le spectacle. McCollum considère les œuvres d’art comme des accessoires (au sens théâtral), formant un fond de scène à notre vie 503 . La théâtralité des installations vient donc naturellement :
‘The surrogates … started working to render the gallery into a quasi-theatrical space which seemed to ‘stand for’ a gallery and by extension this rendered me into a sort of a caricature of an artist, and the viewers became performers and so forth. In trying to objectify the conventions of art production, I theatricalized the whole situation without exactly intending to 504 . ’Le régisseur McCollum parle de créer une scène « dans laquelle le spectateur serait poussé à désirer un tableau mais en même temps, sans satisfaire ce désir, de sorte que, une fois de plus, le spectateur serait saisi par l'expérience de ce désir 505 . » Le procédé des Surrogates est aussi un équivalent plastique de la science psychanalytique : le tableau figure l’objet interchangeable qui ne peut satisfaire que partiellement et provisoirement le désir 506 . Les installations de McCollum disent peut-être aussi quelque chose de l’ambiguïté du don : les Surrogates dans leurs emballages identiques n’ont-ils pas quelque chose de menaçant, quelqu’allure de cadeau empoisonné ? Ils offrent une scène fascinante, mais légèrement inquiétante. Pour expliquer l’ambiance ambiguë qu’il désire créer avec ses installations, McCollum raconte un souvenir d’enfance où la prolifération des objets était a la fois effrayante et attirante 507 .
Tout se passe comme si l’installation exposait la prétention de l’art visuel, de tout tableau, de vouloir tenir la place d’un objet imaginaire qui serait convoqué par le cadre mais qui resterait à jamais inaccessible, hors cadre. Cependant, en même temps que la mise en scène de la frustration, il y a sa transfiguration plastique : nous avons non seulement la critique du désir de voir, mais aussi, poétiquement, la relance de ce désir. En captant et taquinant notre désir de voir, si le cadre n’est pas tout à fait, comme le disait Degas, le « maquereau » du tableau 508 , il aurait quand-même un rôle aphrodisiaque.
« I’m interested in forgerounding the social behavior of making, buying and selling art, and of having art and looking at art 509 » : l’artiste Allan McCollum entend bien mener dans les années 1980 une critique politique du système de l’art aux Etats-Unis et dans le monde occidental. Les Surrogates peuvent être comprises comme une grève du travail d’artiste : l’artiste distancié qui fait des tableaux de substitution déroge au travail de représentation. Au lieu de jouer le jeu, il l’expose. Il expose le musée dans sa nudité. Il expose le collectionneur dans sa bonne conscience chic. Dans une installation qui plait particulièrement à McCollum et qu’il laisse volontiers reproduire dans ses catalogues 510 , quelques surrogates se sont installées dans l’ambiance feutrée du hall d’une grande société. Les cinq peintures subrogées jouent leur rôle. Le tableau encadré, né en même temps que la banque en Italie, est à son aise dans les halls des institutions financières ou des grandes entreprises, ces lieux de représentation de la richesse et du pouvoir où l’un se convertit en l’autre, et où les deux se convertissent en une devise supérieure, le goût. Le jugement de McCollum est sévère : « I feel that art now functions to keep people apart, to reinforce and maintain class boundaries and to encourage exclusion and inequality through the cult of ‘taste’ 511 ».Dans cette installation et sa reproduction photographique, le tableau et ses avatars se dévoilent sans complexe (mais non sans ironie) comme jeton dans le système symbolique capitaliste. Faut-il comprendre que, de Florence à Manhattan, la culture n’est qu’un système clos, ou une salle forte, que l’art essaierait d’ouvrir mais dont la refermeture automatique est préprogrammée ? C’est peut-être ce que mime le noir, ce rideau sur la représentation, chez Allan McCollum.
Où se situe enfin le travail de McCollum vis-à-vis du thème de la fenêtre ? La réponse est paradoxale, réversible. Ou bien nous sommes dehors, le rideau est tiré, la fenêtre est fermée et elle ne donne sur aucune histoire. Fermés sur leur nature de choses, les suppléants n’ouvrent sur aucune image, aucun imaginaire 512 . Ou bien, nous sommes dedans. Sans nous en rendre compte, nous sommes passés de l’autre côté du miroir comme l’Alice de Lewis Carroll est entrée dans un monde imaginaire sans que le passage ait été clairement marqué 513 .
