1.2. Disciplines connexes.

1.2.1. Point de vue historique.

«  Toute société engendre des marginaux et même les sécrète. Toute société tente de circonscrire ses marginaux dans des limites en quantité et en qualité acceptables. Elle se livre alors au jeu cruel de l’assistance/répression. Si tel ou tel individu ou groupe d’individus marginal la met décidément trop en péril, elle tente de le récupérer, soit en lui donnant les moyens d’une existence « normale », soit en lui accordant un statut qu’elle ne lui reconnaissait pas jusqu’alors. Mais si la tentative d’intégration échoue, elle le condamne et par là l’exclut, lui assignant la résidence en un espace où il n’a pas de contact avec le monde dominant ». (B. Vincent, 1979)

Il existe quelques thèmes récurrents au cours des siècles concernant la marginalité, l’exclusion, la misère ou l’errance, qui trouvent leurs assises sur les fondamentaux culturels et religieux de l’organisation sociale. Celle-ci repose sur six axes centraux touchant aux grands « fléaux » de l’occident :

La présence de l’une ou l’autre de ces catégories de « déviants » risque de déstabiliser l’ordre social, et ouvre à un possible délitement des normes, perspective longtemps inenvisageable pour la sécurité publique.

Nous pouvons, à la lecture succincte des historiens, envisager grossièrement plusieurs grandes étapes de l’organisation sociale pour comprendre le traitement du vagabondage et de l’exclusion à travers les siècles. (C.Pitici, 2000)

Aux premiers moments de la vie sociale, la préhistoire est la période au cours de laquelle les hommes se regroupent et se déplacent en suivant les migrations du gibier. L’errance est la condition de la survie du clan, qui confie son existence aux talents du chasseur, prototype du vagabond. Un peu plus tard, dans la haute antiquité, le secteur de l’économie marchande nécessite la présence des nomades qui négocient d’une région, voire d’un pays à l’autre les produits de première nécessité. L’influence de l’état se resserre sous la constitution politico-religieuse de la domination pharaonienne où errance va pour la première fois se confondre avec pauvreté.

De l’époque évangéliste jusqu’au « Grand Renfermement » (M. Foucault, 1972), le traitement de la pauvreté se situe entre deux pôles contradictoires: la béatification du miséreux, la malédiction du nanti, en référence au message chrétien. Avec François d’Assises, le modèle de la vertu se complète de la valeur du travail, par lequel le pauvre peut trouver grandeur et dignité. Au carrefour de la dimension mystique, une conception sociologique inédite de la pauvreté rencontre l’idée selon laquelle la rédemption passe par l’activité laborieuse. Un premier clivage surgit alors entre les pauvres eux-mêmes, le mendiant et le travailleur. Cette tendance se confirme au XIIIème avec l’interdiction de « mendier avec un corps valide », qui soutient la logique de la relation nécessaire entre vigueur physique et labeur.

Au cours de la féodalité et du début de l’urbanisation, la cité relaie le monastère en ouvrant des lieux d’accueil pour les pauvres. Le mendiant se recrute parmi les anciens serfs qui arrivent en Ville Franche en quête d’ouvrage, précaire et rare. La peste noire génère une recrudescence des errants qui fuient l’épidémie et la famine. Des populations de toute origine s’amalgament dans la cohorte des vagabonds, prostituées, malades, prêtres défroqués, fous et oisifs rassemblés au sein de la Cour des Miracles. Celle-ci peut s’entendre comme une réponse originale, hors religion, qui clôture en son sein ce qui l’attaque à la marge. Le groupe social et ses lois enferme dans une limite intérieure et repérée, les figures de la déviance et du non-droit telles que nous avons tenté plus haut de les définir.

A partir du « Grand Renfermement », la Royauté a consolidé ses fondements et décide des orientations politiques et sociales de ses sujets, misérables compris. La Cour des Miracles a été éradiquée sous l’ordre de Louis XIV qui décrète le « Grand Renfermement ». Ce dernier vise à circonscrire ou éliminer toutes déviances, en protégeant la société d’une possible contagion, tout en transformant « la quintessence du vice en une assemblée de pauvres en esprit, de moines en prière » (Ph. Sassier, 1990)

La Révolution française prolonge l’objectif d’éducation des pauvres dans la recherche de la Vertu au service de la Nation. La misère devient pour un temps l’affaire de la laïcité. Le vagabondage disparaît, remplacé par une nouvelle forme d’errance, celle des petits métiers itinérants. Mais le Blocus Continental de Napoléon remet en vigueur les migrations rurales dans l’espoir d’un travail dans les manufactures urbaines censées compenser le déficit d’importation. Encore une fois, ces paysans vont très rapidement grossir le rang des sans-emploi.

La révolution industrielle va saisir la pauvreté comme un phénomène strictement socio-politique, en substituant l’ouvrier au pauvre. Le XIXème voit en effet ce dernier comme résultant de l’essor industriel, et les partis politiques naissants comme « prolétaire ». Pour la première fois, on perçoit le phénomène de la misère comme un manque subjectif et relatif. Le patronat paternaliste devient à la fois charitable envers ses employés pauvres, et accusateur de leur paresse, de leur ignorance et de leurs penchants pour l’alcoolisme et la violence.

L’époque moderne enfin, avec l’accès progressif à la consommation, ouvre aux défavorisés l’espoir de se hisser à une aisance de vie inatteignable jusque là. La référence à la pauvreté disparaît alors de l’horizon social, jusqu’au fameux cri de l’abbé Pierre, à l’hiver 54. L’accent porté sur la situation des sans-abris fait retomber l’illusion d’une éradication définitive de la misère en Occident. Le Père Wresinski crée une première association d’entraide en 1957, qui deviendra 20 ans plus tard « ATD Quart Monde » ; il alerte les institutions nationales dans son rapport au Conseil Economique et Social (1987) sur une communauté oubliée au sein même de l’espace social, qui ne trouve nulle place dans la vie économique. La pauvreté n’est plus seulement manque de pain ou de logement décent, elle devient la marque de la perte des liens sociaux, le signe de la promiscuité, du dégoût de soi ou du mépris des autres. Depuis la loi sur le RMI en 1988, ce n’est plus l’activité qui garantit au pauvre l’obtention d’une rémunération, et le rapport revenu/travail est devenu caduque. Même si le contrat impose une activité en vue de l’insertion, le sujet est déconnecté de l’utilité sociale qui avait prévalu depuis plusieurs siècles, est considéré et se voit comme un assisté à part entière.