1.3.6.3 . L’errance.

Objet social, l’errance ne l’est que partiellement dans l’acception que nous venons de proposer au début du chapitre. Intermédiaire entre l’humanité et les objets inertes, elle concerne l’investissement géographique en tant que ce qualificatif englobe aussi les espaces humains.

Concept fourre-tout que nous allons tenter maintenant de clarifier, l’errance a eu plusieurs destins au fil des siècles: du preux Chevalier Errant magnifique redresseur de torts, à la figure du Juif Errant dans l’attente de la fin du monde, les grands mythes occidentaux ont donné à l’errance quelques lettres de noblesse qui aujourd’hui déclinent. Car l’errance a mauvaise presse au plan sociétal, alors même que les déplacements professionnels retrouvent une valeur marchande.

Au niveau psychique qui nous intéresse, il semble là aussi que l’errance, l’incertaine limite des lieux psycho-corporels et la déambulation dans l’espace correspondent à une difficulté subjective particulière. Dans l’avant-propos de l’ouvrage collectif (1996) consacré à cette conduite, il est parlé d’un « être en perdition (…ou) habité d’une violence intérieure, égaré par son agitation personnelle, ayant perdu tout lieu et/ou tout lien symbolique. » Un peu plus loin, l’auteur -non identifié- de ce court texte imagine pourtant, qu’au-delà de la dérive, l’errant chercherait peut-être « un ancrage à transformer en port d’attache ».

Ces métaphores apparaissent comme la marque d’une exigence de poétisation de la problématique, dans le sillage d’un bateau ivre (A. Rimbaud, 1871) qui convoquerait des métaphores marines et éthérées, en même temps que tempétueuses et brutales. Nous-même n’avons pas échappé à ce registre comme la proposition d’amarrage le rappelle. Il semble important de prendre le temps de nous intéresser, en ce début de chapitre, sur les sens possibles de cette inclinaison partagée.

Lorsque nous avions présenté notre clinique lors d’un séminaire de recherche il y a quelques années, nous avions brutalement été inhibée dans notre discours, à l’approche de signifiants soudain indicibles à cause de la violence du signifié qu’ils contenaient. Pourtant, ce n’étaient que des mots usuels, mais qui prenaient valeur effractive à être prononcés en lien avec les problématiques d’errance. Notre impression personnelle se marquait de gêne, voire de honte à balbutier ainsi, jusqu’à ce que l’universitaire (il s’agit de R. Roussillon que nous remercions pour sa clairvoyance) interprète ce malaise comme une nécessité à poétiser la scène.

Nous souhaitions rapporter cet épisode d’une part pour témoigner de l’élucidation qu’il a ouverte, d’autre part pour insister aujourd’hui sur la persistance de ce besoin envers les populations errantes. Tout se passe comme si, dans ce qui pourrait s’apparenter à du contre-transfert, l’interlocuteur devait d’abord adoucir, arrondir, lier la narration, y compris lorsqu’elle transite par ses propres mots. A l’inverse, l’errance pourrait s’entendre comme suscitant une rugosité affective et symbolique qu’il faut atténuer par des baumes, des mots apaisants au risque d’enflammer davantage la lésion qu’elle a initiée.

Dans ce sens, on ne peut pas faire abstraction de ce qui a été dit précédemment sur le double feuillet, ou encore la peau psychique qui enveloppe (D. Anzieu 1985, p 261) la sécurité de base du sujet par ses fonctions assurantentre autres,  « la résidence de l’esprit dans le corps , celle du corps dans l’espace et l’habitation du Soi par le Moi ». Car nous pouvons postuler que l’enveloppe sonore composée de mots non-intrusifs est une manière de compensation de la violence rapportée dans la narration. Et cela même en l’absence du sujet, puisque la brusquerie que l’errance suppose s’est exportée sur l’objet. C’est pourquoi nous supposons que, par l’impact qu’elle impose au tiers, l’errance peut être considérée comme un objet social.

