Chapitre 7 : Le musée comme cadre : de l’installation

James TURRELL,
James TURRELL, Second Meeting, 1989 L’œuvre est la propriété de Cliff and Many Einstein, Brentwood, Los Angeles. Voir New York Times, supplément du Monde du 07/05/2005 ou Robert Hughes, American Visions, vidéo PBS, et livre Knopf, New York, 1997.

Le spectateur entre dans le haut pavillon blanc qui se trouve dans le jardin d’une propriété privée dans la banlieue de Los Angeles. Il s’asseoit sur le banc en lattes de bois qui entoure le mur et, par le toit ouvert, contemple le ciel. Selon l’heure et la durée de sa visite, il voit un carré de bleu clair et profond, un fragment de nuage, la lumière des étoiles sur fond de bleu nuit. Dans ce pavillon signé James Turrell (né à Los Angeles en 1943), le spectateur regarde l’extérieur aménagé comme un spectacle depuis un intérieur high-tech. Le dispositif de ce sky-space est conçu pour faciliter la concentration : dépouillement du lieu, intervention discrète de l’éclairage artificiel dans la pièce, résonance religieuse du mobilier et du titre qui évoquent une meeting house Quaker 516 .

James TURRELL,
James TURRELL, Second Meeting, 1989

Le spectateur entre dans une pièce dont les murs et le plafond rapetissent devant lui de sorte que son regard est orienté vers le sol. Bientôt, il se baisse pour sortir par une ouverture qui dessine un carré grâce au contre-jour. Désorienté, il a l’impression d’être devenu petit, et puis d’avoir grandi. Maintenant, son regard se dirige vers le haut pour prendre connaissance de la construction. Il contemple la forme cartonnée à travers laquelle il est passé : on dirait un cadre convexe dont le sol forme le quatrième côté. L’installation, de Suzanne Harris (1940-1979), s’intitule Peace for a Temporal Highway 517 .

Suzanne HARRIS,
Suzanne HARRIS, Peace for a Temporal Highway, 1976
CHRISTO et JEANNE-CLAUDE,
CHRISTO et JEANNE-CLAUDE, The Gates, 2005

Il se rend à Central Park en février 2005 pour voir The Gates, installation éphémère de Christo et Jeanne-Claude. Il se promène dans le parc et passe sous une succession de structures en vinyle orange soutenant à mi-hauteur un tissu de couleur identique. Chacun des 7500 portails disposés en séries à travers le parc mesure cinq mètres de haut ; leur structure géométrique rappelle le plan de rues de Manhattan tandis que les bâches semblent résumer les formes organiques à l’intérieur du parc, et même, par leur sensibilité tramée pour réagir à la lumière et à l’atmosphère climatique, rendre au parc hivernal sa végétation. Le spectateur peut avoir l’impression d’être un dignitaire traversant une scène de parade, ou que les toiles sont des canevas échappés du Metropolitan Museum voisin 518 . La disposition des portails révèle le dessin du parc créé par Olmsted et Vaux en 1858, et l’installation renoue joyeusement avec l’esprit de leur projet démocratique de soulever l’âme de chaque new-yorkais. Plus tard peut-être, en se promenant dans le parc, le spectateur reverra en imagination ces images dont la gestation a duré vingt-cinq ans et dont l’installation effective n’a duré que seize jours.

Ces trois œuvres — ou ces trois expériences — posent à travers notre spectateur théorique les questions qui nous intéressent dans l’art d’installation : le spectateur est-il vraiment dans l’œuvre ou encore devant elle ? Si oui, qu’est-ce qui assigne sa place au spectateur et préserve l’espace de l‘œuvre ? En d’autres mots, y a-t-il un cadre ? Le fait d’entourer le spectateur et de lui procurer une expérience autant spatiale que visuelle est une des caractéristiques génériques de l’installation. Déjà en 1974 on pouvait entrer (avec un mélange de peur et d’excitation) dans la maison découpée qu'était Splitting : Four Corners de Gordon Matta-Clark 519 . Et en 1976 un collègue artiste a pu dire de Peace For a Temporal Highway : « Suzanne Harris’s room is that focused Lewis Carroll experience » 520 . Comme l’Alice de Carroll est passée de l’autre côté du miroir, sommes-nous avec l’installation entrés dans la représentation?

