1.2.3. Point de vue sociologique.

Le concept de précarité émerge surtout depuis les années 70, simultanément à l’arrivée du chômage de masse. A ce moment, l’ancien terme de pauvreté s’efface du discours social, d’abord remplacé par celui de « nouveaux pauvres ». La précarité souligne davantage la notion de fragilité, d’instabilité relative aux fluctuations économiques locales ou mondiales, et sa place « à la marge » du salariat, en lien avec l’insuffisance d’emplois par rapport au nombre de travailleurs disponibles. Dans le sillage des propositions du Père Wresinski, elle ne réside plus seulement dans le fait de ne pas posséder un revenu minimum, mais aussi dans la non-satisfaction des besoins socialement nécessaires, ainsi que dans l’incertitude du destin personnel du sujet. Apparaissent également les notions d’indifférence, voire de mépris des tiers et de soi-même, totalement inédites sous cette forme dans le traitement antérieur de la pauvreté.

Dans un entretien au « Magazine littéraire » (juillet/août 1995) à propos de son ouvrage « les métamorphoses de la question sociale », R. Castel suggère que l’exclusion contemporaine est liée à la décadence de cette forme d’organisation sociale qu’était le salariat. Il interroge l’utilisation « inflationniste » de la notion d’exclusion, qui recouvre selon lui des notions indéterminées et hétérogènes: « un chômeur de longue durée est un « exclu », aussi bien qu’un jeune de banlieue. Or ces gens n’ont ni la même trajectoire, ni le même destin, ni le même vécu…C’est en outre une notion dangereuse dans la mesure où elle conduit à focaliser sur les marges un problème qui s’origine en amont… » Le philosophe et sociologue souhaite plutôt interroger la trajectoire, les processus et mécanismes de celle-ci qui conduisent certains à devenir « désaffiliés  ». Il justifie ce terme par le fait que le travail, autrefois « grand intégrateur » a perdu sa prévalence sociale, ce qui est au fondement du « décrochage » pluri-sectoriel, d’une vulnérabilité accrue du positionnement social. Il décrit, plus que l’idée de fracture sociale radicale, l’importance des « zones intermédiaires » favorisant les fragilisations partielles mais superposées.

Les exclus, poursuit encore R. Castel, « sont tellement atomisés, ils sont tellement inutiles, qu’ils ne sont porteurs d’aucune alternative à l’état des choses actuel . Par contre, leur existence met en question la conception que la société doit exister comme un tout… S’il y a effectivement des gens coupés à la fois des circuits de production, d’utilité et de reconnaissance sociale, il se dessine un mode de société dans lequel les membres ne sont plus liés par ces relations d’interdépendance(…) qui font qu’on peut parler d’une société comme d’un ensemble de « semblables ». Le danger de cette situation réside donc dans l’éloignement, pour certains, de leur statut de citoyen.

Cette théorisation, intermédiaire entre une position philosophique et un regard strictement sociologique, nous paraît un étayage capital pour appréhender la question du lien social en péril. Le concept de désaffiliation sera repris dans ce travail, pour insister sur la brisure progressive et parfois discrète des attaches des sujets, sous leur aspect social, mais aussi amical ou familial.

S. Paugam (1996, 2001) insiste quant à lui sur la notion de « disqualification sociale » qui place les exclus dans un « statut social spécifique, inférieur et dévalorisé, marquant profondément l’identité de ceux qui en font l’expérience ». Développant l’idée de « l’identification négative de soi », il la considère comme un processus plutôt que comme un état, reprenant en ce sens la proposition de R. Castel.

Pour ces deux auteurs dont la sociologie actuelle s’inspire beaucoup, l’exclusion, la précarité impliquent un processus dynamique dépendant à la fois des conditions de vie personnelles, des réactions propres à l’individu, et de la situation sociale globale, économique et politique.

L. Moreau de Ballaing (2000) différencie les typologies d’exclus: le pauvre « garde d’une manière ou d’une autre l’essentiel de ce qui assure ses droits » : un habitat personnel, une source de revenus financiers, des vêtements ordinaires.