Les recherches psychodynamiques à ce propos, toujours amènent à, ou proviennent de la clinique adolescente en tant que celle-ci est paradigmatique de la perte et/ou du changement, parfois interminables, des identifications comme balises existentielles. Fl. Goldberg (1994, p 101) le signale dans ces termes : « errer, c’est aller çà et là sans jamais se fixer, déambuler, traîner, vagabonder au hasard. C’est aussi être « déboussolé » (…) c’est à dire désorienté, sans points de repère… »

La réciprocité supposée entre adolescence et errance permet d’envisager des caractéristiques communes qui se situent sur le plan de l’espace et du temps, comme supports de l’issue cathartique contre le délitement psychique. Car, nous disent Ph. Gutton et L. Slama, (1994) si l’errance est « une non-permanence des catégories du temps et de l’espace (…) elle en est plus profondément une interrogation fascinée. Tout se passe comme si ces coordonnées sans doute défaillantes exigeaient une conduite qui les implique avec avidité ». Ainsi, une dimension prévaut d’emblée dans la problématique de l’errance, celle de l’inscription originairement spatiale de la psyché.

Tous ces auteurs, à travers leur féconde errance de la pensée, procèdent par explorations successives et/ou simultanées de la théorie winnicottienne de « l’in-dwelling » ainsi que, entre autres, des travaux de M. Sami-Ali sur les liens entre corps et espace, corps et temps, corps et mouvement. (1977)

Fl. Goldberg, évoquant la régression formelle des rapports temporels en rapports spatiaux, considère le surinvestissement de l’espace externe comme « un moyen de maîtriser », d’abolir la temporalité qui confronte le sujet à la séparation primitive intolérable, « à l’inachèvement, à la passivité, à son impuissance et donc à l’anéantissement » (p 105) ; il s’agit de la même façon pour le sujet de contrôler son corps  afin d’espérerl’habiter et « cohabiter avec ses pulsions que le tissu fantasmatique s’avère incapable de lier et de secondariser.» (p 105) Mais la tentative échoue parfois, souvent, dans la répétition, puisque l’errance désigne « un dehors infini », un écho interminable qui ne cesse de reproduire le vide, l’absence ou la souffrance de la temporalité archaïque. La recherche paradoxale du temps d’avant la séparation contrecarre l’accès à une temporalité ultérieure suffisamment socialisée pour être tolérable, les limites organisatrices en étant défaillantes. Devant ces échecs réitérés, devant le surgissement de l’angoisse « atemporelle », le sujet n’a plus d’autre ressource que « la fuite (psychomotrice) en avant » pour tenter d’échapper au blanc de la pensée dans l’illusion connexe de construire une néo- temporalité. On peut ainsi entendre l’errance comme une catharsis, comme un essai de réorganisation des catégories psychiques préalables à la spatialité et à la temporalité. « Errer pour tenter d’amorcer une proto-pensée, une proto-symbolisation, des proto-fantasmes ?» (p 109) se demande Fl. Goldberg. Errer en tout cas pour ressentir l’affect, peut-être même, en deçà, la sensation somato-psychique d’exister, et pour espérer restaurer les dommages précoces.

Dans le même ouvrage, Ph. Gutton suit une voie identique lorsqu’il signale la dimension d’auto-soin contenue dans « les marches forcées » de l’errant. Certes, la décharge pulsionnelle effectuée dans l’acte psychomoteur évite l’activité de pensée en offrant un apaisement immédiat et solitaire, sans contrepartie de travail psychique. Mais elle ouvre paradoxalement sur une « transitionnalité potentielle » parce que « de nouvelles liaisons sont rendues possibles par la déliaison même qu’il (ce comportement) tente d’instaurer. Il s’agirait de l’essai inconscient d’articuler des registres somatique, corporel, psychique originairement « clivés, dissociés, non intégrés ». (p 61)

M.L. Roux (1996) ne soutient pas autre chose lorsqu’elle propose que « l’errance va représenter (…) l’illusion d’un objet contenant et qui fasse sens », leurre qui aurait valeur transitoire « d’objet pour le Moi et aussi (le) rôle d’un Moi réflexif. » (p 74).

Cette perspective nous paraît tout à fait essentielle pour échapper à la compréhension exclusivement mortifère de la répétition. Dans la partie consacrée à l’analyse de la clinique, nous nous saisirons de nouveau de ce concept, éclairant selon nous d’une autre lumière, un pan de la problématique de ces sujets souvent envisagé comme une impasse.

Fl. Goldberg et Ph. Gutton, dans un article commun (1996) imaginent l’errance comme « une addiction d’espace  ». Ayant perdu (ou non encore trouvé) ses caractéristiques ordinaires de liant entre les objets et les êtres, l’espace devient selon eux « cet objet unique qui remplit le vide », (p 59) métaphore du vide interne.