Le terme installation est utilisé depuis les années 1970 pour désigner une forme déjà existante dont on peut trouver des antécédents dans l’histoire de l’art, le plus notable étant le Merzbau que Kurt Schwitters construit dans sa maison de Hanovre à partir de 1919. Le Merzbau, dont il existe trois versions, est un environnement spatial qui devient réceptacle de divers objets constructivistes et dadaïstes 521  ; dans le catalogue de la première exposition d’art d’installation au MoMa, il est cité comme le prototype des œuvres d’Alan Kaprow 522 .L’installation en effet procède de l’environnement, forme développée dès 1958 par Alan Kaprow (1927-2006), Jim Dine (né en 1935) et Claes Oldenburg (né en 1929). Kaprow, quant à lui, affirmait dans The Legacy of Jackson Pollock que l’environnement découlait de l’héritage de Pollock, que l’immense arène nécessaire à l’action painting avait conduit les peintres américains à utiliser le volume et l’espace en trois dimensions. Le volume (allié à l’hybridation) avait donné l’assemblage et l’espace avait servi pour des œuvres plus grandes dans lesquels on entre qui sont devenues les environnements 523 .

La participation était un élément clé pour Kaprow : « I doubt that mere passive observation is very rewarding » a-t-il déclaré à propos de Words, environnement de 1962 qui permettait au spectateur de changer la visibilité des panneaux accrochés et d’ajouter des mots à ceux déjà accrochés. L’artiste, comme d’autres au début des années 1960, souhaitait rompre avec le regard distancé et la relative passivité avec lesquels le spectateur avait l’habitude d’entrer dans l’espace muséal 524 . Il souhaitait, comme Rauschenberg dans ses combine paintings, abolir la distance entre l’art et la vie. Pour Kaprow, l’environnement mène logiquement au Happening qu’il définit comme « Un environnement exalté dans lequel le mouvement et l’activité sont intensifiés pendant un temps limité 525  ». Selon Julie Reiss, l’installation provient de l’environnement et chaque environnement est une installation 526 . Le mot installation finit d’ailleurs par remplacer le mot environnement dans l’Art Index en 1993. Ainsi Philippe Dagen dans son article nécrologique sur Allan Kaprow dans Le Monde du 11 avril 2006 écrit à propos des œuvres de la fin des années 1950 : « Ses installations occupent désormais l’espace entier de la galerie 527 . »

L’histoire du genre indique une évolution depuis les marges du monde de l’art aux institutions centrales comme le MoMa 528 . Pendant la première décennie et jusqu’au milieu des années 1980, l’installation est une pratique alternative, avant-garde, underground ; la pratique trouve son énergie dans le refus de la commodification de la production artistique, de l’institutionnalisation des lieux de présentation et la distinction trop nette entre lieu de production et lieu de présentation. Des lieux comme The Clocktower et 112 Greene Street ont permis les expérimentations de Michael Asher, de George Trakas et de Gordon Matta-Clark. Le début des années 1980 connaît une baisse dans la pratique des installations, alors que la pratique se codifie devenant une catégorie permanente à la Biennale du Whitney Museum, par exemple 529 . Cependant, en 1990 Jenny Holzer présentera des installations pour représenter les Etats Unis à la Biennale de Venise et pendant la décennie qui suit, l’installation sera la forme recherchée, et même convenue, d’intervention artistique. Attiré par son aura outside, le système avait résorbé et ramenée l’installation dans les lieux les plus prestigieux 530 .

Qu’est-ce qu’une installation ? C’est d’abord une œuvre qui trouve sa forme dans un lieu spécifique. Ainsi, l’installation est souvent fabriquée in situ par l’artisteet celasans même passer par son atelier 531 . Quoi qu’il en soit, la forme plastique d’une installation porte le moule de ce premier emplacement, car, tant qu’elle n’y a pas été disposée, elle n’est pas considérée comme achevée. Elle a été pensée pour le lieu qui la clôture : ainsi du début à la fin, elle en porte la trace conceptuelle et matérielle. Elle peut se recréer ailleurs, mais tout changement de site la transforme et la nouvelle mouture portera une nouvelle date de naissance. Il s’ensuit qu’une installation n’est pas facilement transportable. De même, en règle générale, elle n’est pas permanente 532 .

