1.1.1. Les Parias.

Nous travaillerons ce chapitre à partir de la relecture de l'œuvre de V. Hugo qu'a proposée P. Dupoyet dans son adaptation intitulée "Les parias chez Hugo" (2000) des romans "Les Misérables » (1862), et « L'homme qui rit" (1868) ainsi que de la nouvelle"Claude Gueux". (1834)

Si V. Hugo n'a pas explicitement écrit toutes les paroles que nous citerons, P. Dupoyet montre que ces analyses sont implicitement contenues dans l'œuvre. Cependant, leur écriture revient au talent de l'artiste contemporaine que nous remercions ici de son interprétation.

Fantine, la jeune mère de Cosette décrit, sous la plume de V. Hugo, (1862) les successions de chutes qui l’ont amenée à sa déchéance de mère et de femme. Le premier accroc, elle le subit en tant qu’amoureuse abandonnée, puis mère involontaire qui laisse « sa petite dans les mains du Diable » pour essayer de gagner leur vie en ville. Très vite reconnue comme une « fille-mère » par une indiscrétion, elle est répudiée de son misérable statut de salariée et se retrouve à la rue. La deuxième chute, c’est celle de devoir à tout prix gagner de l’argent; à tout prix, c’est celui de son corps. Mais un corps mal entretenu, phtisique, dégradé, est un corps qui, très vite, ne séduit plus même s’il est bon marché. Alors Fantine vend ce qui lui reste de ce corps dont les hommes se détournent peu à peu, une chevelure splendide, de belles dents encore solides, qui peuvent trouver acheteur. Enfin dépossédée de tout ce qu’elle avait en propre, elle rencontre alors l’ultime chute, l’arrachement psychique de ne plus même exister comme mère pour son enfant, de ne plus être attachée, de risquer de s’évanouir de la pensée et de l’amour d’une fillette abandonnée. L’indifférence pourrait enfin être le seul recours de la vie finissante de cette femme qui disparaît, ignorée de tous, et réclamerait à sa fille le même oubli : « et surtout ne pense plus à moi, ne t’alourdis pas de cette peine, tes souvenirs seront un fardeau, Cosette. Laisse les dans un bois, enfouis les tout au fond, ne pense plus à moi, Cosette. Ne cite plus jamais le nom de Fantine. Gomme moi de ta vie, comme l’existence m’a gommée…Vis ! Envole-toi…Tu n’as rien à faire des souvenirs qui me touchent. Allège-toi ! Ne t’encombre plus de mon ombre(…) »

Voici l’homme qui va sauver l’enfant, Jean Valjean; c’est un héros qui certes, tente pour les autres, de quitter sa position de paria; mais il demeure pourtant jusqu’au bout le bagnard de Toulon; condamné pour un pain volé et surtout pour l’audace d’avoir voulu s’évader, exclu, il continue à être, au moindre retour du passé, mis au ban de la société. Par l’inspecteur Javert bien sûr, ce qui paraît se situer dans l’ordre des choses; mais aussi par sa pupille, partagée entre l’amour pour lui et la bienséance suggérée par son révolutionnaire de mari. Car si la révolution semble pouvoir se mener au côté des exclus, en revanche dès que l’état se réorganise, ils sont de nouveau écartés, comme le suggèrent les deux figures mythiques de Gavroche et de Jean Valjean.

Ce dernier ressort du bagne « joues sèches, cœur sec …à avoir trop rongé, une subite envie de mordre », et sans émotion car « la douceur, ça s’apprend, ça s’oublie …J’étais devenu incapable de reconnaître la vraie bonté s’il m’arrivait de la croiser.. » Son histoire, son passé s’enfouissent en lui. « Il me suit partout, il me précède, il me prévient, il m’encourage… Mon passé me colle aux semelles, toute ma vie je serai suivi…"

Le paria n’a plus de nom puisqu’il a fallu en changer tant et tant de fois…Le paria n’a pas de maison où abriter ceux qu’il aime…Le paria n’a pas non plus de mot pour réconforter puisque l’éducation lui a été refusée…Nulle part où aller…Rien à faire….personne à aimer…Le paria est seul.

Gwynplaine (1868) ressemble à un monstre hideux, défiguré par un éternel rictus causé par quelques comprachicos désœuvrés et sadiques. Il paraît toujours se moquer de ceux qui croisent sa route alors qu’il voudrait surtout exprimer son désespoir. Mais « on m’avait retiré la tristesse pour l’éternité, condamné à rire ». Peu importe au fond le voile obscur dans ses yeux, le saltimbanque rit, amuse et terrifie son public, en survivant par sa propre caricature. Il évite tout ce qui reflète son image et ne peut se mirer que dans les yeux d’une aveugle où d’ailleurs il finit par se noyer.Car si « les pauvres finissent toujours par se retrouver, se reconnaître, se réchauffer, se ressembler », tout se passe comme s’ils ne pouvaient longtemps goûter cet état de plénitude, comme si une destinée fatale jalousait leur bonheur durement acquis et qu’il leur fallait une nouvelle fois renoncer, tomber de plus haut encore par l’évanouissement de l’illusion qui les avait transportés. Lorsque enfin, Gwynplaine parvient jusqu’à son rang, harangue les puissants, croyant les convaincre par ses mots, il ne rencontre que dérision et ricanements ; parce qu’un pauvre ne parle pas vrai pour ceux qui décident; parce que l’inouï ne peut s’entendre.

Claude Gueux (1834) se retrouve en prison à cause d’une trop grande faim car « c’est la faim qui fait le voleur, c’est le sentiment d’injustice qui fait le hors-la-loi parfois, qui le rend violent souvent ». Claude Gueux va commettre un crime effroyable pour lequel il sera exécuté, le meurtre du directeur de la prison. Il lui demandait seulement, en vain, de recouvrer son droit à l’amitié, son droit à l’humanité.

« …On a argumenté le fait que j’avais froidement tué le Directeur sans qu’il m’eût provoqué !…Sans qu’il m’eût provoqué !? Mais comment appelez vous cela, alors ? De planter un pieu dans le cœur d’un homme pendant des années ? De l’humilier chaque jour en le privant de la seule chose qu’il réclame et qui n’enlèverait rien à personne ?"