Suivant la piste qui nous a entraînée jusque là, nous considérons le traumatisme comme un événement qui va orienter le destin du sujet. En cela, il prend valeur « d’objet » dont l’investissement va varier selon les situations. Mais il faut évidemment, sans prétendre passer en revue l'ensemble des travaux que la psychanalyse a consacrés au traumatisme, d'abord citer S. Freud et sa proposition (1896) d'une excitation d'origine externe, sexuelle, qui, dépassant les capacités transformationnelles du Moi, acquiert le statut de traumatisme séducteur. Incluant la notion de temporalité, il évoque "l'après-coup", c’est à dire les deux temps du traumatisme: d'abord effectif mais silencieux chez l'enfant qui n'a pas le moyen physique de ressentir l'excitation, il deviendra actuel et criant dans une seconde scène ultérieure à la survenue du capital pubertaire.
Dans sa lettre à W. Fliess du 06/12/1897, il renonce à cette "neurotica" pour envisager la provenance intrapsychique, fantasmatique, de la scène de séduction. Au-delà de son hésitation, S. Freud continue à penser le traumatisme dans un contexte de séduction sexuelle, le reliant à la défense paradigmatique du refoulement. Il convient d'une solution intermédiaire entre "l'afflux d'excitation externe sur le modèle de l'effraction et l'excitation interne et pulsionnelle qui, faute d'exutoire, met le moi en détresse" (C. Chabert, 1999): il considère que tout le traumatisme provient des deux sources, puisque c'est de l'objet que vient la sexualité, et c’est de l'intérieur qu'elle s'organise en fantasme.
Une autre acception du concept de traumatisme est théorisée dans "l'au-delà du principe de plaisir" (1920) à propos des névroses de guerre. S.Freud conçoit la "compulsion de répétition" comme tentative du Moi d'évacuer le traumatisme en le réactualisant pour tenter de « maîtriser puis abréagir sur un mode fractionné des tensions excessives ». (J. Laplanche, J.B.Pontalis, 1967)
Enfin, une troisième période (1926) met en évidence pour l’auteur la question de la « perte d’amour de la part de l’objet ». Dans cette formulation, S. Freud relie traumatisme et angoisse de perte, (T. Bokanowski, 2001), lien qu’il va développer à la fin de sa vie (1939) en évoquant « les atteintes précoces du Moi »; ces dernières en tant que « impressions éprouvées dans la petite enfance, puis oubliées » concourent à l’étiologie de la névrose.
S. Ferenczi (1924) va quant à lui, centrer davantage le traumatisme sur le lien archaïque silencieusement encrypté au sein du sujet. En s’en démarquant, l’auteur va influencer la pensée de S. Freud par l’idée d’une très grande précocité du traumatisme sur l’infans, en particulier du fait des « inadéquations » des réponses maternelles; la vulnérabilité s’imprimera durablement sur le narcissisme et ses ressources. Cette dimension, au-delà du seul débat parfois conflictuel entre le maître et le disciple, va orienter le cours des recherches ultérieures sur la prise en compte de l’environnement précoce en tant que trace de l’impact gravée dans le noyau du sujet ; elle va en outre ouvrir des pistes fécondes sur le double clivage, moïque et narcissique, comme « conséquences des traumatismes précoces, notamment dans les cas de traumatismes d’avant l’acquisition du langage. » (T. Bokanowski) Précédant les théorisations des post-kleiniens, elle signale la non-exclusivité sexuelle du traumatisme, insistant davantage sur la présence de l’objet dans l’organisation de la psyché, et la « qualité» de ses réponses dans la constitution d’un psychisme indemne ou blessé. Il va élaborer une synthèse de ces propositions par la théorie selon laquelle le traumatisme résulte d’une « confusion de langues entre adultes et enfants », les premiers répondant par la « passion » aux demandes de tendresse des seconds; de plus, ces mêmes adultes démentent la souffrance des enfants en disqualifiant la nature ou la réalité des affects de ces derniers; ainsi l’enfant désavoué ne va plus pouvoir se fier à ses perceptions et ressentis, obérant de ce fait son autonomie psychique; il s’ensuit une confusion et un retournement de l’éprouvé d’amour en ressenti de haine, avec introjection de la culpabilité. Enfin, l’infans attaqué abandonne la lutte, se retire de lui-même, réactualisant la trace agonistique du traumatisme initial. C’est ainsi que le clivage prendra place dans l’organisation psychique du sujet, « clivage de la propre personne en une partie endolorie et brutalement destructrice, et en une autre partie omnisciente aussi bien qu’insensible ». Effraction, viol psychique, entraînent selon S. Ferenczi une sidération du moi devant l’absence de réponse de l’objet face à la détresse, à « l’Hilflosigkeit » de l’enfant.