Ce travail in situ entretient un rapport privilégié avec le spectateur. Certes, toute œuvre visuelle est destinée a être vue et tout tableau est donc adressé à un spectateur 533 . Mais avec l’installation, celui-ci peut en principe se trouver à l’intérieur de l’œuvre de manière physique et non plus seulement imaginaire. En réalité, le type d’invitation formulée par l’artiste, le degré d’implication possible pour le spectateur, en d’autres termes l’accessibilité ou l’habitabilité de l’œuvre varie : il y a des installations qui demandent à être vues à partir d’un seuil délimité (par un cordon ou une vitre par exemple 534 ) et des œuvres qui demandent une participation active du spectateur (qu’il accepte, par exemple, de s’habituer à une luminosité qui le désoriente 535 ). Un grand nombre de cas de figure existe donc, mais en règle générale, le spectateur doit parcourir l’installation, c’est-à-dire y déambuler. On pourrait dire qu’a minima, il doit rencontrer l’œuvre avec son corps et non seulement la regarder avec ses yeux. Se plaçant dans un lieu créé à son intention, le spectateur peut provisoirement s’installer dans l’œuvre.

Une installation a lieu dans l’espace et le temps du spectateur. C’est précisément ce qui est mis en avant dans les premières installations : le fait de se trouver hors des conditions immaculées et de l’espace sacré du musée 536 . Dans sa période expérimentale, l’installation pouvait inviter en son sein non seulement le spectateur mais la rue entière, ou du moins son bruit et sa poussière dans la pièce réalisée par Michael Asher au Clocktower en 1976. En enlevant portes et fenêtres, Asher plonge l’œuvre dans la vie dont l’isolait le musée 537 . L’autonomie de l’œuvre, cette doxa du modernisme, n’est plus de mise. Au contraire, l’œuvre peut absorber son environnement et incorporer son spectateur.

On peut donc définir l’installation en termes de rapport au site et au spectateur, mais il est plus malaisé de le distinguer par son support. En termes de support, en effet, l’installation est une synthèse, croisant ceux des genres plastiques des anciens beaux-arts (peinture, sculpture, architecture) et des technologies (vidéo, puis numérique) disponibles. Avec l’installation, l’image bénéficie des trois dimensions de la sculpture, tout en visant le champ de la peinture. Elle peut citer explicitement ces deux genres. Elle retrouve également leur inféodation première à l’architecture à laquelle l’artiste se plie comme pour peindre une fresque.

Cette façon de synthétiser genres et supports fait de l’installation une tentative d’œuvre d’art totale et Oliveira, Oxley, et Petry ont raison de relier l’installation à la gesamtkunstwerk wagnérienne 538 . L’intégration éventuelle de la temporalité comme dans les œuvres de Kaprow et d’Asher la rapproche de la musique : on pourrait suggérer ainsi qu’une installation est partition et interprétation. Mais, c’est surtout du théâtre que se rapproche l’installation avec la place donnée au corps du spectateur et la mise en scène de l’image qui en découle.

La théâtralité est une caractéristique à la fois évidente et problématique des installations. Cette question avait déjà été posée par le minimalisme et notamment par Michael Fried pour qui l’art devait être indépendant de la situation du regard et pour qui donc la théâtralité était un reproche 539 . Les sculptures minimalistes de Donald Judd ou de Carl Andre avaient été mieux accueillies par Rosalind Krauss et celles et ceux qui, à l’aide de la lecture de Merleau-Ponty, se sont intéressés à la phénoménologie de la perception 540 . Cette éducation du regard a également favorisé une meilleure réception des premières installations. Aujourd’hui, une continuité visuelle s’impose, dans les musées, entre sculptures minimalistes et installations ultérieures. Gage de cette communauté d’intérêts, pour une bonne installation de ses pièces, Judd lui-même ira jusqu’à Marfa dans le Texas pour trouver, dans d’anciens hangars militaires, une solution à ses exigences de mise en espace.

Donald JUDD,
Donald JUDD, 100 Untitled Works in Mill Aluminum, installation permanente, Chinati Foundation, Marfa, Texas, 1982-86

Louise Bourgeois (née en 1911) situe l’installation entre sculpture et théâtre, situation qui ne la satisfait pas entièrement : « Installation is really a form between sculpture and theater and that bothers me » 541 . La comparaison entre installation et décor de théâtre est fréquente : les pièces de George Trakas sont décrites comme « stage-sets or playgrounds which are incomplete without the spectator’s presence, indeed their active participation » 542 . La théâtralité consiste à donner au spectateur un rôle à jouer : un parcours à accomplir. Il aura ainsi le sentiment qu’il s’agit d’une expérience temporelle et que sa perception est scénarisée.

A la fin des années 1960, une œuvre peut désormais se définir comme un ensemble de conditions établies par l’artiste pour que le spectateur en fasse l’expérience. C’est la conception de Jennifer Licht, commissaire de Spaces, la première exposition d’installations au MoMa en 1969 543 . En tant que critique, Brian O’Doherty propose d’évaluer une installation selon la capacité de celle-ci de reconfigurer l’espace alloué pour créer l’occasion d’une expérience pour le spectateur. En tant qu’artiste O’Doherty conçoit le spectateur comme le centre créateur de l’espace de l’œuvre 544 .

