1.3.6.2. La désaffiliation (ou exclusion).

Comme négatif de l’objet social partagé, plus classiquement identifiée sous le terme d’exclusion, la désaffiliation est cependant investie par le groupe social et le sujet qui la subit en tant qu’assignation particulière. Car l’affiliation est un « bien commun » dont le manque stigmatise celui qui l’a perdu.

Dans un numéro de la revue « Psychologie clinique » consacrée au thème des exclusions et des précarités, (1999) O. Douville fait remarquer l’existence de deux niveaux à l’œuvre dans certaines situations d’exclusion. Le premier serait social, en tant que « maladie du lien »; le second appartiendrait à la sphère duprivé, comme trouble subjectif. J. Maisondieu (1997) avait signalé une autre forme de dualité plutôt rattachée à l’universel, celle des registres d’exclusion« de l’individu hors de l’humanité (ou) de l’individu hors de la société. ».

Pour J. Maisondieu, (1997) l’exclusion correspond au « meurtre symbolique de l’autre » (p 122) dans la mesure où ce dernier est nié comme semblable; le sujet exclu subit donc, d’abord passivement, une assignation sociale du côté du manque. Dès lors, il se trouve en perte d’estime des autres et de soi-même de telle manière qu’il peut aboutir à la honte de soi. L’auteur définit un « trépied associant la honte , la désespérance et l’inhibition psycho-affectivo-cognitive » propre au vécu d’exclusion. L’objet social disparaît du champ du sujet par l’incapacité de celui-ci à lui rester lié, « affilié ».

Dans une logique de retournement, cessant d’être un pair, un objet d’attention pour l’autre, il va endosser activement ce statut en ce qu’il représente son ultime reconnaissance sociale. J. Maisondieu évoque la « bascule dans le monde de l’abjection (car il) se retrouve au centre de processus d’avilissement et de mépris (…) qu’il s’agisse de processus intrapsychiques ou de processus interindividuels ». Nous y reviendrons sous l’aspect de la honte.

Deux dimensions sont en tension dans la problématique de l’exclusion: d’abord, celle de l’investissement de l’objet par le sujet, en tant que le premier observe et évalue ce que le second donne à voir de son être-au-monde; ensuite, l’aspect transitif de l’assignation qui, d’origine hétéronome, devient autonome chez le sujet, par un processus d’auto-exclusion. Dans un ouvrage collectif (1999), M.Thuilleaux évoque ces mécanismes comme apparentés au retrait autistique du schizophrène; il souligne non seulement un enfermement dans un monde interne mais aussi et surtout, une ruptureavec le monde externe. Ce divorce représente une sauvegarde contre le risque d’intrusion. Cependant, elle n’est pas sans prix à payer puisque le sujet, désaffilié, risque d’après M.Thuilleaux, de ne plus parvenir à « se différencier d’autrui, (…) se ressent comme transparent au monde extérieur ; il a rompu avec ce monde mais il y est aussi absorbé par confusion. » (p 71) L’auteur suggère que le processus est identique dans le phénomène d’exclusion non-psychotique là même où le « s’exclure »  ne représente pas un libre choix du sujet, nécessairement soumis au déterminisme de lois psychosociales irréductibles. L’exclusion appartient alors à la souffrance, quelque soit la pathologie qu’elle tente de colmater.

En ce qui le concerne, J. M Gaudillière (1999) s’oriente vers une compréhension transgénérationnelle de l’exclusion en ce qu’elle montre, comme la folie, « quelque chose qui était déjà exclu du lien social, quelquefois depuis plusieurs générations, dans la lignée. » Il considère que le sujet exclu est d’abord « sujet de l’histoire ». (p 44) Dans cette perspective, l’exclusion vient souligner un arrêt de la temporalité après un ou une suite d’événements ancestraux, toujours de l’ordre de « l’effondrement du nom, de la faillite des critères de la vérité, de l’honneur, de la parole donnée, sur fond de guerres, de trahison, de crimes- assassinats d’âmes ou génocides, c’est tout un- de morts inexpliquées, sans rites ni sépultures ». (p 45) C’est ainsi que selon cet auteur, le sujet tenterait par l’exclusion de signifier la tragédie de la lignée, et sa correspondance avec tous ceux auxquels il est relié.

Dans cette perspective, J. M Gaudillière suggère que la rencontre avec l’exclu ne peut elle-même s’effectuer qu’aux bords, aux « points de coïncidence » des « catastrophes historiques et sociales » des lignées de l’un et l’autre, du patient et du thérapeute. Il entrouvre ainsi une dimension du lien transférentiel assez singulière que nous aurons à explorer plus avant.

Dans les situations qui nous occupent, J. Furtos parle de « damnation sociale » (2000) par disparition du sujet. Dans un article co-signé par le sociologue Ch. Laval, (1996) le même auteur avait mis en évidence la vanité de l’objectif d’insertion qui aujourd’hui, sur le plan social, ne vise plus qu’à éviter l’exclusion de sujets « atypiques, en souffrance, à la fois désocialisés et précarisés ». Car les personnes présentant de « nouvelles pathologies » où s’allient  troubles de l’identité, dépersonnalisation, perturbations importantes de la mémoire, et altération de la conscience de soi, organisent un processus défensif par essence radicalement incompatible avec les retrouvailles sociales espérées.

P. Declerck (2001) considère le concept d’exclusion sur un plan nosographique, en le définissant comme un « syndrome de désocialisation » dans lequel le sujet « se détourne du réel  (…) pour chercher une satisfaction, ou-a minima- un apaisement, dans un aménagement du pire. » (p 294) Dans ce sens, il développe une conduite classique de perte de ses papiers, d’identité évidemment, amenant des conséquences de « paralysie sociale » redoublant la confusion en même temps que l’évanescence du sujet, une manière de s’auto-exclure étant en effet de ne plus être identifiable socialement, donc différencié psychiquement hors la catégorie des « sans. »

Il faut sur ce plan dire un mot du « syndrome d’auto-exclusion » Pour J. Furtos (2002), il concerne « une solution qui consiste, littéralement, à sortir de soi-même, comme un retournement en doigt de gant; s’exclure de soi pour ne plus souffrir, sortir du désespoir, de l’agonie, de l’effondrement , de la révolte impossible. De ce fait, le sujet ne se sent plus ni dans son corps , ni dans sa subjectivité (…) et entre ainsi dans un cycle de destructivité avec des défenses paradoxales très coûteuses qui accélèrent la spirale de l’exclusion  ». Il répond activement et quasi terme à terme à l’assignation sociale portée sur lui. Ce processus est défini comme le « retournement contre soi de ce qui est subi » de la part de tiers ou du groupe social. (2001).

P. Declerck en offre une représentation radicale, il est vrai en lien avec la très grande désocialisation qu’il observe, dans laquelle le sujet se démarque, en poussant à l’extrême ce processus, du regard du reste de l’humanité : « le clochard est un exclu qui en est venu à ne plus pouvoir vivre autrement que dans l’exclusion perpétuelle de lui-même. Auto-exclusion pathologique, compulsive et endogène, qui l’entraîne bien au-delà des limites de la marginalité que lui assignaient les processus d’exclusion sociale. L’exclusion , au-delà d’une certaine limite, agit comme un virus qui, en s’installant au cœur du sujet, le force à le reproduire à l’infini. » (p 290)