1.2.2.3. Synthèse de l'entretien.

A la première question de la série sur l’espace, Monsieur N répond d’abord par la difficulté d’être « bien dans sa peau  ». Il cite l’expérience d’un journaliste célèbre, qui s’était aventuré seul sur une île avec un chien; Monsieur N souligne le «besoin de compagnie» que cet homme a reconnu à son retour comme essentiel. A propos de la question posée, il parle alors de la nature, qui elle, « ne trahit pas ». Le discours devient dense, allusif, les phrases ne sont pas terminées, mais on peut entendre, derrière des statistiques improbables, la notion de « déchet  » qualifiant l’espèce humaine. Monsieur N donne une série impressionnante de chiffres, bafouillant et hésitant souvent, avant de conclure que « la solitude n’existe pas, on a toujours besoin de quelqu’un pour avoir une compagnie… » Il relate une expérience personnelle avec des gens de la rue: il s’agit d’un duo qu’il avait formé avec un compagnon, et qui est devenu un groupe par l’arrivée d’autres « qui sont venus se greffer ». Monsieur N explique son refus du grand nombre, agent de discorde. De manière associative, il poursuit sur la population de la rue, ses conduites de mendicité, en opposition à son propre refus de tendre la main. Il dit à ce propos qu’il a essayé une fois et a ressenti un tel malaise qu’il préférerait, plutôt que de recommencer, « me foutre (la main) sous une cisaille et j’appuie sur la pédale ». Avec de nouvelles difficultés d’élocution, il réfute l'idée que « la manche  appartienne à la vie. Il finit par parler de l’auto-exclusion des gens qui la pratiquent. Puis il mentionne diverses formes d’exclusion sociale, par le comportement, par le travail, par l’incompétence, par le caractère, jusqu’à la notion de « mea culpa » obligatoire,parfoisorganisée au travail dans certains pays. Cette autocritique ne concerne pas les gens de la rue qui vivent au jour le jour; ilévoque les «salaires » de la manche, parfois élevés. Mystérieux, il refuse de dénoncer les tarifs en vigueur, même si nous n’avons pas demandé à les connaître. Il associe avec le risque de «délation» s'il parle trop. Il développe sa conception des délateurs: « en temps de paix je les hais, en temps de conflit, je les mets contre un mur ». On doit faire « l’ablation de cet élément là de crainte que la gangrène se propage.» Dans cette logique, il faut alors mettre au ban le délateur, à défaut de l’éliminer physiquement, au risque de revenir à ce qui s’est passé pendant l’occupation, où un « type, un seul, était capable de foutre en l’air tout un système de gars…( ensuite) déportés ou mis contre un mur ».

Profitant d’un silence, nous lui soumettons encore une fois la première question sur l’espace : Monsieur N répond que c’est la vie de famille qui lui convient le mieux, puis il reprend son discours introductif et continue sur la compagnie qui ne lui sied pas, celle des asociaux qui créent « le système caméléon » .

Exaspérée, nous devenons plus directive en l’interrogeant sur la date de son arrivée au foyer, ce à quoi il répond très évasivement (« ça fait un bout de temps que ça dure, oui »). Il dit pouvoir trouver un studio grâce à ses ressources financières, mais ne le souhaite pas puisque son projet est de revenir auprès de ses enfants dès que ses moyens matériels le lui permettront. Cependant il se trouve bien ici, comme « dans un cocon », avec des personnes charmantes et conviviales.

Lorsqu’il évoque son projet de retour auprès de sa famille, il l’accompagne du besoin de d’abord se rétablir, pour ne plus être dépendant. S’ensuit aussitôt une nouvelle digression contredisant ce constat, autour de la dépendance universelle.

Confuse, nous tentons une synthèse de ce qui a été dit jusque là: il souhaite demeurer là en attendant de réaliser son projet de retour dans sa famille. Il confirme en exprimant l’idée de « faire des fondations ».

