1.1.2. Traduction, transcription et autres complications.

Il faut prendre quelques instants pour rendre compte des difficultés survenues au début de la recherche, après la passation du questionnaire.

Le premier travail de traduction a pris environ six mois; nous étions bizarrement paralysée par l'intégrale de l'enregistrement, auquel il nous était très fastidieux de revenir. Il est vrai que cela représentait une quinzaine d'heures d'audition mal aisée, souvent imprécise, qu'il fallait tenter de coucher sur le papier. On pourrait comprendre cette réticence comme liée à l'inintelligibilité fréquente des réponses, aussi bien dans leur forme que dans leur contenu, qui s'apparentait souvent à un décalage plus ou moins net par rapport à la question posée, voire à une discordance authentique. Dès cette toute première lecture, le discours était déjà comme infiltré de mouvements psychiques insolites pour nous qui pensions naïvement avoir seulement posé des questions simples appelant des réponses brèves.

Face à ce que nous percevions indistinctement comme "un déluge", nous éprouvions des réactions incongrues, dont nous ne pouvions dire si elles étaient ou non bienvenues dans la recherche, avec une sorte d'impudeur à les traiter. Devant cette inhibition massive de tout travail de la pensée, en dépit de quelques mouvements pour nous y efforcer, nous ne pouvions manquer d'éprouver culpabilité et honte, de non seulement ne pas être capable de restituer une synthèse aux personnes, malgré notre engagement à le faire, mais aussi de faillir aux exigences universitaires en laissant filer le temps.

Ne parvenant ni à organiser les réponses, ni à renoncer à ce qui était superflu, encore moins à donner un sens à ce chaos, après une latence infiniment longue, nous avons pourtant supporté de revenir à cette intégrale pour l'écrire; il a semblé alors se dessiner comme une filtration primitive, par ce premier passage de l'oral à l'écrit, même si ce dernier restait du mot à mot.

Démarrait ainsi un travail d'interprétation "primaire", dans lequel les intonations, inflexions, changements de ton ou d'humeur étaient notées, autant chez le sujet qu'en nous-même. Nous identifiions simultanément le souvenir de nos propres éprouvés de ces moments.

A la fin de cette étape, nous eûmes à disposition un corpus de 300 pages, correspondant à une moyenne de 30 pages par sujet, toujours aussi compact. Ce texte total nous laissait dans une impression de réplétion corporelle, parfois de nausée, similaire à celle que nous avions ressentie à la première écoute, à distance de l'entretien.

Le renoncement est alors apparu, comme un fil rouge du lien avec ces sujets.

En effet, l’un d’eux ne semblait pas correspondre au premier critère de structuration psychique défini plus haut; de surcroît, il présentait un ralentissement idéique important, témoignant de difficultés majeures à seulement comprendre les questions. L’autre entretien délaissé, en dépit de son adéquation à notre étude, l’a été faute d’entendre clairement le discours de ce sujet étranger, qui s’exprimait avec un très fort accent et une nette difficulté locutoire. Après avoir, à plusieurs reprises, interrompu sa parole au risque manifeste de le gêner, nous avions choisi de ne plus intervenir, en espérant que le magnétophone pallierait notre déficience. Mais l’écoute différée n’a pas été plus aisée et nous avons donc préféré ne pas nous hasarder dans une restitution incertaine.

Après cette perte, un autre temps d'assimilation fut encore nécessaire, où la pensée restait vacante; dans un mécanisme de dégagement de ces sensations de rejet et de confusion, nous avons essayé de passer à une saisie des données thème à thème, en gardant la logique du questionnaire qui avait d'abord abordé la question de l'espace. De nouveau, nous fûmes envahie d'une impression de débordement, suivie d'un éprouvé de désespoir de ne jamais parvenir à exploiter des propos incohérents et confus, à travers lesquels personne ne semblait vraiment répondre.

Au milieu de la seconde année, nous avons enfin pu donner un sens approximatif au vécu d'égarement dans lequel nous restions empêtrée; celui-ci nous a semblé consécutif à l'organisation défensive contre la première question. Car le malaise supposé à propos de la centration sur l'espace, a sans doute produit des effets de l'ordre de l'évitement ou du rejet, au pire de la désorganisation, inversant en cela la représentation que nous avions d'une méthodologie allant du moins au plus empiétant. On ne peut pas évidemment exclure l'hypothèse que c'est l'entrée en relation qui a créé ce type de réactions, mais cette idée résiste mal au fait que nous avions conversé facilement avec des sujets volontaires et informés de la démarche, avant de proposer le questionnaire. Par ailleurs, les autres thématiques, en particulier celle qui touchait le lien, censée être la plus sensible, avait somme toute paru beaucoup moins réactive.

Nous prîmes ainsi conscience que cette thématique pouvait réactualiser la trace de l'empiétement précoce; cette supposition n'était alors qu'une intuition qui restait à démontrer sur le plan théorique; mais elle a déverrouillé notre pensée.

Nous avons accepté alors d’abandonner un temps la dimension spatiale, pour centrer notre étude sur les réponses concernant le corps et la santé. Sur un strict plan pratique, ces réponses étaient d'un volume moins considérable, plus rapidement et aisément traitées par les personnes. Nous avons discerné plusieurs strates de représentation du corps propre, que nous pourrions situer sur le registre de "l'enfouissement" à partir de la peau et des organes des sens, jusqu'au niveau habituellement considéré comme le plus profond, celui du psychisme. Nous avons esquissé un début de figuration de ce processus qui s'est elle aussi, heurtée à un "chaînon manquant" comme si notre pensée balbutiait encore une fois.

Enfin, la dernière phase, débutée à l'été 2002, a consisté à résumer les entretiens de manière un peu lisible. Il s'est agi d'un second niveau de traduction, accompagné d'une première étape d'analyse qui conviait à se détacher de la fascination du texte, pour s'autoriser à le faire parler. Nous pouvons affirmer que ce mouvement a véritablement remis en route notre capacité élaborative si longtemps perdue dans les méandres de la confusion induite par ces rencontres.

Ces remarques ont été notées au fur et à mesure de l'avancée ou du piétinement du travail, lorsque rien du contenu ne semblait accessible. C’est une forme de parenthèse, d’incise, de dérivation qui paraît aujourd'hui rendre compte, en partie, des processus en œuvre dans la relation instituée par les patients. C'est pourquoi il a semblé nécessaire de les rapporter, pour envisager plus avant quelle forme prend le creusement du lien dans l'espace psychique et corporel de l'interlocuteur.