Nous sommes entrés dans l’image. Devant une installation de McCollum, nous nous trouvons, en l’occurrence, dans la représentation de l’art, nous sommes dans la galerie, nous sommes dans la culture comme système, simulacre, ou cauchemar. Les suppléants ont créé un espace réel qui ouvre sur un espace imaginaire, où nous nous projetons. Avec cette double réponse, cette réponse contradictoire mais simultanée, l’esthétique fenestrale se trouve à la fois explicitement critiquée et implicitement validée. A la lumière des Surrogates de McCollum, Claude Gintz a défini en 1984 les arts visuels en général comme des « suppléants entr’ouverts sur l’imaginaire 514 ». Fermées et ouvertes, ces installations de McCollum visent bien à incarner, sous le mode du clignotement, cet état d’entrouverture.
Avec le travail d’Allan McCollum, nous avons déjà abordé la question de l’installation, dont l’artiste assume parfaitement la théâtralité. Sans être des œuvres in situ, les dispositifs de Mark Innerst et les grands cadres de Robert Morris sont également des œuvres qui incorporent leur site. Peut-on déjà parler à leur sujet d’installation ? L’installation serait-elle un avatar du cadre ? C’est ce que nous allons devoir envisager dans un dernier chapitre.
« Le Postmodernisme, phénomène de la fin des années 1970 et symptomatique des années 80, est un un comportement, général à tous les domaines artistiques, de relecture de l’histoire et de l’écriture artistique. Gigantesque remise en cause de la notion héroïque de l’histoire linéaire des avant-gardes et notamment de la nouveauté radicale que cela sous-entendait, le Postmodernisme est la possibilité de regarder le passé, aussi bien lointain que récent, et de revendiquer ouvertement ses références, ses filiations, tout en affirmant l’appartenance au monde contemporain ». Telle est la définition du postmodernisme dans Groupes, mouvements, tendances de l’art contemporain depuis 1945, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, Paris, 1990, pp. 170-171.
Voir « Sémiotique 5, énoncer ».
« Framed », 1982, p. 52.
« En-visager l’absence » in Cadres & Marges, 1995, p. 35.
Ibid., p. 39.
L’œuvre composée par un anglophone peut-elle distiller des intuitions de la langue française où l’on peut dire aussi se faire encadrer pour se faire enterrer ?
Pour Rougé, le bord est « la ligne où le tableau s’enlève sur un fond de mort » (Ibid, p. 35).
Voir Rougé : « Le cadre doré masque la plaie nue du bord, ses feux et sa lumière contrent l’obscurité qui fonde ». Ibid, p. 35.
Cf. « Sémiotique 14, idéaliser ».
Notamment par Robert Rosenblum. Cf. On Modern American Art, 1999, pp. 327-329.
Cf. « Sémiotique, 4, ouvrir et fermer ».
Cf. Peter Boswell, brochure cartonnée « Landscape re-Viewed ; Contemporary Reflections on a Traditional Theme ». Walker Art Institute, Minneapolis, 1989, p. 2.
Cf. Peter Boswell, « Landscape re-Viewed » 1989, p. 4.
Cf. Rosenblum On Modern American Art, Abrams, 1999, p. 327
Alberti, De la Peinture, Paris, Macula, 1992, p. 115.
Ainsi, selon Lyotard le post-moderne est encore le moderne : « Le post-modernisme […[ n’est pas le modernisme à sa fin, mais à l’état naissant » Cité dans Art ent Théorie 1900-1990, Hazan, Paris, 1997, p. 1103.
Synonyme américain de trompe-l’œil
Jean Kempf, « Trompe l’œil / photographie », LŒil, cercles, vol. 1, n°1, printemps 2000, p. 28 http://www.cercles.com
G. Wajcman, Fenêtre, Verdier, Paris, 2004, p. 311
Né en 1944 à Los Angeles.
Plusieurs traductions de Surrogate Painting sont possibles : ‘peinture subrogée’, ‘substitut de tableau’ ou ‘tableau de substitution’. Voir note du traducteur, Allan McCollum, Musée d’art moderne de Lille métropole-Villeneuve D’Ascq, 1998, p. 19.
Voir chapitre suivant et J. Reiss, From Margin to Center, The Spaces of Installation Art, MIT Press, Cambridge, Massachusetts, p. 110 et p. 136.
« I would like us to be a little anthropological in the way we assess our cultural production », propos de l’artiste cité in Allan McCollum, Natural Copies, catalogue d’exposition, Cantz, Hanovre, 1995, p. 8.