Le « nouveau pauvre » est dans une position instable professionnellement, il est aidé à se loger par les proches et bénéficie ponctuellement des aides sociales. « La honte peut apparaître individuellement : honte de ne pas « y arriver », de ne pas « réussir ».

Les sujets en « fin de droits » entrent lentement dans la  « grande pauvreté » où ils rencontrent l’épuisement des ressources matérielles et psychiques et le sentiment « d’indignité ».

L’auteur parvient ensuite à un autre concept, décliné en plusieurs rubriques: la misère. Il la sépare de la pauvreté au sens où, à ce seuil, « un individu est à la fois privé de logement, de vêtements normés et de travail ». Le sentiment d’indignité prend le pas, souvent lié à l’impression de ne plus être protégé par l’entourage familial ou par le corps social.

L. Moreau de Ballaing évoque plus loin le degré d’aggravation consistant en l’éprouvé de honte, qui s’accompagne souvent d’alcoolisation et de toxicomanie. A ce stade, l’indignité s’efface, « le sujet périclite peu à peu, devient SDF. Il a honte vis-à-vis de sa famille d’origine et de sa propre famille, notamment de ses enfants s’il en a, honte enfin vis-à-vis de ses amis. Il ne cherche pas à les voir ».

Une autre catégorie est celle de « la misère noire », caractérisée par « l’indignité et la honte  ». Les sujets ne peuvent plus travailler, ou trop épisodiquement pour subvenir à leurs besoins et se retrouvent rapidement dépendants des services d’assistance ; ceux ci, souvent, renforcent le sentiment prévalent d’indignité et de honte.Enfin, les clochards ou SDF que l’auteur considère être dans « la misère absolue », ne semblent plus éprouver ni indignité ni honte, dépassées depuis longtemps au bénéfice exclusif du sentiment de « haine de soi , qui est rage de se détruire ». Pour L. Moreau de Ballaing, il semble que « la misère se soit abattue d’un coup ou peu à peu sur des individus particulièrement fragiles psychiquement, qui, non aidés, non soutenus, s’écroulent plus ou moins vite, et bientôt sombrent par haine de soi dans la plus grande dégradation physique, psychique, mentale et sociale ».

L’auteur s’interroge encore sur le « passage de l’affect collectif à l’affect individuel» ainsi que sur le concept de « mort sociale ». Car selon lui, l’affect de honte est alimenté par une pluralité de sources : culpabilité personnelle, certes mais aussi mépris, indifférence ou désintérêt collectif.

Reprenant dans un colloque, (1997) sa recherche menée la même année sur les structures d’accueil de jour, P. Vidal-Naquet synthétise les points de vue précédents en affirmant que « ce n’est pas tant la misère matérielle qui est, pour eux (les usagers) inacceptable, que la misère existentielle, celle qui résulte de la perte du sens de la vie, de l’inutilité sociale, de l’incertitude et de cette situation de flottaison… » Le vécu des précaires touche à l’idée d’un « ensemble vide »; il correspond à la nécessité de se démarquer de toute assignation sociale, qu’elle soit celle du SDF ou d’un quelconque autre groupe auquel ils ne souhaitent pas appartenir ni s’identifier. Pourtant, la souffrance qu’ils avouent concerne « l’absence  (ou la perte) d’utilité sociale et d’identité, la solitude, l’isolement, autrement dit le manque de place sociale ». Pour redoubler ce paradoxe, les personnes qui se plaignent de leur isolement, vivent en permanence sur la scène publique, dans une absence d’intimité physique et psychique considérable. L’auteur met en évidence beaucoup d’autres contradictions ou ambivalences entre l’attente énoncée et le comportement des sujets; il semble en effet exister un double lien paradoxal entre immobilisme psychique et déambulation perpétuelle, projet de nouveau départ et rupture essentielle avec l’histoire, méfiance et attrait pour le groupe social et autrui, désir de protection et mise en danger par la précarité et l’instabilité. Une fois encore, la question du don apparaît comme une manière de « rompre (avec soi)pour être soi », peut être pour ne pas avoir à supporter la centration sur ce qui est tellement blessant dans l’intériorité propre du sujet.