A la question suivante de savoir s’il avait déjà vécu dans la rue avant d’être au foyer, Monsieur N s’étonne, nous interroge sur le sens de la question, comme si elle était incongrue. Il nous fait comprendre qu’il a déjà vécu en foyer, mais que la formule « être dans la rue » est inadaptée. Patient, mais apparemment agacé de notre ignorance, il propose de la remplacer par le terme « locataire de la rue », qui l’amuse beaucoup.

Déjà lassée, nous parvenons à formuler la seconde question sur «l’itinérance». Monsieur N regrette l’absence d’un calepin dans lequel il pourrait, comme nous-même, prendre des notes sur l’entretien. Il semble avoir besoin de s’ancrer dans une réalité historique alors que nous lui proposons de rechercher sa perception de l’attache et de l’errance. Il accepte alors de redire que son attache, ce sont ses enfants et le lieu où ils vivent. Pour le reste, il se sent itinérant depuis son divorce, après lequel il est devenu un « pigeon voyageur , après avoir déserté son travail et « tout abandonné ». Il parle de sa formation professionnelle, ce qui permet de revenir sur les responsabilités syndicales qu’il occupait « au niveau national ». Il dit être parti en bons termes avec son environnement, sauf avec son épouse qui est devenue « une étrangère » qui existait, puis n’a plus existé pour lui. L’élocution se trouble de nouveau, il parle des traîtres et des lâches, se tait, puis signifie que « pour moi (lui), même physiquement, vous (son épouse, nous ?) n’existez plus.

En ce qui concerne le périmètre de déplacement, Monsieur N différencie les déplacements professionnels anciens, sur tout le territoire, des déplacements actuels, plutôt en direction de sites administratifs.

Il ne se perçoit pas comme un sédentaire, mot qui lui semble «barbare. Il reste dans un même lieu six mois au plus, mais il évoque ces dates en référence exclusive au travail. Pour le foyer, il répond de nouveau que c’est « un bon cocon» mais ne donne pas plus d’éléments temporels.

Il ne sait pas dire ce qui détermine son départ d'un lieu, sauf son "état d'âme", forcément en lien avec les gens avec lesquels il se retrouve. Il développe une thématique de méfiance envers une personne dont "je tairai le nom" qui a crée un climat difficile et a rompu l'harmonie existante. A ce moment, considérant que "les murs ont des oreilles", il a voulu partir. Il insiste sur l’importance du « milieu ambiant », sur la propension de l’homme à créer des « clans », revenant plusieurs fois sur ces deux notions apparemment associées pour lui. Au plan des fréquentations personnelles, il se dit très sélectif et développe un point de vue confus entre diversité et singularité: «  Sur 1000 personnes, y’ a quelques personnes qui sont différentes, hein ! (…) Où est-ce que vous allez trouver votre semblable en face de vous ? (…) Nous sommes un seul et unique et indivisible .»

A l’énoncé de la seconde série de question sur la santé, Monsieur N, qui se définit comme un amateur de formules, répond souffrir de «statisme». Il raconte un passé de jeune homme dynamique et sportif, en opposition à son état «statique» actuel. Il se compare à une « mare (avec) de l’eau fétide (…) et stagnante". Il généralise cette métaphore à l’humanité qui souffre de problèmes de circulation, de santé à cause de ce problème. Inversement, « le fleuve,(…) le ruisseau,.(…) l’eau vive » sont pour lui le symbole du dynamisme. Monsieur N a du mal à formuler son argument jusqu’au bout, s’interrompant en cours de phase. Il se reconnaît actuellement comme appartenant à la population statique.

Dans la liste des problèmes somatiques, il remarque les troubles cutanés dont il dit avoir souffert, sous la forme de gale. Il explique que cette maladie a été très irrégulière dans ses apparitions et rémissions.

