1.3.6.5. La honte.

Cité de manière transversale dans les registres littéraire et sociologique, l’affect de honte doit être clarifié sur le plan psychodynamique en tant qu’objet social, lien impalpable du sujet au monde.

L. Moreau de Bellaing (2000) considère que la haine de soi, même si elle est surtout un affect individuel, est exacerbée par des regards sociaux constitués de rejet ou d’abjection. Il la définit telle une « mort sociale » conjointement acceptée par le sujet et le socius, « symptôme d’une société qui sacrifie sans discernement et ne cherche pas à sauver ceux et celles qui se haïssent ». Et l’auteur de conclure avec cette question : « mais est ce que se haïr, ça ne regarde que soi ? » (p198-200)

« A l’articulation du psychique et du social », la honte est selon V. De Gaulejac (1994, p126-130), « un sentiment pénible causé par une blessure narcissique profonde, un effondrement face à l’idéal du Moi , (mais aussi un) sentiment négatif qui renvoie l’individu à son abjection (…) son indignité » ; elle se réfère enfin à une situation sociale, « l’image négative renvoyée par un autre (…) j’ai honte de moi dans autrui ». Pour l’auteur, il existerait comme une transitivité de la honte qui, à travers autrui, va trouver à se nicher au cœur du sujet. V. De Gaulejac prolonge sa pensée par la description de trois niveaux successifs du travail d’enfouissement de la honte, en particulier dans le cas de la pauvreté : d’abord, la personne partage précocement « la honte de son milieu » et l’image d’une famille dégradée, stigmatisée, méprisée. Dans ce cas, c’est la pauvreté qui produit la honte et l’humiliation. Secondairement, cette intériorisation traumatique provoque chez le sujet le désir de s’en défaire, de se démarquer de cette assignation. Alors, ce dernier voudrait hurler avec les loups sur la déchéance familiale et devient haineux contre les siens qui incarnent la pauvreté, cause de la dégradation. Pourtant, cette colère ne peut s’exprimer contre la propre lignée du sujet, pris dans une fidélité filiale nécessaire pour exister dans une appartenance. Dès lors, avec la « honte de ce sentiment qui l’habite, à un troisième niveau, l’enfant a honte d’avoir honte ».  La résistance à la honte cesse alors, par le consentement du sujet qui passe de  « l’amour propre  à l’amour sale » ; sa lutte pour garder un peu d’estime de soi se dilue dans son impossible arrachement de la misère intimement unie à l’histoire familiale. Le« cycle auto-inhibiteur » se met en place, selon lequel « l’impuissance (…) alimente la haine : il a honte de ne pouvoir/savoir/vouloir réagir ; il a honte de son incapacité et de son impuissance parce qu’elle viennent confirmer le sentiment de nullité, de dévalorisation et d’indignité. En fin de compte, cela justifie l’humiliation et le mépris : le sujet mérite ce qui lui arrive, c’est de « sa » faute. On a donc raison de le mépriser parce qu’il est méprisable, de l’humilier parce qu’il est indigne ». Pourtant, souligne A. Ferrant (2000) l’auteur donne une valeur potentiellement « motrice » à l’affect de honte, en ce sens qu’elle peut transformer ou inverser la brisure préalable, faire tendre le sujet vers la résilience. Mais même alors, nous dit B. Cyrulnik, « un enfant de l’extrême est façonné comme un oxymoron : sa culpabilité est innocente, sa fierté est honteuse , son héroïsme est lâche(…) A l’âge de l’innocence, il est jugé coupable, il a honte de la fierté de s’en être sorti quand ceux qu’il aime y sont restés, et son héroïsme est une preuve de sa lâcheté… (1999. p 59) »

S. Tisseron (1994) quant à lui analyse les aspects subjectif et collectif de cet affect ; brisant le lien social, narcissique ou sexuel, la honte se dissimule parfois derrière des éprouvés plus supportables comme la résignation, la confusion ou la culpabilité. Cette conceptualisation est vectorisée par la logique du « décramponnement », envisagé à la suite des travaux de I. Herman (1930), au sens de la perte radicale du lien à l’objet, qui fait sombrer le sujet inhibé dans une faillite massive de soi et de son appartenance. Il existerait une transmission transgénérationnelle de la honte au sens développé par N.Abraham et M. Torok et repris par A. Ciccone (2002) qui soutient, au moins dans le contexte du handicap, que « la honte serait l’effet d’une transmission ou d’un fantasme de transmission cryptique de la culpabilité. » (p191) Pour S. Tisseron, la honte concerne un « mouvement de saillie » périphérique de la psyché qui ne peut plus être protégée sous un pare-excitation fragilisé ; cette vulnérabilité peut s’entendre dans la lignée de la défaillance partielle des soins maternels primaires à préserver, à contenir la construction de l’enfant. Ainsi surgit par retournement et en pleine lumière, ce qui est ordinairement celé dans les profondeurs. Cette dernière notion, référée à l’abject, n’est pas sans rappeler les propositions de J. Kristeva (1980) sur l’abjection: « l’abjection de soi serait la forme culminante de cette expérience du sujet auquel est dévoilé que tous ses objets ne reposent que sur la perte inaugurale fondant son être propre ». (p12) Pour elle, l’abjection serait chez les personnalités borderlines en particulier, le premier sentiment authentique d’un sujet en train de se constituer comme tel en sortant de sa geôle à l’encontre de ce qui sera, plus tard seulement, des objets  ». (p 59)