Pour O. Douville (1994) le sens de l’errance se reconnaît dans les positions identificatoires qu’elle met en travail à travers les sites géographiques et sociaux, équivalents de scènes du lien social.

Cette dimension nous entraîne naturellement aux rivages de la théorie que B. Duez (2000) a développée, à la suite de Ph. Gutton, à partir de la « scène pubertaire » de l’adolescence. Proposant le concept « d’obscénalité  », il affirme la nécessité pour l’adolescent, et ajoutons-nous, pour l’errant, de trouver une scène publique apte à recevoir et à contenir sa vie psychique. Dans l’antisocialité, la « recherche d’une scène où la validité du cadre est un enjeu est liée à l’histoire de ces sujets confrontés précocement à une déprivation radicale (…) La psychopathologie de l’obscénalité fait apparaître comment, lorsque les groupes internes ne parviennent pas à assurer un lien suffisant, les sujets se trouvent constamment contraints de varier à l’infini des attaques dans une scène  » ( p90) externe ; son objectif est de représenter les groupes internes archaïques qui ont présidé à l’endommagement, pour en redistribuer les rôles de manière plus satisfaisante. Pour nous pencher plus aisément sur le concept de B. Duez, il faut d’abord se référer à la proposition de J. Bleger sur l’ambigu (1975) ; l’auteur y développe l’idée selon laquelle l’ambiguïté représente un vécu archaïque dans lequel la discrimination moi-non-moi n’est pas avérée, mais où coexistent des « noyaux non-intégrés », magma originelcommun à tous dont la plupart des individus vont progressivement sortir. Ils sont néanmoins non-confusants ni incertains pour le sujet au sens où le manque réside simplement dans l’absence de différenciation, ce qui « revient à dire déficit de la discrimination et de l’identité. » (p 206) Il serait ainsi question d’indifférenciation entre les corpuscules, mais également à l’intérieur de chaque noyau, c’est à dire, selon la définition de J. Bleger, d’une « organisation syncrétique ». Il n’y a donc pas lieu, dans cette configuration non-intégrée, non-différenciée, « d’interposer des techniques de défense » (p211) puisque rien, chez ces personnalités syncrétiques et ambiguës, ne correspond à la conflictualité interne ou externe, puisque tout y est égal, ni affirmé ni nié. J. Blegerprécise enfin des signes de persistance ou réactivation de l’ambiguïté, qu’il nomme symbiose, se manifestant sous la forme de « noyaux agglutinés ».

B. Duez utilise cette théorie pour définir son concept « dobscénalité (en tant que) lien psychique par lequel un sujet tente de traiter et de se dégager de l’ambiguïté par un appel à d’autre(s) qui transforme(nt) les dépositaires en destinataires, en autres. » (p 69) ; cet autre, pour aider le sujet à quitter l’ambiguïté, devra d’abord rester indifférencié, ne pas l’ « effracter », dans la mesure où la symbiose implique pour l’interlocuteur d’accepter de n’être « que » le « dépositaire », le porteur du contenu déposé en lui. Paradoxalement, le sujet aura pourtant à faire avec l’incontournable de la présence de celui qui, tandis qu’il passe de dépositaire à destinataire de la réalité interne du sujet, intervient de fait comme autre, donc « intrus » (p 93) différencié et nécessairement d’abord excitant avant de devenir un « autre apaisant ».

V. Colin (2002) propose le modèle de « périphérisation topique  » pour tenter d’éclairer non seulement les conduites d’errance mais aussi les modalités transférentielles à l’œuvre chez ces sujets. Il s’agit selon elle d’une manière qu’a le sujet de se couper « d’une partie de lui-même en se localisant à sa périphérie dans une frontière perméable entre monde interne et monde externe. Cette forme de clivage montre une construction de la psyché en noyau et en couches successives, le clivage opérant du noyau à la périphérie. Le retrait de la subjectivité n’est pas un retrait vers le dedans, mais un retrait vers le dehors. » (p 629) Cette notion, pertinente pour expliquer le mouvement centrifuge, nous semble partiellement insuffisante à rendre compte de la clinique que nous avons rencontrée. En effet, si le retrait est réel pour l’ensemble de la position psychique, certains sujets opèrent néanmoins un second mouvement paradoxal et centripète que nous avons identifié comme un « enfouissement périphérique », venant compléter le précédent sur le plan corporel mais aussi dans le registre des liens, l’objectif restant de rester le plus à distance possible des affects mobilisés.