1.2.2. Point de vue philosophique.

Sur le thème de l’exclusion, il est difficile d’éviter le détour par la philosophie, et spécifiquement par la question de la rencontre avec autrui.

Pour J.J Rousseau (1760) « l’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres ; cependant ce droit n’a pas sa source dans la nature ; il est donc fondé sur une convention (…). L’acte de la confédération primitive renferme un engagement réciproque du public avec les particuliers et chaque individu, contractant pour ainsi dire avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport, savoir comme membre du souverain envers les particuliers et comme membre de l’Etat envers le souverain ». Ainsi, poursuit Rousseau, dès que les individus se réunissent en société, toute attaque de l’un de ses membres blesse la totalité. Cette notion souligne l’obligation d’entraide mutuelle et pour que « le Contrat Social ne soit pas un vain formulaire », il faut y adjoindre quelques engagements réels comme un pacte fondamental qui contraint, y compris physiquement. C’est ce qui, pour l’auteur, témoigne chez l’homme du  « passage de l’état de nature à l’état social, (qui substitue) la justice à l’instinct ».

« Ce qui est étrange dans l’étranger, c’est qu’il n’est pas moi » considère le philosophe Alain cité par J. Daniel (1998) dans son dialogue avec P. Ricoeur sur « l’étrangeté de l’étranger ». Car l’étrange est une telle énigme pour chacun qu’il fascine ou repousse. La tradition occidentale a toujours œuvré dans le sens de l’unité, depuis les philosophes Antiques jusqu’à ce que les chrétiens tentent d’introduire la dualité de l’homme. La tentation fusionnelle a longtemps prévalu car, ajoute P. Ricoeur, « l’étranger est une sorte de place vide », un inconnu qui agresse par son caractère non-moi. C’est pourquoi, poursuit le philosophe, il « faut commencer par découvrir notre propre étrangeté en nous « désinstallant », découvrir notre « étrangeté symbolique ».

E Levinas (1951) considère Autrui comme débordant l’être et imposant une « éthique » fondamentale qui dépasse le primat de l’ontologie: « autrui n’est pas objet de compréhension d’abord et interlocuteur ensuite. Les deux relations se confondent. Autrement dit, de la compréhension d’autrui est inséparable son invocation (…) La signification éthique d’autrui  impose au sujet de renoncer à son désir de posséder l’autre, de le réduire à son gré: « la rencontre d’autrui consiste dans le fait que malgré l’étendue de ma domination sur lui et de son esclavage, je ne le possède pas…. Je le comprends à partir de son histoire, de son milieu, de ses habitudes. Ce qui en lui échappe à la compréhension, c’est lui, l’étant. Je ne peux le nier partiellement, dans la violence, en le saisissant à partir de l’être en général et en le possédant.

Cette rencontre nécessaire avec l’autre différent transite par l’échange, relié au don et au contre-don conceptualisés par M. Mauss (1927) sur un versant anthropologique. L’échange paraît une activité essentielle de l’humanité en tant qu’il implique une « obligation mutuelle » (S. Carfantan, 2003) . Le problème de notre société postmoderne touche au fait que la subjectivité est dépassée au profit du seul échange marchand. La question de l’exclu revient alors de plein fouet sur une société qui marginalise le don traditionnel dans sa nature immatérielle et dans sa place dans le maintien du lien. Il semble que dans la perspective libérale où tout « espace vital » est devenu un espace de consommation, « celui qui n’a pas d’argent n’a pas d’espace vital. Il ne peut rien en ce monde, ni consommer des leurres, ni avoir de quoi vivre, ni même à la limite avoir le droit de dormir et de s’asseoir. Il est exclu de la satisfaction des besoins(…) parce qu’il ne participe plus de l’échange fondé sur l’argent et le profit ». Pourtant l’auteur précise que la société même marchande, même fondée sur le profit, ne supporte pas de produire des exclus et que le don fait retour comme une inaliénable condition humaine. Alors, elle fabrique des réponses humanitaires, en quittant pour un moment le secteur de la consommation, comme s’il lui fallait tenter d’apurer sa dette envers l’échange, sa dette relationnelle. Car le don premier, souligne l’auteur, c’est celui de la « Présence », qui donne sans savoir qu’elle n’attend rien d’autre que la réciprocité de l’échange subjectif.

Francis Jeanson (1999) offre son regard au champ de la santé mentale et de l’exclusion. Il évoque le caractère « non-admis» du sujet marginalisé, rejeté parce que devenu trop étranger. Il se demande ce qui l’a fait quitter son inclusion, puisque pour en être chassé, il faut au préalable avoir été membre d’un groupe. Ces questions préliminaires l’incitent à interroger la nature de l’être social à travers la dissociation progressive, l’exclusion généralisée liée à une mondialisation qui « n’unifie d’un côté que pour exclure de l’autre. En fin de compte, c’est le sujet qui est de trop…De trop en tant que producteur de sens, c’est à dire en tant que producteur d’un produit non coté en bourse… ». Il réfléchit ensuite à ce qu’est l’être social, en tant que « produit du nouage de l’organique et du social, ce nouage qui est proprement psychique. Le sujet n’émerge jamais une fois pour toutes, poursuit encore F. Jeanson , mais seulement au croisement d’une double exigence: « il n’existe que dans la mesure où il se manifeste et il ne peut jamais se prendre lui-même pour objet  … un être clivé, ontologiquement aliéné ; aliéné dans son être, ce qui fait qu’il ne peut plus être tout à fait un être. Pas de conscience de soi sans altérité de soi. »

L’autre, fondamentalement présent participe lui aussi à cette altération et cette aliénation du soi. Ce qui le contraint à une nouvelle schize intérieure, conflit entre culture- donc champ social, et nature- donc champ individuel. A cette place là réside peut être la marque du sujet.