Dans son article de 1965, D.W. Winnicott entend le traumatisme comme « un effondrement dans l’aire de la confiance à l’égard de « l’environnement généralement prévisible », au stade de la dépendance quasi absolue. Un tel effondrement ne laisse pas s’établir, en tout ou partie, la structure de la personnalité ni l’organisation du moi. » (p309)Un peu plus loin, il définit cette notion comme une « rupture de la foi », qui évoque le désespoir de l’enfant face au manquement de l’environnement à répondre à la croyance en lui.
L’auteur développera ces propositions avec le concept de « holding » en tant que « tenue maternelle », communication silencieuse, « fiable, qui en fait, protège le bébé des réactions qu’il aurait vis à vis des empiétements de la réalité externe; ces réactions en brisant la continuité de la vie du bébé, constitueraient un traumatisme . Un traumatisme est ce contre quoi un individu n’a pas organisé de défenses, de telle sorte qu’un état confusionnel survient…. » Dans une certaine mesure, D.W.Winnicott associe la question de « l’empiétement » à celle du traumatisme: en effet tout empiétement n’est pas traumatique lorsqu’il se produit dans un environnement suffisamment étayant, voire même aide le bébé à se renforcer en faisant face à l’excitation externe comme à ses propres réactions au monde; en revanche, s’il se produit trop précocement, trop intensément ou trop fréquemment, il va entamer le sentiment d’intégration, et le bébé ne pourra que réagir : « si la réaction qui perturbe le sentiment d’avoir une continuité d’existence se répète de façon persistante, il s’installe un état de fragmentation de ce sentiment…. ».
J.Bergeret (1974) mentionne la notion de "premier traumatisme désorganisateur" revenant ainsi à l'hypothèse de l'effraction réelle proche de la neurotica, à l’origine de la « relation anaclitique » que le sujet état-limite va développer en direction de l’objet.
Pour A. Green (1983) la question rejoint les propositions de M. Kahn concernant les « traumatismes cumulatifs », qui "résultent de l'accumulation de micro-traumatismes, négligeables par eux-mêmes, pris séparément, mais qui agissent par leur fréquente répétition," (R. Roussillon, 1999) ainsi que de D.W. Winnicott sur les « réactions » du sujet aux empiétements. Lorsque la blessure narcissique accumulée, puis surmontée et niée, est rouverte à l’occasion d’un événement de vie, « l’état intérieur est (…) celui d’une expérience traumatique interne continue. (…) Je parlerai d’un « fonctionnement psychique interne réactif » dans lequel « le monde interne est relativement désinvesti tandis que la réalité extérieure-source de dangers permanents- est surinvestie(…) On a affaire à des sujets (…) vivant avec une infirmité intérieure, réceptacle d’objets -trauma qui vampirisent le Moi hypnotisé ». (p 152-153) Ce traumatisme « négatif » se rapporte à quelque chose qui n’a pas pu s’inscrire en tant que trace interne, ou qui a anéanti la notion même d’intériorité, support de la trace ultérieure.