J. Furtos (1997) évoque la question de la « honte blanche » comme appartenant à la psychopathologie de la « disparition en rapport avec le lien social ». Cet affect se manifeste sur la scène publiquepar la pâleur du visage, marquant l’évanescence du sujet au monde, par un mutisme signant la perte de la communication avec autrui, enfin par un ressenti de vacuité intérieure lorsqu’il parvient à s’exprimer, pouvant être entendu comme un repli, un rétrécissement intérieur. La honte blanche est associée par l’auteur à la « transparence » envers le groupe social, symptôme du délitement de ce dernier conduisant le sujet à une forme de dépersonnalisation et à une solution autarcique.

A.Ferrant cite encore J. Guillaumin (1973) et son concept de raptus honteux qui transforme les énergies d’un pôle actif à un pôle passif sous l’effet d’un événement qui empiéte l’équilibre psychique du sujet. La honte s’apparente à l’effondrement dépressif, à la différence près que dans le premier cas, l’analité est convoquée en position organisatrice. Deux destins peuvent alors advenir dans ce glissement : ou bien le sujet aboutit à un mouvement mélancolique succédant au dégoût et à l’abjection de soi ; ou bien au contraire, la honte peut se transformer en dépression du fait d’une défaillance de l’organisation anale.

Dans cette analyse, il existerait dans tous les cas une faiblesse de la fonction auto-contenante consécutive à celle de l’objet primaire; le regard scrutateur et hontogène resterait en arrière-plan celui de l’imago maternelle qui dénonce, derrière l’apparence phallique, le surgissement d’une pulsion archaïque du registre de l’analité, du cloacal.

A. Ferrant propose trois états de la honte : le premier se situe comme signal d’alarme « organisateur », comme l’angoisse, « surmontable, travaillable et (qui) préserve l’intégrité du moi qui déclenche les systèmes de sauvegarde narcissiques et objectaux propres à rétablir son équilibre. » (2000, p10). Le second niveau est identifié par l’auteur comme « honte disruptive » qui fait effraction dans le moi et nécessite un étayage par l’objet. Enfin, le troisième palier de honte, plus fondamental, touche à l’essence même du sujet, non plus seulement sur l’axe phallique/anal, mais aussi sur l’axe archaïque anal/oral. Dans cette situation, il existe « une confusion de zones. Le sujet n’est plus seulement en risque de perdre la face, il n’a jamais réellement trouvé sa face ».

Dans des travaux ultérieurs, A. Ferrant considère « les destins de la honte » (2002, p187-188) sous les aspects de « l’enfouissement », du « retournement exhibition ou projection, » du « partage thérapeutique », enfin de la « création artistique ». Il nous semble intéressant de nous attarder quelques minutes sur les premiers en ce que ces éléments sont récurrents dans la clinique que nous développerons.

L’enfouissement, comme prototype de la profondeur, diffère du refoulement; la honte « implique des conduites d’évitement et de contournement »; enfouie, elle peut resurgir sans prévenir, échappant à tout processus psychique et restant en attente de re-présentation, souvent visible par tout autre que le sujet lui-même. Il y aurait ainsi un « clivage fonctionnel » lié à la honte, sectorisé autour d’elle : « telle que cette dernière est située dans les profondeurs d’une partie du moi en même temps qu’à la surface d’une autre partie… Une partie du moi répète la situation, la montre tant qu’elle ne s’est pas organisée et rejouée différemment, c’est à dire tant qu’elle n’a pas trouvé son statut syntone au moi, et en même temps essaie de la masquer, de l’enfouir, pour éviter la souffrance traumatique qu’elle contient. » (p185)

Le retournement/exhibition se saisit de la localisation de la honte en surface de la conscience. Il la transforme en son contraire, dans une revendication de type phallique identitaire, permettant au sujet de passer du déshonneur à la gloire.

Quant au retournement projectif, il consiste en dépôt de la honte sur l’autre, en lien à la notion de « moi supplétif » rencontré chez les personnalités ambiguës dont parle J. Bléger. G. Charreton (2001) prolonge cette thématique en proposant que  « la honte se caractérise par l’utilisation de « dépositaire contenant » assuré par la matrice sociale », (p 24) ce qui est une constante aussi chez les sujets que nous rencontrons. « La honte (…) se fraie donc une voie d’expression silencieuse en s’actualisant dans l’autre, dans la relation , dans le lien social. » (p 25)

Percevant chez l’autre, déformé, ce qu’il tente d’expulser de lui-même, le sujet va pouvoir désigner ce tiers comme « porte-honte  » et s’acharnera à l’humilier, pour détruire cet intrus étrangement familier.

