1.3. Etat provisoire de la question.

Les théorisations concernant la précarité se multiplient depuis l’interrogation rendue publique en 1995 par le rapport Strohl-Lazarus sur « une souffrance qu’on ne peut plus cacher ». Ce groupe de travail animé par un professeur de santé publique avait pour mission d’identifier, à partir des plaintes remontant des terrains scolaire, associatif, social, politique ou sanitaire, le problème « pesant, perturbant, nouveau, celui de la souffrance, du mal être d’un nombre important des personnes dont ils étaient en charge. »

Cette réflexion fondatrice de la recherche actuelle, sous l’égide conjoint de la Délégation Interministérielle à la Ville et au Développement Social Urbain et de la Délégation Interministériel au Revenu Minimum d’Insertion, fait immédiatement émerger la dimension sociale et intersubjective de la souffrance psychique des bénéficiaires des dispositifs sociaux, ainsi que celle de leurs interlocuteurs directs.

Ce premier regard, d’une mouture essentiellement sociologique, s’accompagne rapidement de questionnements cliniques; ceux-ci ont pris corps d’abord au sein de la médecine en général; la réalité de plus en plus incontournable des personnes aboutissant dans les services hospitaliers, souvent sous contrainte publique et par défaut d’une réponse spécifique, a rendu nécessaire de se pencher sur ces sujets, à travers des réflexions issues d’une part d’urgentistes, comme X. Emmanuelli, d’autre part de psychiatres réunis autour de J. Furtos. En effet, si les patients étaient rapidement améliorés pour les troubles immédiats qui les avaient amenés à l’hôpital, en revanche l’essence de leurs problèmes n’était pas explorée ; ils partaient donc faute de mieux, en partie parce que le secteur spécialisé ne se pensait pas à même de leur offrir un soin, en dépit de leurs difficultés; ces dernières convoquaient une telle mixité, voire une telle confusion des symptômes entre social et psychique, qu’elles empêchaient une prise en charge médicale, psychiatrique et/ou psychothérapique classique. Au sein de l’Orspere, un groupe de psychistes et de sociologues, rejoints par des politiques, ont ainsi décidé de rassembler leurs compétences pour traiter, comme d’un symptôme à part entière, de cette ambiguïté des troubles, identifiée d’ailleurs la plupart du temps d’abord chez les aidants de ces sujets. C’est ainsi qu’est né le concept de « clinique psychosociale » qui nous occupera pour une part dans ce travail.

Depuis la fin des années 90, le relais a été pris par la psychologie clinique qui propose une compréhension métapsychologique de la question de l’errance et de la précarité, des sens possibles, au niveau intrapsychique, des conduites erratiques; elle concerne aussi bien les jeunes que les grands exclus que pour l’instant nous accepterons d’identifier par la préposition « sans », ou plus globalement ceux que le socius désigne sous le terme générique de « précaires ».

Aujourd’hui, sur le terrain, l’idée qu’une problématique psychique œuvre dans le sens de la rupture sociale semble véritablement prise en compte par les professionnels. Pour autant, les interrogations au fondement de ces mouvements réflexifs restent entières, même si peu à peu une théorisation « psychosociale » prend corps. Notre proposition de réflexion s’inscrit dans cet objectif social et sociétal de mieux circonscrire les nouvelles formes de cette  « souffrance psychique » dont les contours restent encore flous et mal déterminés, et de tenter de mieux leur répondre.