Situer l’œuvre comme expérience et non comme objet, c’est évidemment tendre vers son immatérialisation et privilégier la subjectivité du regard. Mais, des réserves critiques se font entendre. Selon Fredric Jameson, en 1988, la galerie a cessé son activité conventionnelle d’exposition d’objets pour devenir « un lieu où l’on fait l’expérience de l’expérience » 545 . Une ultime conséquence de ce primat de l’expérience du spectateur serait ce qu‘un commentateur appelle le « devenir forain d’une partie de l’art actuel. » Son auteur, Philippe Dagen, s’en sert pour marquer une distance ironique à propos des œuvres de La Monte Young et de James Turrell (et surtout celles des Britanniques Martin Creed et Anne Veronica Janssens et du Danois Olafur Eliasson) présentées à la Biennale de Lyon 2005. Dagen affirme : « Entre installation et attraction, la différence peut se révéler très mince, de même que l’on a pu observer à la dernière Biennale de Venise combien les artistes aiment reprendre à leur compte les artifices des scénographes et des décorateurs 546  ».

L’installation peut légitimement être qualifiée de théâtrale donc, mais pour mettre en perspective cette qualification, il faudrait distinguer le théâtral du théâtre. Qu’est ce qui fait finalement que l’installation est un art plastique ou visuel et non un art de la scène ? Bien entendu, il y a des œuvres qui se situent sur les frontières, qui trouvent là leur énergie, des œuvres qui venant des arts plastiques s’approchent de très près de l’art théâtral (on peut penser à Jan Fabre) et à l’inverse des œuvres scéniques qui s’approchent de l’art visuel (on peut penser à Romeo Castellucci) 547 . Il faudrait faire une analyse différenciée pour le happening et la performance 548 , mais, pour schématiser, on pourrait affirmer que l’art visuel ne s’exporte pas sans altération essentielle au théâtre.

Entre le théâtre et le théâtral, il y deux différences majeures quant au temps. Le théâtre a un temps double : le temps réel de la durée du spectacle, c’est-à-dire le temps de la représentation, et le temps de l’action représentée 549 . Ce dernier peut être le temps de l’histoire ou le temps psychique de ses personnages 550 . Ce temps psychique peut aussi être constitué par l’effet du spectacle sur le spectateur, car si cet affect est produit chronologiquement par le travail du rythme, il est ressenti comme un changement de chronologie. Toutefois, l’installation, aussi théâtrale qu’elle soit, n’a qu’un temps, le temps réel. Passer deux heures dans un sky-space de Turrell ou deux jours dans Central Park à parcourir The Gates (même si on voit des choses différentes selon le moment et que le passage du temps influe sur la perception) n’est pas fondamentalement différent du fait de passer deux heures devant la Joconde. Il s’agira toujours du temps réel, il n’y a aura pas de temps représenté. Il n’y a pas, autrement dit, de mimesis temporelle, car le temps de l’installation ne représente rien. Il est lui-même. Le découlement du temps réel au théâtre représente autre chose que lui-même 551 . Cependant, le découlement du temps dans l’installation, dans le happening et dans la performance 552 procède par simple accumulation : les moments se succèdent, se rajoutent à ceux qui précèdent, mais ne les transforment, ni les condensent ni ne les chassent pas. Ce que le spectateur gardera est une image (et il ne faut surtout pas la chasser), alors que ce que le spectateur de théâtre gardera est de l’ordre de l’entendement.

Ceci est certes trop schématique. Les spectacles de l’Américain Robert Wilson laissent une image visuelle au moins en parts égaux à l’entendement 553 . On doit, bien sûr, rappeler que le théâtre est un texte 554 . Mais l’argument fonctionne quand bien même il n’y a pas de texte verbal : l'écriture scénique est une écriture qui prend le temps réel comme matière, alors que l’installation ne le prend que comme contexte, et n’échafaude pas d’artifice pour le maîtriser. L'installation, en somme, est près de la scénographie mais loin de l’écriture scénique.

La deuxième différence entre le théâtre et le théâtral est que le théâtre est répété : c’est un temps déjà monté, calibré, mesuré, un temps construit, visant des affects. Un happening, par définition, ne se répète pas ; une performance se prépare, mais ne se répète pas. Une installation de Christo et Jeanne Claude, bien que préparée avec tout le soin graphique, chromatique et — surtout — logistique pour lesquels ces artistes sont admirés, n’est pas répétée : ils ont longuement testé les matériaux, imaginé les moindres nuisances, mais pendant les seize jours d’installation de The Gates, le temps n’était que réel : le soleil a brillé de façon imprévue et la neige imaginée n’est venu qu’in extremis.