C. Janin (1985) considère lui aussi un traumatisme à deux temps; mais cette fois, ce n'est plus d'une excitation sexuelle dont il est question: l'auteur mentionne en effet "un traumatisme précoce lié à la carence de soins maternels provoquant à la fois excitation interne et blessure narcissique", tandis que le second temps concerne un "traumatisme tardif où la scène première est rejouée dans un mécanisme d'identification". Une dizaine d'années plus tard, (1996) il précisera son modèle en terme de "noyau froid" pour le premier moment, "noyau chaud" pour le traumatisme tardif, et une troisième période qu'il définit comme "traumatisme paradoxal constitué de ces deux noyaux, sans qu'il soit alors possible de les distinguer l'un de l'autre".
Au chapitre des « énoncés concernant la théorie des enveloppes psychiques », (1985) D. Anzieu considère que tout événement survenu « avant la constitution d’une enveloppe psychique à double feuillet » et qui s’inscrit dans le corps plutôt que dans le psychisme comme signifiant formel, trace irreprésentable, peut être considéré comme traumatisme en ce qu’il reste silencieusement mais durablement actif.
R. Roussillon (1999) élabore la notion de « traumatisme primaire » qui affecte, en-deçà de la problématique d’intégration de l’expérience, « l’organisation des processus et de la symbolisation primaire ». Cette "zone traumatique primaire" est à l'origine d'une défense par clivage visant à "répudier sans représentation " tout risque de répétition de l'agonie. L'auteur détaille son point de vue en différenciant le traumatisme princeps, marquant l'histoire par son "intensité ou (…)sa coïncidence avec une vulnérabilité particulière,(…)" destraumatismes "cumulatifs" au sens de M. Khan. R. Roussillon considère les "traumatismes qui affectent la relation précoce à la mère" comme appartenant à cette veine là. Dans les pas de D.W.Winnicott, il reprend l’idée d’un traumatisme à trois temps où, dans le premier temps, le psychisme débordé échoue parfois avec ses seuls moyens, à lier ou décharger l’afflux d’excitations. L’insuccès ouvre sur le second temps qui déclenche « un état de détresse, état de tension et déplaisir intense, sans issue interne, sans fin et sans représentation ». Cet état peut se transformer si l’objet peut être rappelé et survivre à « l’état de détresse et de manque », créant ainsi les conditions d’instauration d’un pacte que l’auteur nomme « contrat narcissique », dans la lignée de P. Aulagnier. Si ce n’est pas le cas, parce que l’objet est absent ou qu’il répond de manière trop insatisfaisante, le troisième temps apparaît, qui développe un « état traumatique primaire ». caractérisé par un état de « désespoir existentiel, une honte d’être qui menacent l’existence même de la subjectivité et de l’organisation psychique. Le sujet se sent coupable (…) et responsable de n’avoir pu faire face à ce à quoi il était confronté, il risque de « mourir de honte » au constat de la blessure identitaire-narcissique que lui inflige la situation traumatique . » (1999, p20) R. Roussillon propose le terme de « situation extrême de la subjectivité » pour qualifier cet état ultime.
