1.2.3.3. Synthèse de l’entretien.

Pour la première question au sujet de l’espace qu’il investirait le plus, Monsieur D débute énergiquement sur le fait qu’ici, il ne se sent pas bien, parce qu’il ne peut pas se changer comme il le voudrait; puis il s’interrompt avant de déclarer qu’il aimerait plutôt vivre dans un foyer d’hébergement avec une chambre individuelle; il ne désire en effet pas s’installer dans la ville car il projette de repartir pour «un rapprochement familial ». Il semble donc avoir l'envie provisoire de vivre dans un foyer avec une chambre individuelle; insistant sur la notion «d'individuelle ». Il reprend la dimension vestimentaire en expliquant qu’à cause de son travail, il doit être «propre, présentable» ce qui n’est pas facile ici, puisqu’il n’a pas ses effets sur place.

Il ne comprend pas d’emblée la question sur le fait d’être itinérant avant de démentir vivement cette idée. Nous accentuons la notion géographique, croyant avoir entendu une réponse au plan affectif; après un silence, il évoque son attachement à une ville qui aurait sa « préférence, mais y’a pas de travail… » Il y a vécu avec sa femme. Quand nous remarquons que c’est pourtant ailleurs qu’il a le projet de retourner, il répond que sa famille y réside, et qu’il est divorcé de son épouse restée dans l’autre ville.

Il refuse vivement l'idée d'être itinérant, avec le but énoncé de "travailler"; il rappelle qu'il entretient celui de "(m') intégrer". Il énonce une nouvelle fois son actualité d’un stage professionnel pour "avoir un bagage", dans la perspective de s'installer ailleurs. Devant la force de sa dénégation, nous demandons s'il a déjà fait la route; il explique avoir voyagé de cette façon lorsqu'il était jeune; un silence suit cette remarque. Pour résumer, il affirme ne pas être itinérant, et avoir des attaches qu'il aimerait "concrétiser".

La question du périmètre de déplacement est traitée par rapport aux mutations professionnelles actuelles.

Il se dit sédentaire depuis 3 ans, alors qu'il a beaucoup voyagé précédemment, de par les fréquentes mutations de son épouse. Ces déplacements se sont arrêtés après le divorce et l'arrivée là où il est actuellement. Depuis son arrivée, il a été hébergé par des amis, et loge au foyer seulement depuis une semaine. Alors que rien ne le laissait prévoir, il donne un élément biographique dont il dit ne pas vouloir parler, celui d'avoir "été à la rue avec (mes) parents".

Il évalue la durée de ses différents séjours dans une chronologie particulière: il commence par évoquer 10 ans dans la capitale avec sa femme, puis 21 ans dans le Nord jusque après l'armée, enfin sa propension à souvent déménager, environ tous les 2/3 ans, pour terminer sur une autre longue période de 13 ans dans la région investie avec sa conjointe.

Il pense que ce sont d'abord des raisons professionnelles, puis affectives qui déterminent ses départs. Il explique ne pas se sentir à sa place là où il est pour le moment, parce qu'il n'aime pas cette ville.

Nous ne retrouvons ni à l'écoute ni sur nos notes la réponse à propos des événements associés à l'entrée en errance et ne pouvons affirmer s'il y a répondu.

A la deuxième série de questions concernant la santé, Monsieur D énonce deux problèmes: l'un au niveau pulmonaire, cicatriciel, est défini comme "un reste de pleurésie"; l'autre, consécutif à la section accidentelle d'un nerf de l'épaule a occasionné l'attribution d'une reconnaissance d'un handicap. Il n'a pas trouvé d'emploi adapté à son invalidité, qui ralentit ses capacités de travail. Il ne peut pas calmer sa douleur résiduelle mais s'y habitue. Par ailleurs, il signale prendre des médicaments contre "l'angoisse, le stress", avoir des problèmes de sommeil, à cause de sa "vie qui va mal".

Nous ne comprenons pas très bien ce qu'il en est de l'étape d'insertion où il se trouve et Monsieur D ré explique travailler en attendant une embauche définitive assez proche. Nous l'interrogeons sur l'origine de ses angoisses alors que sa situation matérielle est en voie d'être résolue; Monsieur D répond que le pire est pour lui de résider ici et de ne pas pouvoir (m') "occuper de (moi) comme (je) le voudrai(s)".