Le temps du théâtre, en revanche, est double et son deuxième niveau est l’objet d’un travail, d’un métier. Être présent sur scène, mais y rendre présent ce qui ne l’est pas : c’est l’art de l’acteur dirigé par celui du metteur en scène. C’est l’illusion comique. Le temps de l’installation est sans illusion : il n’y a pas de dénégation à son sujet. L’illusion et la mimesis de l’installation sont purement visuelles. Essayons maintenant de déterminer comment elles fonctionnent.

Un tableau donne une absence — l’image — à la place d’une présence, la peinture. Bien entendu, il donne les deux simultanément et le travail du modernisme a été de privilégier le deuxième terme. Traditionnellement, le cadre sert de transition entre les deux : sa matérialité fait suite à celle du tableau, son autorité péremptoire instaure le régime de la représentation. On pourrait donc considérer le cadre un peu comme un interrupteur : painting off, picture on et vice-versa. Dans les tableaux de Cézanne, par exemple, qui jouissent de l’écart entre les deux termes (entre painting et image), le regard sur l’image, parfois déstabilisé, est appelé et en quelque sorte garanti par le cadre.

Cézanne crée sur la toile un espace ludique qui devient illusion d’espace 555 . L’artiste y établit par touches un univers fictionnel qui invite le spectateur à s’en délecter. Il installe ses touches sur la toile et l’œil doit les accommoder, les ajuster et en faire image. À la différence d’Ingres ou de Poussin, Cézanne donnera autant à voir la construction que l’image construite. De l’image, il n’en donne en quelque sorte que les co-ordonnés, laissant au spectateur le soin de la construire avec parfois un appui très osé sur le blanc intact de la toile.

Paul CÉZANNE,
Paul CÉZANNE, Portrait de Gustave Geffroy, (1895/6) et Ellsworth KELLY, Dark Gray with White Rectangle II, 1978, (Vue de l’exposition Ellsworth Kelly : Works, 1956-2002, Foundation Beyeler, Bâle, sept. 2002 - janv. 2003. )

Les toiles de Cézanne établissent par touches un univers fictionnel qui happe le spectateur et qui le sort de son espace réel devant le tableau. Quand une toile d’Ellsworth Kelly est juxtaposée à une de Cézanne, comme lors de l’exposition consacrée à Kelly à la Fondation Beyeler en 2002, on voit immédiatement que Kelly fait le contraire de Cézanne : sur sa toile, la densité de construction a tellement diminué que le spectateur est renvoyé dans son propre espace. Il semblerait que le processus de construction se soit inversé pour avoir lieu hors le tableau, de notre côté 556 . L’artiste d’installation, comme Allan McCollum, ne fera que prolonger cette impression en créant l’illusion dans la profondeur réelle.

Allan McCOLLUM,
Allan McCOLLUM, Lost Objects, 1991

Lost Objects est une installation de l’artiste au musée des Beaux Arts de Pittsburgh ; ce sont des moulages construits et peints dans l’atelier de McCollum pour figurer des ossements de dinosaures présents dans la collection du musée d’histoire naturelle de la ville. L’installation propose des objets à présenter à notre imagination, à transporter en nous et à métaphoriser. Comme le rêve, l’installation est sans cadre, mais elle doit être internalisée pour acquérir une intensité onirique. Le musée, comme on le voit dans cette photographie avec sa juxtaposition de temps et de formes, et comme on le verra de façon plus analytique, participe à ce travail de rêve.

À l’installation, le spectateur doit apporter de l’absence : il doit la voir réellement mais aussi imaginairement. Devant l’installation, cette deuxième vision vient parfois à manquer, le spectateur ne répondant pas à l’invitation de l’artiste de compléter son travail. Refusant de jouer le rôle que lui assigne l’artiste, il rompt le pacte de théâtralité et se contente de voir une accumulation d’objets et non d’en faire une synthèse abstraite, c’est-à-dire, une image. Depuis Descartes, image désigne la reproduction mentale d’une perception ou d’une impression, en l’absence de l’objet qui lui avait donné naissance 557 . Cézanne crée par touches une reproduction picturale d’une sensation. McCollum, en revanche, reproduit une sensation ou une perception par la présence d’objets auxquels le spectateur doit apporter de l’absence.

