1.3.3.2. Métapsychologie.

La perspective de la perturbation des liens précoces rassemble un champ considérable de recherches. De nombreux auteurs, dans la lignée de l’école hongroise fondée par S. Ferenczi ont reconsidéré l’hégémonie oedipienne, à la lueur du mode de fonctionnement primaire sous-jacent à la névrose. Après M. Klein et ses réflexions sur la relation archaïque à la mère, W.R. Bion (1962) prolonge la même piste par sa définition de la « capacité de rêverie maternelle » nécessaire au nourrisson pour intégrer les éléments « bêta »  en expériences assimilables. C'est le sens de ce qu'il a défini comme "la fonction alpha", dont l'absence ou la défaillance va provoquer le retour chez le bébé des premiers éléments projetés, accompagnés de ceux que la mère n'a pas su détoxiquer pour elle-même. L'absence de cette capacité maternelle va créer, chez l'enfant, les conditions d'un rapport à un monde chargé "d'éléments bêta" étranges et non-calmants, obérant par là même la confiance en l'autre et en soi-même.

M. Balint (1968) propose le concept de « défaut fondamental » qui définit une « zone préoedipienne » caractérisée par l’absence d’un objet tiers structurant. Le sujet, se ressentant comme seul, tente ainsi de créer un monde à partir de lui-même, ouvrant la voie à une problématique d’auto-engendrement et à l’évanouissement ou la non-construction de la réalité externe.

D.W. Winnicott élabore les conditions indispensables pour que l'enfant puisse fonder une expérience de soi, un "sentiment d'habiter son corps " suffisamment harmonieux et consistants. Par sa réflexion fondamentale sur la nature de la fonction maternelle, il ouvre une compréhension spécifique du narcissisme, non plus "identique à lui-même", mais procédant aussi "d'un autre sujet" (R. Roussillon, 2002). Il va en effet traquer les effets, silencieux et en après-coup, des réponses premières de l'environnement aux élans du nourrisson, ce que R. Roussillon interprète comme les réponses des "premiers miroirs de lui-même". Si ce reflet primitif adresse des réponses par trop dissonantes au sujet, un vide de la pensée s'inscrit alors, équivalent au "vide de la réponse" incorporé en tant qu'empreinte du silence de l'objet.

Toujours sur le registre de l'impact des objets précoces, A. Green insiste lui aussi sur l'importance du rôle maternel dans la bonne constitution du moi. Si celui-ci est en effet mal assuré dans ses fonctions de miroir ou de contenance, il aura à faire face à "la double angoisse d'intrusion et de séparation que l'on observe dans les cas-limites" (C. Chabert). Dans son article de 1983 il propose, avec le concept de "la mère morte", la perspective selon laquelle l'enfant, qui s'était senti suffisamment aimé et investi par sa mère jusque là, et avait de ce fait développé "une authentique vitalité", en montre soudain un "brusque arrêt, un grippage où elle demeure désormais bloquée". La mère, devenue "morte" par l'effet d'une catastrophe psychique contre laquelle le travail de deuil demeure très souvent impossible, a en effet soudain désinvesti l'enfant de manière inintelligible, tout en continuant parfois à lui prodiguer les soins habituels. Ce brusque changement dans le mode relationnel va entraîner chez lui une "dépression (…) qui a lieu en présence de l'objet , lui-même absorbé par un deuil". A. Green évoque le "noyau froid" qui pourrait représenter la trace du désastre psychique éprouvé par l'enfant; ultérieurement dépassé il laisse néanmoins "une marque indélébile sur les investissements" du sujet. Pour se défendre contre le retour de la perte de la mère et contre l'angoisse qui s'ensuit, le Moi constitue alors de nouvelles défenses, en priorité un double mouvement concernant le "désinvestissement de l'objet maternel - sur le plan affectif mais aussi représentatif- et l'identification inconsciente à la mère morte". Une autre défense réside dans "la perte du sens" qui va orienter le développement des compétences du Moi sur le versant de la contrainte; celle-ci est censée masquer le "trou du désinvestissement", maîtriser la situation traumatique. Pourtant, même si le sujet parvient à colmater les brèches à travers ce que A. Green nomme des "sublimations idéalisée précoces", il risquera toujours de défaillir à l'approche de nouvelles relations d'objet. Car celles-ci ne manqueront pas de réactualiser en lui "la douleur psychique (qui concourra à la) résurrection de la mère morte". L'auteur synthétise cet article en modelant le parcours de ce sujet "en quête d'un objet inintrojectable, sans possibilité d'y renoncer ou de le perdre et sans guère plus de possibilité d'accepter son introjection dans le Moi investi par la mère morte. En somme, les objets du sujet restent toujours à la limite du Moi, ni complètement dedans, ni tout à fait dehors. Et pour cause, puisque la place est prise, au centre, par la mère morte.

Enfin, dans le chapitre du Moi-Peau (1985) qu’il consacre aux états-limites, D. Anzieu développe la limitation ou l’absence, chez ces sujets, d’une « double face, externe et interne, avec un écart entre ceux deux faces qui laisse la place libre à un certain jeu. » Dans cette occurrence, le sujet revient à l’espoir d’une auto-suffisance des enveloppes psychiques individuelles, refusant d’abord de dépendre d’une « peau commune ». Pourtant, cette illusion s’effondre rapidement, laissant le Moi-Peau vulnérable et sans recours. Dans le but de se sauvegarder, il va solidifier l’enveloppe de l’intérieur et la faire devenir son centre, abolissant ainsi l’écart entre les deux faces; ou encore il va la doubler extérieurement, dans une recherche d’invulnérabilité, en créant une peau maternelle symbolique qui renouvelle la quête narcissique d’une « double paroi » censée être autonome par rapport à l’objet. Cette face unique du Moi-peau se retourne sur elle-même comme un anneau de Moebius, confondant ainsi le dedans du dehors.