La question de la honte, actuellement largement travaillée aussi bien sur le plan psycho-dynamique que sociologique, nous invite à nous arrêter dans un premier temps sur la conception d’une sociologie clinique proposée par V. De Gaulejac (1994, 1996) ; examinant le sens de cet affect, ce dernier le considère comme  « un sentiment dont la genèse est fondamentalement sociale ». Il le définit en effet dans la dualité d’un éprouvé profondément intériorisé mais émanant pourtant du dehors, du tiers représentant du groupe social.

M. Joubert (2003) parle de  « processus cumulatifs » qui conduisent certains à se départir des protections jusque là efficaces, et à laisser émerger leur vulnérabilité potentielle au décours d’un événement de vie. Il n’entend pas prendre une posture psychologique pour traiter de ces notions, mais souhaite, en tant que sociologue, interroger ces processus « dans leurs contextes de production en intégrant les facteurs externes venant « attaquer » les ressources et le capital de résistance et de confrontation ». Il envisage en premier lieu l’incidence de la perte du travail et les éléments connexes qui permettent une « fonction » socialement identifiée et déterminent un rythme, une inscription temporo-spatiale implicite mais nécessaire. Dans le vide laissé par l’absence de ces stratégies, « le temps libre devient temps mort », assassinant avec lui projets, désirs et sens des choses. Autrement dit, le chômage signe la perte « d’une raison d’être sur le plan social ». Dans un travail antérieur (1998), l’auteur cherchait à identifier les liens entre précarisation et atteintes des investissements ou « supports sociaux » dans une trajectoire personnelle : il est à noter que les « supports sociaux » ne sont plus prédéterminés collectivement comme cela a pu l’être à d’autres périodes de l’histoire. « Les solidarités se sont fragmentées et sont devenues de plus en plus aléatoires, les logiques familiales sont également devenues plus fragiles. Dans ce contexte, les individus sont conduits à composer en permanence pour reconstituer l’assemblage de supports qui leur permettra de donner sens à leur monde social… » Ce sont précisément les compétences personnelles à réaliser ces assemblages qui sont atteintes par la précarisation, surtout lorsqu’elle se régionalise à des secteurs plus privés que le seul problème de rareté de l’emploi ou d’abandon des valeurs traditionnelles. M. Joubert évoque des impacts, localisés mais destructeurs pour l’individu, par l’interaction de divers évènements, même bénins, qui se rejoignent dans la perte de stabilité et de cohérence interne. Non seulement les sujets ne parviennent plus à faire face, mais leur environnement confirme leur incapacité par une multitude d’exigences paradoxales ou disqualifiantes, aggravant l’aboulie et l’abandon des capacités de résilience propre au sujet.

Pour conclure sur ce chapitre, même lorsqu’ils évoquent les spécificités des réactions des sujets devant leur situation, tous les auteurs cités font référence à la dimension sociétale et aux orientations politico-économiques du traitement de la précarité. Certes, nous avons fait appel à des sociologues et il aurait été bien étrange qu’il en fût autrement. Nous n’allons évidemment pas nous contenter, dans une recherche en psychologie et psychopathologie clinique, d’un tel regard sur la question; cependant il est indéniable que nous ne pouvons ni ne souhaitons l’esquiver. Car notre propos embrasse, par principe et dans la clinique que nous allons développer, l’aspect groupal et intersubjectif dont nous espérons avoir montré, à travers les points de vue scientifiques autant que par les témoignages préalables, qu’il était indissociable de la constitution d’une subjectivité personnelle. Celle-ci se construit en effet à partir d’une place que le socius autorise le futur sujet à investir.

Avant d’entrer véritablement dans l’objet de notre discipline, il nous faut accepter un dernier et bref détour par le champ législatif, en ce qu’il entérine ou met en tension les perspectives précédentes. Nous tenterons ainsi d’identifier ce qui, dans notre civilisation contemporaine, facilite ou inhibe la cohérence de la prise en charge d’une part de moins en moins négligeable des citoyens français.