C’est pourquoi le « partage thérapeutique », quatrième destin de la honte suggéré par A. Ferrant, consiste en « l’utilisation de l’objet » pour réorganiser l’expérience honteuse et se la réapproprier de manière supportable. Il se passe d’abord en un temps de confusion partagé puis transmis, avant de parvenir au « temps de reconstruction de la scène honteuse », sous le regard bienveillant du thérapeute.

Récemment (2003) le même auteur propose une autre compréhension de la honteen terme de « marqueur d’hominisation (par lequel) on ne dit pas tout, on ne se montre pas tout entier à autrui. » A propos de la grande exclusion, il interroge la disparition de la « fonction miroir  » du regard de l’autre, empli de dégoût donc incapable de mirer autre chose que l’abjection envers le sujet. Il considère que cette répétition de l’évitement du regard finit par contaminer la personne qui à la fois montre la totalité de son corps, de ses besoins et de sa situation lorsqu’elle est livrée à la rue, à la fois n’existe pas comme semblable dans le regard des autres.

Dans sa comparaison entre les situations traumatiques biologique (maladies ou handicaps), historique (traumatismes de guerre, génocides) ou économique (précarité ou exclusion sociale), S. Korff-Sausse (2000) signale le lien radical et spécifique entre trauma et honte; quand, dès les premières tentatives de partage, les sujets se retrouvent face à l’hostilité ou à l’indifférence, s’ajoute en eux « le sentiment de honte d’en parler » et le constat que cet affect ne peut être partagé, hormis par ceux qui l’ont éprouvé dans leur intimité. « Cette atteinte de l’image de soi provoque un effondrement narcissique. Comment- poursuit l’auteur- parler de cette tache intime, saleté, aspect inavouable de soi-même qui a été mis à nu, dévoilé au regard de l’autre, et qu’il faut à tout prix cacher ?(2000. p106) Et de conclure que, dans le traitement de ces patients honteux, le thérapeute doit, comme le dit S. Ferenczi, accepter « d’être le meurtrier, car « ce travail de bourreau est indispensable » ; S. Freud avait suggéré cette nécessaire relation à propos de la « lutte » entre le thérapeute et l’analysant. (1912, p60) A. Ferrant la prolonge (1997) sur le versant de la précarité: «(…) Cette réalisation qui met l’homme debout implique une adresse, un autre(…) Cet autre pourtant, justement en raison de sa fonction d’accompagnement, devra endosser la part d’humain debout nécessairement perdue par le sujet. Il sera probablement visé par la haine nécessaire au Moi dans sa reconstruction et devra sans doute endosser l’habit de l’humain debout et indifférent(p99). En d’autres termes, conclut S. Korff-Sausse (p 109), le thérapeute aura tenir la place du mauvais objet « afin d’aborder tous les aspects transférentiels consécutifs au traumatisme , y compris les aspects sadiques et masochiques ».

Dans un article (2000) concernant les survivants de la Shoah intitulé « peut-on mourir de dire ? » , R. Rosenblum se demande si l’on peut « négocier la honte  ». Elle pense que l’alternative se situe entre garder « la tragédie pour soi » et en brûler ou l’encrypter, ou bien la dévoiler, « mais cette divulgation ne l’efface pas ». Simplement, elle l’officialise et fait partager « le savoir honteux  » sans parvenir à un rapprochement entre les premiers détenteurs de cette connaissance et ceux qui viennent de l’acquérir. Au contraire même, cela risque d’exposer doublement les survivants qui se sont hasardés à cette transmission et qui ont ranimé la culpabilité des tiers, ainsi que leur possible jugement. Car « le témoin se retrouve absorbé par la monstruosité qu’il rapporte. » (p133) Dans la même veine, R.Waintrater (2000) explique que ce besoin de transmission implique que « le sujet traumatisé devient lui-même traumatisant pour ceux qui partagent avec lui un espace psychique commun » (p205), cet espace étant figuré par la révélation qui prend alors l’aspect d’un aveu.

Pour conclure provisoirement sur ce thème, nous suggérions dans une communication (2001), que « exprimée sur la scène thérapeutique, la parole de honte pourrait constituer une première figuration externe de la confusion liée au secret encrypté ». Cette proposition est devenue une hypothèse secondaire de la présente recherche et garde, nous semble-t-il, toute sa pertinence au vu des apports que nous venons de restituer.

Il faut en effet se souvenir de quelques idées fortes concernant le retournement intime/public, défini par B. Duez sous le concept « d’obscénalité  » ; il faut considérer, à la suite des propositions de R. Kaës (1994) la fonction phorique de « porte-honte  », pour comprendre l’acharnement agressif du sujet contre le tiers; enfin, il faut examiner la valeur de l’idée de « reconstruction de la scène honteuse sous le regard bienveillant du thérapeute » (A. Ferrant) et la problématique du témoignage formulée par les auteurs traitant de la transmission, pour tenter de poser quelques jalons du traitement de la honte. Ces propositions seront mises à l’épreuve par la clinique que nous observerons dans quelques chapitres.