1.3.5.3. L’espace.

L. Binswanger (1933), dans une dimension à la fois phénoménologique et psychopathologique accorde beaucoup d’importance aux aspects spatiaux dans la relation entre affectivité et corporéité. Dans la préface qu’elle lui consacre, C. Gros-Azorin évoque sa conceptualisation de l’espace comme « conditionné (…) par la place et la position du corps propre, par le mouvement, par les sens à distance (la perception visuelle et auditive) et les sens de la proximité (le toucher, le goût et l’odorat), mais aussi par le thymos(…) c’est à dire, pour le dire encore autrement, par la forme primitive dans laquelle l’espace se donne (…) La spatialité est un fil conducteur qui conduit à la compréhension de l’essence du trouble… » Pour L. Binswanger, le « dasein », l’être-au-monde, modèle l’espace, lui donne un sens particulier et variable, en le reliant aux autres formes mythique, esthétique ou théorique comme « possibilité de coexistences » .

Cette perspective invite à percevoir les multiples niveaux d’enchevêtrement sujet/objet sur le strict plan de la spatialisation.

Abordant la notion de « sécurité vitale », l’auteur nous conduit aux conceptions psychanalytiques de D. Anzieu (1993, p25) concernant la constitution des espaces psychiques. De « l’enveloppe corporelle aux enveloppes psychiques », celui-ci retrouve l’intuition freudienne du « corps comme surface et projection d’une surface »(S.Freud, 1923). Croisant le concept de « barrière d’éléments bêta » proposé par W.R. Bion ( 1962, p39), il définit cette dernière comme permettant le contact ou l’empêchant, dans un rapport spatial d’ouverture ou de fermeture. A travers les propositions de N. Abraham sur « l’écorce et le noyau » (1978, p203),  ou d’E. Bick (1967/ 1986) sur la « peau psychique », selon laquelle l’objet maternel/maternant devient enveloppe interne pour le sujet, D. Anzieu se représente ce noyau comme un « gant retourné » (1993, p27) en direction de l’enfant qui peut alors s’en saisir comme enveloppe psychique.

L’espace interne, le « Moi-Peau », (1985, p61) devient dès lors un interface entre trois fonctions , « le sac, la barrière et la limite », eux mêmes correspondant à trois catégories de contenance : le sac conteneur peut être menacé par les fissures, les trous laissant s’échapper le contenu; la barrière contenante offre, par la métaphore de l’embrassement, un territoire qui enclôt les pensées, sépare « les représentations des affects ». Sur ce point, l’auteur souligne la nécessité d’avoir été soi-même contenu et embrassé, tenu dans les bras de la mère pour se détacher du contact de la chose et la représenter ; l’angoisse afférente à cette catégorie concerne le tabou du toucher, qui risque, s’il est trop radical, de contaminer le désir même de contact ; enfin, dans la troisième proposition, la limite correspond à l’activité du « contenir », à la frontière et à la perte de l’illusion de la toute-puissance. L’angoisse qui l’accompagne concerne la crainte d’être enfermé au cœur de la zone délimitée, ou bien d’être égaré dans une béance infinie.

Dans une perspective parallèle, G. Haag articule « la construction de l’image du corps à la construction des espaces internes et externes, espace interne en tant que contenant psychique » (1993). S’étayant sur son observation de jeunes « ex » autistes fascinés par le plan du métro, elle reprend dans une autre perspective les « lignes d’erre », les  « chevêtres » identifiés par F. Deligny. Elle découvre des élaborations « réticulaires rayonnantes » partant d’un point central et formant une configuration étoilée. Elle peut alors formuler l’hypothèse que les essais de spatialisation qui se figurent en séance, entrent dans la catégorie des « signifiants formels » théorisés par D. Anzieu (1987); rappelons seulement, sur ce point, la dimension spatiale et corporelle de ces représentants de choses. La perception des liens de communication serait formalisée précocement par des « boucles de retour rayonnant alentour, (une) ondulation entourante…Premières formes pour penser l’espace et la sécurité de « la peau  ». Ces boucles de retour peuvent selon G. Haag, être également comprises comme « points de transformation (que le bébé) percevrait spatialement dans (…) le halo proxémique qui serait en fait la première peau , perception circulaire ou sphérique, sorte de géométrie primitive du moi ». (p50) L’objet contenu dans ce halo, tout comme l’environnement qui l’accueille, deviendrait pour l’enfant un « premier axe », support de la verticalité archaïque, à la condition absolue qu’il existe, selon D. Anzieu (1985) « à la périphérie de son psychisme, un encerclement réciproque par le psychisme de la mère ». Pour prolonger sa pensée sur la souffrance autistique, G. Haag observe les effets de l’absence de cette première couche protectrice ; le « non-retour » d’éléments transformés, causé par l’expulsion de la tension non-accueillie dans l’encerclement maternel, va laisser libre cours à la constitution d’une « carapace dans le trop dur des sensations », chargée de compenser le vide psychique. « L’hallucination négative trop forte due à la perte de l’excorporé (doit être) remplacée par une hallucination positive trop dure » (p 51). Pour les sujets non-autistiques, mais en référence à cette structuration, l’auteur considère pourtant que les expériences « dures » font gagner au moi balbutiant l’acquisition de la solidité et de l’élasticité nécessaires pour tolérer le « non-moi » qui aidera à la «  naissance d’un sentiment d’identité et en même temps spatialisant ». Ainsi l’espace se structurerait par l'intermédiaire de la capacité maternelle à constituer, au creux du bébé, un interface suffisamment doux et aussi suffisamment dur, pour aider l’enfant à organiser une enveloppe entourante, avant qu'elle ne devienne "narrative" c’est à dire, comme le propose D. Stern, ouvrant le champ des représentations-mots.

En suivant ces considérations, les zones pré-représentatives organisent d'abord chez l'enfant, à travers les perceptions et l'élucidation de celles-ci par l'environnement précoce, un moi archaïque corporel et spatial. La première pensée concrète s'étaie ainsi sur la géométrie du corps, la circularité de l'enveloppe d'une part, sur la pénétration du regard d'autre part, qui, si elle est alliée "à des qualités de douceurs venant (…) du tactile (et sans doute du sonore…) va coller quelque chose au fond de la tête de l'autre, et de soi en miroir dans l'identification projective alors presque parfaite". (G. Haag, 1991) Dans une perspective approchante, D. Anzieu considère « l’espace sonore » (1976) entrecroisé avec le miroir visuel, comme le « premier espace psychique » qui ne constitue le narcissisme qu’à la condition que « la mère exprime à l’enfant à la fois quelque chose d’elle et de lui, et quelque chose qui concerne les qualités psychiques premières éprouvées par le Soi naissant du bébé et  qui sont le plaisir et la souffrance.»

Nous reprendrons ces développements, mais nous pouvons d’ores et déjà insister sur le déchiffrage du sens des objets spatiaux en tant qu’ils représentent pré-symboliquement – comme « signifiants formels » - une part de la construction psychique des sujets.