En somme, l’installation invite le spectateur dans son espace pour mieux l’inviter à projeter cet espace dans un ailleurs imaginaire. A lui d’en faire le tableau et de créer l’écran intérieur sur lequel le projeter. Il doit s’absenter du lieu réel pour en faire l’image. Dans la mesure où image s’oppose à réalité, il doit déréaliser les matières que propose l’artiste, c’est-à-dire les annuler par l’imaginaire 558 . Notre hypothèse est que cette opération mentale d’annulation équivaut au passage oculaire par la frontière du cadre-objet et à l’opération de différentiation logique que Louis Marin attribue à ce cadre physique et empirique 559 . N’est-ce pas, par exemple, le travail à faire devant ce qu’accumulent les œuvres de Jason Rhoades ? L’artiste d’installation invite le spectateur dans l’espace réel de l’œuvre et lui demande de participer à la construction, c’est-à-dire à la concentration, d’un regard. Le regard du spectateur doit ainsi rejoindre celui de l’artiste, se hisser jusqu’à lui.

Jason RHOADES, Meccatuna, 2006
Jason RHOADES, Meccatuna, 2006

Notre sémiotique du cadre avait analysé cette structure : le tableau encadré rejette le spectateur pour que celui-ci s’y projette ; plus il se projette dedans, plus il se sait dehors 560 . Sachant que l’image est séparée de lui, pour l’incorporer il la dévore des yeux et le cadre constitue, par conséquent, une médiation entre tableau et désir de regard. En résumé, le tableau encadré dit « ce dedans vous projette dehors » tandis que l’installation affirme l’inverse : « ce dehors vous invite dedans ». L’installation incorpore le spectateur, donc celui-ci doit s’en détacher et il a besoin d’un cadre mental pour la médiation de son désir scopique.

Qu’est-ce qui bâtit ce cadre mental ? Pour qu’il soit solide, plusieurs déterminations devront s’y croiser. La première a trait à l’œuvre : c’est ce que l’on appellera la puissance de suggestion plastique de la proposition, la manifestation formelle de sa cohérence et la trouvaille qu’elle constitue 561 . La deuxième a trait à l’artiste : elle peut s’appeler autorité, c’est-à-dire la constitution par l’auteur d’un ensemble de signes qui en circulant confirment une identité visuelle et créent une mémoire disponible 562 . La troisième a trait au musée : professionnalisme de la réalisation, compétence du commissaire, histoire et pedigree de l’institution: tout ce qui induit le spectateur à jouer naturellement son rôle 563 . La quatrième a trait au spectateur : son attitude faite de curiosité et de bienveillance et sa capacité à faire résonner une œuvre avec d’autres 564 . La cinquième (mais elle recoupe les autres) est l’existence de textes qui accueillent et accompagnent l’œuvre.

La rédaction et la lecture de ces textes éclairent et exposent l’œuvre ; pour la signaler, ils la mettent en scène et, fatalement, l’idéalisent. Ils l’ouvrent à la circulation scopique tout en protégeant son énigme et, tout en l’appropriant quelque peu jalousement, l’installent dans une suite de regards qui constitue un des fonds de l’histoire de l’art. Ils l’articulent aux œuvres existantes, l’en distinguent, et, le cas échéant, l’imposent. Ils en prolongent la perspective. Ils en présentent les limites et la font frotter à ce qui lui manque, la donnent à voir en la donnant à désirer. L’écrit sur l’art en serait, dans ce sens, le cadre le mieux ajusté.

Notes
515.

L’œuvre est la propriété de Cliff and Many Einstein, Brentwood, Los Angeles. Voir New York Times, supplément du Monde du 07/05/2005 ou Robert Hughes, American Visions, vidéo PBS, et livre Knopf, New York, 1997.

516.

James Turrell raconte que l’injonction de son éducation Quaker (« Go inside and greet the light ») a informé son travail d’artiste. (Craig Adcock, James Turrell, the art of light and space, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1990, p.

517.

L’œuvre est crée pour Rooms, l’exposition inaugurale de P.S. 1 en 1976. Voir J. Reiss, From Margin to Center, MIT Press, Cambridge Massachusetts, 1999, pp. 128-130.

518.

Le Musée, associé par les artistes au projet, offrait de son toit terrasse des vues d’ensemble sur le projet et, de ses baies vitrées, la vision fortuite et heureuse d’un art qui avait quitté le musée pour se mêler à la vie.

519.

Reiss, From Margin to Center, 1999, pp. 114-118.

520.

Ibid., p. 130.

521.