Dans la logique de transmission trans-générationnelle, il faut enfin citer les travaux des chercheurs sur la famille et les groupes, en ce qu’ils ont réfléchi aux « processus et résultat de liaisons psychiques entre des appareils psychiques.( R. Kaës 1993)La théorisation de N. Abraham et M. Torok (1978) sur le fantôme et la crypte comme incorporation du secret de famille, est reprise par R. Kaës: ces aspects représentent un« non-travail de la transmission psychique », au sens où le traumatisme de l’un pourrait s’inscrire sans traces identifiables dans le psychisme d’un autre. Pour J. Guyotat (1995) « tout traumatisme serait transgénérationnel » qu’il soit ou non identifié dans l’histoire de vie du sujet ou de sa lignée. Pour lui, le traumatisme est « une rupture dans la chaîne symbolique des générations ». Listant les situations qui peuvent entraîner un traumatisme de cette nature, il en voit trois types : le premier est de l’ordre des séquelles psychiques, dans la descendance, d’un événement dramatique de destruction sociale massive (attentat, guerre ou génocide); le second concerne certains états psychotiques que J. Guyotat préfère qualifier de « traumatiques» en tant qu’ils maintiennent un « lien narcissique à un ancêtre, lien de proximité et d’intimité porteur de mort » ; enfin le dernier type de traumatisme touche aux « interactions précoces mère-enfant ».(p 110)
A. Ciccone (1999) développe, à travers sa référence à l’identification projective, des « modalités de subjectivation ou de réorganisations des transmissions traumatiques. » Il définit le processus par lequel « une imago parentale s’impose ou est imposée comme objet d’identification de l’enfant » en terme d’empiétement imagoïque », dans un contexte de « rupture traumatique dans la filiation. »
B. Duez (1996) cité par D. Derivois (2003) signale le caractère indécidable du traumatisme en ce que sa nature, sa cause et sa source ne peuvent être dissociées. Les questions de ce qu'est le traumatisme, d'où il provient et de quel temps il émane, sont en effet selon l'auteur parfaitement enchevêtrées dans la réalité actuelle de celui-là. D. Derivois suggère l'idée que "le sujet passe d'un traumatisme indécidable à plusieurs points de vue à une indécidabilité plurielle vécue de fait comme traumatique ", mettant ainsi l'accent sur le nouage des collapsus "topique et chronique" conceptualisés par C. Janin 1 et B. Duez 2 en 1996. Ainsi l'indécidable, l'indéterminé, s'inscriraient comme cause et conséquence, origine et effet du traumatisme.
Commentaire :
Cette attention soutenue aux différentes conceptualisations du champ fait apparaître la récurrence de la force des liens à l’objet dans la constitution du traumatisme psychique. Qu’il s’agisse d’événements survenus précocement, évidemment les plus pérennes pour le psychisme balbutiant de l’enfant, mais aussi « d’incidents » plus tardifs, comme dans le cas des névroses post-traumatiques, tous sont en connexion avec l’impact de l’environnement sur les capacités d’élaboration du sujet soumis à cet afflux imprévu d’excitations. On peut alors penser, dans la perspective de notre recherche, que l’objet et le lien qu’il organise en direction du sujet, ainsi que sa nature et sa qualité, vont durablement imprimer la constitution primaire ou entraîner la déconstruction secondaire de son psychisme.
Nous allons poursuivre dans la première perspective, celle du lien précoce, en gardant en mémoire le fait que tout traumatisme secondaire peut permettre, par un effet d’après-coup, le retour de l’enfoui et un raz de marée soudain chez un sujet apparemment bien organisé. Car la dimension de l’indéterminé commence à creuser son sillon, à la suite de la proposition de B. Duez, en superposition de la notion de traumatisme.
C’est dans cet esprit que nous proposerons maintenant une réflexion sur l’investissement des « objets sociaux » certes en tant qu’objets matériels tels que la sociologie les définit, mais aussi et surtout en tant qu’objets d’investissement du sujet dans le groupe qui l’environne. Dans ce contexte, on est en droit d’entendre certaines conduites comme l’engagement particulier à l’égard d’objets informels ou indéterminés, mais bien réels cependant. Peut être faudrait il passer par une proposition plus habituelle en psychopathologie, celle des « mécanismes de défense » pour déployer notre pensée, mais nous croyons nécessaire, pour notre point de vue, de soutenir la notion d’une logique psychosociale comme notion transitionnelle.
C’est pourquoi nous tenterons de comprendre l’exclusion, l’errance, et les conduites de l’agir comme des manières de réinvestir certains objets sur la scène actuelle en même temps que de s’en défendre.
Dans cette configuration, l’espace psychique et l’espace externe sont confondus de telle sorte que le psychisme ne peut plus remplir son rôle de contenant.
A ce niveau, les temps originaire et actuel se chevauchent, créant la dimension de l’indécidable.