« Beaucoup de gens me prenaient pour un peintre monochrome », déclare l’artiste lors d’un entretien en 1992 concernant la reception de son travail dans les années 1980. Cf. Allan McCollum, Lille, 1998, p. 23.
Propos de l’artiste. Ibid., p. 20.
Propos de l’artiste prononcés lors d’un entretien en 1988 et rapportés in Allan McCollum, Portikus, Francfort, 1998, p. 36.
« Les œuvres d’art semblent parfois être simplement des jetons ou des pièces de monnaie qui circulent entre les gens, ou encore d’une galerie à un musée en passant par la vente aux enchères ». Cf Allan McCollum, Lille, 1998, p. 44.
On pourrait traduire : Peintures de substitution sur les plateaux de télévision.
McCollum raconte qu’il voyait les peintures de Stella et de Ryman comme des « emblèmes de peinture », Cf. Allan McCollum, Lille, 1998, 1998, p.. 23
« J’envisageais ces peintures Stella, Ryman… comme des caricatures de peintures. » Cf. Ibid., p. 23.
« Je conçois mes projets en sorte qu’ils provoquent des analyses culturelles plus larges » Cf. Ibid., p. 19.
Et comme nous l’avons fait en début de ce chapitre avec la pièce de 1978. Cf. Ulrich Wilmes, in Allan McCollum, Portikus, 1998, p. 19.
Cf. Allan McCollum, Lille, 1998, p. 23.
Pour transposer ces fonctions dans les termes de notre sémiotique, célébrer se traduirait en « valoriser (15) » et souligner se situerait entre « détacher (8) » et « imposer (12) ».
Dans les termes de notre sémiotique, c’est « énoncer(5) » et « signaler (11) ».
En 1966, au Salon de la Jeune peinture, Buren, Mosset, Parmentier et Toroni (BMPT) crient en trois langues huit heures par jour : « BMPT vous demande de devenir plus intelligent ». La prise de connaissance du travail de BMPT a beaucoup marqué McCollum. Cf. Allan McCollum, Lille, 1998, p. 38.
Allan McCollum, Lille, 1998, p. 21.
C’est le terme qu’utilise l’artiste. Allan McCollum, Lille, 1998, p. 20.
« Paintings are in the background of our lives anyway […] functioning as a prop », Allan McCollum, Natural Copies, 1995. p.11.
Allan McCollum, Portikus, 1998, p. 22.
Allan McCollum, Lille, 1998, p. 21.
Selon la psychanalyse, aucun objet n’est en adéquation avec le désir des êtres parlants. Cela produit frustration mais aussi relance du désir, les objets se substituant les uns aux autres. Pour une lecture psychanalytique des Surrogates de McCollum. Voir C. Gintz, New York, Ailleurs et autrement, catalogue d’exposition organisée par l’Arc, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1984, p. 17.
Dans l’immense usine aéronautique où travaillaient ses parents, l’artiste assistait à une distribution de cadeaux de Noël; tous les paquets avaient le même emballage de sorte que tout en désirant recevoir le sien, l’enfant se sentait mal à l’aise à cause de la répétition des éléments (y compris humains) de la scène. Allan McCollum, Lille, 1998.
Pour Degas : « le cadre est le maquereau de la peinture, il la met en valeur, mais il ne doit jamais briller à ses dépens ». Cité par J.C. Lebensztejn, « À partir du cadre (vignettes) », Annexes – de l’œuvre d’art, Editions La Part de l’Œil, Bruxelles, 1999, p.187.
Propos cités, Allan McCollum, Natural Copies, 1995, p.11.
La photographie de Surrogates in Paine Weber Reception 1980-82 est en effet reproduite dans beaucoup de catalogues.
Propos de l’artiste reproduits in Allan McCollum, Natural Copies, catalogue d’exposition, Cantz, Hanovre, 1995, p. 8.
Voir C. Gintz, New York, Ailleurs et autrement, catalogue d’exposition organisée par l’Arc, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1984, p. 17
Lewis Carroll, Through the Looking Glass, (première édition 1872) Penguin Popular Classics, 1994, p. 21. « Let’s pretend the glass has got all soft like gauze, so that we can get through. Why, it’s turning into a sort of mist now, I declare ! It’ll be easy enough to get through —‘ She was up on the chimney-piece while she said this, though she hardly knew how she had got there. And certainly the glass was beginning to melt away, just like a bright silvery mist. In another moment Alice was through the glass, and had jumped lightly down into the Looking-glass room. »
C. Gintz, New York, Ailleurs et autrement, catalogue d’exposition organisée par l’Arc, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1984, p. 17