1.1.2. Les déportés.

La référence à l’univers concentrationnaire va être appréhendée ici non pas sur un registre historique ou socio-politique abondamment étudié par ailleurs. Notre propos spécifique, pour cette évocation de l’horreur, réside dans la narration par les personnes elles-même, des conditions de survivance ou, le plus fréquemment, de mort. Nous évoquerons ainsi les thématiques du corps lésé, blessé et maltraité au quotidien, de la déchéance physique et morale, de l’abandon des dernières luttes ou, au contraire de l’espoir qui résiste.

Le camp est fondé sur une règle essentielle, celle du « manque ». D’abord en ce qui concerne les besoins fondamentaux, le sommeil, la nourriture, l’eau, la chaleur, l’hygiène de base font défaut.

Citons Charlotte Delbo (1970) pour envisager un instant ce que la soif par exemple, peut impliquer sur le plan de la souffrance corporelle : « les joues collent aux dents, la langue est dure, raide, les mâchoires bloquées et toujours cette impression d’être morte, d’être morte et de le savoir… » La non-satisfaction d’un besoin de cet ordre va également entraîner une autre perte, progressive, celle de la raison et de l’humanité : « (…) reste une idée fixe : boire….mon premier mouvement est d’écarter la mousse sale, de m’agenouiller près de la bassine et d’y boire à la manière d’un chien qui lape d’une langue souple. Je recule. De la tisane de savon où elles ont lavé leurs pieds. Au bord de la déraison, je mesure à quel point la soif me fait perdre le sens".

«L ’univers concentrationnaire » (D. Rousset, 1965) est ainsi pensé pour que les sujets se détournent de l’humanité telle qu’ils l’avaient investie auparavant. C’est ainsi que l’intimité est bafouée dans ses replis les plus essentiels, le repos partagé à trois ou quatre par châlit oblige à une promiscuité dangereuse à cause de la contagion et du grouillement des parasites; les quelques incertaines gouttes d’eau autorisées du lavabo amènent des querelles incessantes; la place sur les rares latrines, répugnantes à cause de la densité de la population et de la fréquence des troubles digestifs et sphinctériens, amène des luttes sans merci et des accidents permanents qui renforcent l’abjection de l’autre et de soi-même. Alors, finalement, on cesse parfois de lutter et un nouvel état psycho-corporel advient, qui s’apparente à un renoncement vital, prémisse inévitable de la mort.

Léon Poliakoff (1964), en témoigne: la faim, le froid et la souffrance finissaient par avoir raison des tempéraments les plus robustes…La mort arrivait à petites mais rapides étapes; la dernière étape était connue à Auschwitz sous le nom de « musulmanisation » (….) caractérisé par l’intensité de la fonte musculaire…Fait capital, cette déchéance physique s’accompagne d’une déchéance intellectuelle et morale. Elle en est même souvent précédée….Lorsque cette double déchéance est complète, l’individu présente un tableau typique. Il est véritablement sucé, vidé physiquement et cérébralement. Il avance lentement, il a le regard fixe, inexpressif, parfois anxieux. L’idéation est, elle aussi, très lente. Le malheureux ne se lave plus, ne recoud pas ses boutons. Il est abruti et subit tout passivement. Il n’essaie plus de lutter. Il n’aide personne. Il ramasse la nourriture par terre, prenant avec sa cuillère de la soupe tombée dans la boue….Il se fait arracher bridges et couronnes en or en échange d’un peu de pain(…). Dans l’ensemble, l’homme est ravalé à l’état de bête(…) La durée de cette évolution est de six mois environ(…) si le moral du détenu est bon, mais (elle) s’abaisse à un mois et demi ou deux mois si le moral est mauvais. Si le détenu pense trop à la faim, au froid(…) à sa famille, à la chambre à gaz, en quelques jours il s’effondre  »

La violence dans sa dimension arbitraire imprévisible mais certaine, est une donnée qui tourmente tant le corps que l’esprit des déportés en ce qu’elle ne peut s’inscrire dans aucune logique intelligible. Les témoignages sont nombreux qui différencient la mort rapide et digne délivrée par un peloton d’exécution, de la mort lente et dégradante par surinfection des plaies consécutives aux blessures du travail, aux coups ou aux expérimentations médicales, dans un contexte de dénutrition radicale. Les personnes insistent sur l’humiliation générale subie sans recours, à travers l’assignation martelée de n’être qu’un « stück », une unité pour les équipe de travail ou l’extermination, à travers l’exigence d’un labeur harassant dont l’utilité est la plupart du temps incertaine. Reprenons l’exemple de la « colonne de vidange» (Amicale de Ravensbrück, 1965), à visée punitive, qui consiste officiellement à nettoyer les toilettes du camp: « (…) Les prisonnières restent toute la journée dans la fosse à vidange jusqu’aux genoux (…) Nous partons le matin hors du camp, dans un lieu isolé où un système de pompes amène cette « précieuse marchandise » brassée et mélangée à souhait dans un immense bassin. Nous devons alors descendre pieds nus dans cette bouillie et faire de nos mains des « boulettes » en y mélangeant la cendre encore chaude du crématoire… »

Tout est ainsi prévu pour que se cumulent épuisement, douleurs, terreur, isolement dans une promiscuité de tous les instants, retour à des réactions infra-humaines dans l’absolue nécessité (A. Ferrant, 1997) de posséder le pain, la cuillère, les chaussures -garants minima des conditions de survie- assignation enfin à une place du registre de l’excrémentiel et du cloacal.

Si tous font état de l’immense part de chance qui a présidé à leur retour dans le monde ordinaire, on peut cependant s’interroger sur les facteurs favorisant celui-ci. Les témoignages s’accordent à tenir quelques thématiques comme essentielles dans la survie autant physique que bien entendu psychique. Sur le plan subjectif, B. Bettelheim (1960), dans sa lutte contre le processus de « musulmanisation », relate l’importance qu’il accordait chaque matin, à lacer ses chaussures ou à se laver, comme le reste ultime de choix qu’il pouvait revendiquer envers nul autre que lui-même : « pour survivre dans une adversité extrême, il était nécessaire de se ménager une liberté d’action et une liberté de penser, si insignifiante fût-elle ». Sur le plan intersubjectif, G. Semprun (1994) mentionne, malgré le besoin rivé au corps de dormir au plus vite, l’urgence de quitter le block dès que possible; il fallait retrouver, dans l’odeur infecte des latrines, le plaisir de déclamer des poèmes ou de parler philosophie auprès de compagnons tels que F. Maspero. Les résistants ou intellectuels de Ravensbrück, de Buchenwald, de Mauthausen ou d’ailleurs insistent tous sur le principe qui permettait, entre camarades anti-fascistes, de « s’organiser », donc de survivre grâce à une solidarité de base. Au fond, outre l’âge, la force physique ou la capacité de résilience individuelle, ce qui semble avoir parfois aidé à la survie, c’est la persistance du sentiment d’appartenance à un groupe humain, à une socialisation ténue mais tenace, devant les redoutables tentatives d’exclusion hors de la « race humaine » nouvellement définie par la philosophie nazie.