La question des ennuis cardio-vasculaires l’occupe un grand moment. Il se souvient d’une marche militaire qu’il n’a pas été autorisé à faire, parce qu’on lui avait trouvé « un souffle au cœur ». Il décrit cet incident comme une erreur, presque une offense, considéré comme "un canard boiteux » alors qu’il arrivait toujours en tête et aidait ses camarades lorsqu’ils étaient fatigués. Il semble encore étonné devant cet incident vieux de presque 40 ans, détaille ses compétences sportives avant et après l’armée, qui se prolongent aujourd’hui encore par la pratique intensive de natation. Une nouvelle référence est faite aux eaux stagnantes, par l’évocation de son goût pour les lacs plutôt que la piscine où « c’est du barbotage". Ildit préférer «les grands espaces ».

De retour sur son actualité, Monsieur N reprend le fil de ses performances sportives que n'a plus perturbé aucun problème cardiaque. Il ouvre une autre parenthèse sur l'indolence de ses compagnons du foyer, qui ne veulent pas sortir de leur "cocon".

Il admet avoir quelques difficultés respiratoires; il perçoit un essoufflement, mis sur le compte de l'âge et du "statisme" qui empêche le "mouvement" et "l'effort pour pouvoir dire". Il reprend la métaphore du "ruisseau qui coule" et son contraire, ce qui est "nauséabond". Ici, les troubles d'élocution réapparaissent et nous ne parvenons pas, ni à l'écoute directe, ni à la relecture, à comprendre le substantif référé à l'adjectif "nauséabond".

A la question des problèmes dentaires, Monsieur N parle d'une chute récente à l'origine de la perte de quelques dents; il ajoute des problèmes plus anciens qu'il n'a jamais soignés autrefois. Il exhibe à plusieurs reprises sa bouche édentée.

La question des soins est déniée sur un mode sarcastique lorsqu'il dit ne pas "courir les médecins". Il s'ensuit un développement sur les anticorps créés par l'organisme, grâce auxquels l'être humain devrait parvenir à se soigner seul. Mais il nuance toutefois cette idée, "prônée par certaines sectes. Il dit ne pas avoir pu soigner seul la gale. Il résume la question des traitements par le fait de n'avoir aucun médecin attribué et de ne pas le souhaiter, puisqu'il existe des professionnels au foyer comme à l'hôpital.

Sur les addictions, Monsieur N explique avoir arrêté très brutalement de fumer après la remarque d'une de ses filles. Il explique avoir beaucoup fumé, jusqu'à deux paquets par jour, puis, à cet instant, avoir jeté son paquet. Il s'est remis à fumer après son divorce et a ensuite pris conscience que son "souffle était vraiment diminué", et a arrêté, d'un seul coup. Le problème cardiaque n'a à son avis pas d'incidence sur ses difficultés respiratoires. Il dit fumer seul, sans avoir "besoin" d'un groupe.

Concernant l'alcool, il ne répond pas directement mais insiste sur le fait qu'il peut s'en passer. Nous nous sentons comme inquisitrice en lui demandant de préciser s'il boit parfois, et il "jure" que depuis qu'il est ici, ça ne lui est pas arrivé. En revanche il boit son verre de vin au repas. Nous essayons de comprendre à quel moment il a le plus bu. Il dévie alors sur les travaux qu'il faisait dans une "fermette" qui lui appartenait: comme les maçons qui sont "altérés" par leur travail, il buvait beaucoup de bière. Il revient sur un registre scientifique pour expliquer comment se calcule, en "kilowatts, l'effort qu'un homme développe." Il prouve toutefois, avec son abstinence répétée, qu'il n'est pas dépendant du produit; mais il "aime bien boire (un) p'tit canon"; il plaisante sur une nouvelle "théorie: le sang du Christ". Si nous souhaitons qu'il définisse "le p'tit canon", il revient sur le "milieu ambiant", déterminant essentiel de beaucoup de choses. Pour évoquer cette notion, il articule et découpe exagérément chaque syllabe.

A la question de l'utilité de ces habitudes, il répond qu'un bon vin est agréable, alors que la cigarette ne l'était pas. Puis, il explique qu'elle était "une détente" qui l’aidait lorsqu'il partait loin. Il fait le choix final "d'automatisme" qui favorise la réflexion.