Il y a trois versions du Merzbau, celle commencée à Hanovre en 1919, et celles de 1937 et de 1947. Voir Reiss, Ibid., introduction pp. XVII- XX et J. Putnam, Le Musée à l’œuvre (le musée comme medium dans l’art contemporain), Paris, Thames & Hudson, 2002, p. 11.

522.

Par Jennifer Licht dans le catalogue de Spaces, 1969. Voir Reiss, From Margin to Center, 1999, Introduction p. XX.

523.

Ibid., p. 8.

524.

« Kaprow was reflecting a cultural shift that would increase throughout the 1960s. Passivity was becoming regarded as a negative virtue, even a threat to democracy. » Reiss, Ibid., pp. 11-16.

525.

Propos de Kaprow cité dans le journal Le Monde, 11 avril, 2006.

526.

Cf. Reiss, Ibid., Introduction p. , XI « All environments could be described as Installations, but the reverse is not true ».

527.

C’est nous qui soulignons.

528.

Les deux expositions majeures d’installations au Moma sont Spaces en en 1969 et Dislocations en 1991. Voir Reiss, Ibid., pp. 93-101 et 137-150.

529.

Reiss explique cette baisse par la mort de Gordon Matta-Clark, Robert Smithson et Suzanne Harris et par le « retour » de la peinture. Ibid., p. 131-2.

530.

C’est le sens du titre de Julie Reiss : From Margins to Center : des marges au centre. En 1999 PS1 fuse avec le MoMa.

531.

« It is atypical for an installation to be fully created in the privacy of an artist’s studio and then be dismantled and transferred to a more public space ». Reiss, Ibid., Introduction, p. XIX.

532.

Le Dictionnaire des termes artistiques publié par L’Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts (Groupes, mouvements, tendances de l’art contemporain depuis 1945, ENSBA, Paris, 1990, p. 167) définit l’installation comme « un art éphémère qui porte en lui la pensée de sa propre destruction ».

533.

Cette idée qu’une œuvre plastique se destine au regard reçoit une confirmation ironique par Marcel Duchamp quand il imagine le cas d’un Rembrandt qui servirait de planche à repasser.

534.

Ainsi, selon les instructions de l’artiste, Bedroom Ensemble, 1963, de Claes Oldenburg est protégé par un cordon au National Gallery of Canada, à Ottowa.

535.

Pour entrer dans une installation de James Turrell, par exemple.

536.

George Tralas a tout loisir en 1970 de découper le sol de la galerie au 112 Greene Street pour The Piece That Went Through the Floor et d’ouvrir la fenêtre pour The Piece That Went Through the Window. « The 112 space was not holy », dit sa consœur Alice Aycock, citée par Reiss Ibid., p. 113.

537.

« I wanted to merge interior and exterior conditions, that is exterior noise, air, light, and pollutants with the conditions existing in the interior. » se rappelle l’artiste (Ibid., pp. 122-123).

538.

Olivera, Oxley Petry, L’Installation, Thames & Hudson, Paris, 1997 (Londres, 1994) p. 14.

539.

Voir Michael Fried, Art and Objecthood: Essays and Reviews, University of Chicago Press, Chicago, 1998.

540.

Rosalind Krauss, Robert Morris et Marcia Tucker (voir Reiss, p. 61-62). La Phénoménologie de la Perception (1945) a été traduite en anglais en 1962.

541.

Dislocations, catalogue, MoMa/Abrams, New York, 1992, p. 37.

542.

Propos de Hugh Davies cité par Reiss, Ibid., p. 120.

543.

A « set of conditions established by the artist to be experienced by the viewer », Ibid., p. 87-96.

544.

« My work […] has […] conception of the viewer, not as an eye, nor a brain, nor a bundle of reflexes moving a corpus around, but one that offers a person to make his own space, to live his own space ». O’Doherty cité par Reiss, Ibid., p. 123.

545.

Jameson, Postmodernism and Utopia, 1988, cité dans Oliveira, Oxley et Petry, L’Installation, Thames et Hudson, Paris 1997 (Londres 1994).

546.

L’article de Dagen intitulée « A Lyon, les installatons font sensation » a été publié dans le journal Le Monde du 15 septembre 2005.

547.

Cette question a constitué le fond de la « querelle du Festival d’Avignon » en 2005, même si les enjeux n’étaient pas toujours analysés en ces termes.

548.

Le happening émerge des environnements de Kaprow. A la différence de la performance et du théâtre, il n’y a pas de distinction scène/salle : il n’y a pas, théoriquement, de public. La performance garde le public, mais lui demande d’être témoin d’une action plus que spectateur : la vidéo d’ailleurs joue en général mieux ce rôle inconfortable.