Il considère que ces prises addictives n'étaient ou ne sont pas un moment partagé avec d'autres, même s'il pense négatif de vivre replié sur soi; il fuit lorsque les autres boivent ou fument. La cigarette est de nouveau perçue comme un facilitateur de la réflexion, alors que le vin est "bon, très bon"; la bière est référée à la soif et à la sensation d'être altéré. Lorsque nous nous penchons sur la nouvelle consommation de cigarette après le divorce, Monsieur N. s'interrompt, sidéré, trouvant que nos questions ramènent des choses des "oubliettes". Après notre synthèse de ce chapitre; il prend une posture pédagogique pour expliquer l'automatisme non conscient, qui "n'est pas commandé par le cerveau (…) et qui est indépendant de notre volonté". A ce moment, il hausse le ton, détache chaque syllabe. Il refuse tout net et définitivement le lien suggéré entre automatisme et dépendance.

Pour la dernière série de questions, le thème du regard sur la société induit une réponse sur le compagnonnage, "belle idée" dont il regrette la disparition. Il trouve dommage qu'on ne pousse pas les gens à "sortir de leur cocon" et à se déplacer d'une entreprise à une autre. Plus généralement, il convoque la question du "matérialisme destructeur", en particulier en ce qui touche la vie de famille. Cette perspective lui permet de revenir sur le contexte, qui détruit la famille et la société. Il poursuit avec les ceux qui souffrent d'isolement, personnes âgées ou gens de la rue qu'on devrait aider, même si certains ne veulent pas des secours offerts. Il pense que ces refus ont pour origine la peur "d'une forme de prison, de dépendance ".

Monsieur N considère que la modernité oblige à une forme de matérialisme, qu'il a adopté comme tout le monde; très hésitant, ému, parfois inaudible, il évoque alors un point de vue "familial(…) affectif", à propos de la victoire de la cafetière électrique contre le moulin à café de la grand mère. Soudain sur un registre d’intériorité, il parle de son plaisir d'enfant à moudre le café, sa "p'tite corvée". Nostalgique, il se remémore sa jeunesse dans une autre région au cours des années 50. Il explique que son accent lui vient de là, précisant qu'il ne faut "pas renier ses origines, au contraire". Nous remarquons que son nom ne paraît pas issu de la même source, et il répond qu'en effet, c'est un nom slave. Il fredonne alors une chanson "Heili, Heilà" en précisant qu'elle est "un chant guerrier du 3 ème Reich". Nous comprenons alors qu'il est né en Allemagne, qu'il y a séjourné jusqu'à ses 6/7 ans; il dit avoir tout oublié de la langue allemande comme du polonais. Nous sommes encore une fois égarée dans les dates en pensant qu'il est venu en France pendant la guerre, il dit être né en 1949. nous avions pourtant imaginé qu'il était né plus tôt puisqu'il avait dit en se présentant qu'il avait 59 ans. La phrase suivante, il signale que son père est mort en déportation.

"Ma vie, dit-il, c'est comme celle de Martin Gray…L'horreur de son histoire"…

Il dit ne pas attacher d'importance au regard des autres sur lui, qu'il juge "plutôt amicaux"; il revient, cette fois pour son propre compte, sur le "système caméléon", qu'il définissait plus haut comme les modalités propres aux "asociaux".

Sur la honte, il se dit intègre, mais éprouve ce sentiment envers la société qui tolère que certains aient beaucoup et que d'autres soient nécessiteux. En revanche, il refuse la même notion lorsqu'il s'agit de la représenter, trouvant le mot "trop péjoratif". Il revient sur son passé de militant syndical et sur son influence personnelle dans la suppression du terme "dictature du prolétariat"; il finit l'entretien en expliquant combien le terme de dictature est à "bannir", proposant de le remplacer par celui de "ressentiment". De manière très inattendue, il fait référence au Général Pinochet, puis à un tribunal où un juré devrait condamner "un homme à la peine capitale en son âme et conscience". Il termine sur le doute qui existe toujours dans ce genre de circonstances, "sur le non", que nous ne pouvons nous empêcher d'entendre comme "le nom".