549.

Je reprends ici les termes d’Anne Ubersfeld : « il y a dans le fait théâtral, deux temporalités distinctes, celle de la représentation … et celle de l’action représentée. » (Lire le théâtre, Editions sociales, 1982, p. 187.)

550.

Même si l’enchevêtrement est difficile à analyser, Ubersfeld distingue, en donnant le cas deŒdipe roi de Sophocle entre « le temps de l’histoire d’un roi et « le temps psychique dune révélation à l’intérieur d’une destinée » (Lire le théâtre, pp. 188-189.)

551.

Ubersfeld parle de dénégation, comme il y a dénégation pour l’espace de la scène : « Une chaise sur la scène n‘est pas une chaise dans le monde » (Lire le théâtre, pp. 42-44.)

552.

La performance offre toujours une image saturée, près du concept, une image mentale : à la limite, on n’a pas à voir la performance en entier pour l’avoir vu.

553.

Né à Waco dans le Texas en 1941, Robert Wilson, après des études de peinture et d’architecture intérieure, fait dans les années 1970 des performances mélant texte, musique, danse et design. Il fait carrière (surtout en Europe) avec des pièces opératiques comme Einstein on the Beach (1976), Edison (1979), Death Destruction & Detroit I (1979) et II (1987) ou The CIVIL wars preparé par les Jeux Olympiques de Los Angeles en 1984. Les productions (terme qui indique l’inadéquation des genres pour catégoriser son travail) de Wilson sont reconnaissables par leur gestuelle stylisée et graphique et par les scénographies où la lumière sculpte l’espace avec une précision extrême. Wilson a par ailleurs exposé dessins, meubles et installations au Musée Guggenheim de New York et de Bilbao, au Centre Pompidou de Paris, au Musée Stedelijk d’ Amsterdam et au Museum of Fine Arts de Boston.

554.

Aussi ou avant tout ? La querelle d’Avignon était là. Voir Carole Talon–Hugon, Avignon 2005, Le Conflit des héritages, du théâtre, hors-série, 16, juin 2006.

555.

Rappelons que illusion et ludique viennent de ludere : jouer. Robert historique de la langue française.

556.

Cf. Chapitre 3 où nous avons défendu l’idée que l’œuvre de Kelly soit un entre-deux : entre le dedans et le dehors, voire : à la place du cadre. Nous avions suggéré que c’était un art à la fois post-fenestral, c’est-à-dire sans illusion et défenestrée, c’est-à-dire ou l’illusion est inversée.

557.

Robert historique de la langue française.

558.

Voir Sartre, L’Imagination, puf, Paris, 1965, pp. 1-3. Les images « se donnent, au moment même où elles apparaissent, comme autre chose que des présences », p.3.

559.

« Opérateur du processus de transformation de l’aspect en prospect, de la différence simple des contraires (A vs B vs C…) dans la différentiation des contradictoires (A vs non-A) […] Le cadre comme signe et processus vise à transformer la différence infinie du monde perçu en une différentiation absolue où la représentation picturale n’admet aucun jugement de convenance ou de disconvenance avec ce qui ne serait pas elle. » Marin De la Représentation, 1994, p. 318.

560.

Voir « Sémiotique 6 (instaurer un dedans et un dehors) » et « 8 (détacher) ».

561.

Tout exemple sera forcément l’expression d’une subjectivité, mais on pourrait proposer respectivement New York Earth Room (1981) de Walter de Maria, Accordions, the Belsunce Recordings (2001) de Gary Hill, et The Spherical Book (1989) de James Lee Byars.

562.

On citerait ici le travail de Jenny Holzer ou de Dan Flavin.

563.

Ce naturellement s’entend culturellement. Au lieu de donner des exemples contentons-nous de citer Reiss, XIX, « the status of the spaces vis-à-vis the art world has an effect on the status of the works shown. Institutional context has the power to validate works or relegate them to the margin. »

564.

L’œuvre d’art, si on suit la définition de Jerrold Levinson, (Cf. Jean-Pierre Cometti, Les Définitions de l’art, La Lettre volée, Bruxelles, 2004, p. 141) dit l’équivalent de « regardez-moi comme vous avez regardé la Joconde ». Cette capacité de résonance est donc exponentielle, car regarder apprend à regarder. Cf. Jean-Pierre Cometti (dir.), Les Définitions de l’art, La Lettre volée, Bruxelles, 2004, p. 141.