Il redit que son impatience, son agacementsont traités par des médicaments dont il cite le nom en hésitant; il en prend d'autres qu'il ne sait pas nommer, l'ensemble étant censé lui permettre de mieux dormir. Il explique se traiter ainsi depuis son divorce. Il consulte un médecin de ville attitré. Si nous demandons s'il a jamais consulté un psychiatre pour ce genre de soins, il formule une remarque sarcastique sur la folie de ces gens là, plus grande que la sienne. Il se détend alors, avant de conclure que ce n'est pas la peine de les rencontrer. Il annonce ne pas avoir confiance en eux, qui lui "prendraient la tête" et préfère son médecin généraliste qui le comprend. En résumé, le médecin ne traite pas la douleur du bras parce que ce serait une prescription certainement inefficace, mais il s'occupe essentiellement des problèmes de stress et d'angoisse. Monsieur D va toujours le voir pour tous ses problèmes de santé, actuels ou potentiels, parce qu'il ne sait pas comment il pourrait se soigner seul. Il s'interrompt avant de dire qu'il a "la trouille de ça", la peur de quelque chose qui n'irait pas, comme une anxiété particulière qu'il n'arrive pas à interpréter. A la question de savoir si quelqu'un dans sa famille a été gravement malade, il répond immédiatement, comme si cette réplique était en attente: "ah! mon père", hésitant beaucoup en réfléchissant au lien possible entre la maladie de son père et son anxiété. Après quelques balbutiements et silences, Monsieur D dit penser souvent à celui-ci, depuis sa mort il y a vingt cinq ans. Le silence qui suit est d'une gravité inhabituelle, même pour lui qui utilise beaucoup ce mode de communication. Nous revenons sur la maladie et la mort de son père en demandant s’il les avait anticipées. Monsieur D évoque cette mort en parlant de sa mère, d'abord sans que nous ne voyons à qui il se réfère; puis il nomme le divorce ancien de ses parents. Nous apprenons soudain à la fois la mort de son père et le divorce de ses parents et suggérons de prendre quelques instants pour évoquer ce dernier point. Il dit alors, scandant ses mots; qu'il s'est senti plus proche de son père et a "beaucoup plus aimé (mon) père que (ma) mère". Nous formulons l'idée qu'il semblait cependant entretenir plus de liens avec sa mère, ce qu'il confirme brièvement avant de faire silence. Nous percevons qu'il ne veut pourtant pas cesser de parler de cela, et nous autorisons à réfléchir sur ses parents. La question du divorce ouvre sur une digression, une clarification; il exprime qu'il ne s'agit pas d'un divorce, puisque son "père est tombé malade dans les années 60". Il semble réfléchir ou hésiter à dire la suite. Il se décide finalement à expliquer que son père a été berné par son épouse, femme infidèle qui a eu des enfants adultérins auxquels il a pourtant donné son nom, puisqu'il n'était pas officiellement divorcé.

Il est donc né 15 enfants dans cette famille, tous légitimes, 6 du couple parental et 9 issus d'autres unions, que Monsieur D définit comme "différents". Beaucoup lui restent physiquement étrangers. Le discours de monsieur D est à ce moment très souvent interrompu de silences plus ou moins durables, ses phrases restent en suspend. Il finit cette séquence en se déclarant l'un des aînés de cette famille, le 4ème des six enfants du couple.

Nous recentrons Monsieur D sur le lien esquissé entre la maladie et le décès de son père et sa propre angoisse; bafouillant et cherchant ses mots, il exprime sa difficulté à "pouvoir dire d'où (…) viennent tous ces problèmes". Il semble exister chez lui une forte anxiété somatique; s’il la reconnaît, il n'y prête pourtant pas toujours attention. Il se dit préoccupé par "le cœur". Il dément l’inquiétude de l'infarctus; après un moment de silence, il développe l'idée "d'angoisses cardiaques" qui se sont manifestées il y a une dizaine d'années, par des épisodes de tachycardie, "de battements forts". Plus tard, il s'es préoccupé de tension artérielle, dont il interroge la part d’anxiété, "(de) stress ou (d’) état nerveux". Ces problèmes d'hypertension ont en tout cas été soignés de telle sorte qu'aujourd'hui, il n'a plus ni symptôme ni traitement. Il dit être bien suivi par son médecin pour ces troubles, quitte à "lui (prendre) la tête avec ça", lui demandant à chaque consultation de vérifier sa tension. Il ne pense pas qu'à l'arrêt ou à la diminution de son traitement anxiolytique, elle pourrait augmenter; sa réponse du lien entre tension et anxiété, devient un peu floue, parlant d'un traitement, puis d'un cardiologue qui l’avait rassuré. Il explique que le calme procuré par le bilan médical n’a été que provisoire. Sur un autre registre, il parvient, par des détours préliminaires, aux risques encourus en rapport avec le sida, expliquant avec une certaine gêne ne pas prendre les précautions nécessaires et être parfois imprudent dans ses rencontres. Il dit se sentir très inquiet ensuite, prenant un air de connivence pour dire: " vous connaissez la nature (…) on sort avec une fille, on n'y pense pas…Et après on dit m…qu'est ce que j'ai fait?" "Après", Monsieur D réalise des bilans de santé jusque là négatifs; ce constat le soulage véritablement, jusqu'à la prochaine fois.

Il continue avec l'évocation de "cette maladie épouvantable qui fait peur, qui angoisse, (qui) peut nous tomber dessus sans qu'on…Le cancer". Ce n'est pas de cela de cela qu'est décédé son père; "c'est d'une tuberculose, qu'à l'époque, on ne soignait pas du tout". Sur sa peur du cancer, aucune forme ne l'angoisse particulièrement; c'est surtout "le cancer" qu'il redoute, "et la maladie du cœur",. Aucune autre maladie ne paraît le concerner; à propos de la folie, il se tait, hésite puis répond en bredouillant que parfois, il souhaiterait "perdre la raison, ne plus penser, ne plus être conscient de la réalité des choses, de la vie" avant de clore par un silence prolongé. Il admet l'idée que c'est peut être trop dur de penser, en ajoutant qu'il se sent "franchement jeune. Monsieur D, soudain confus, verbalise en miroir le manque de clarté de notre question. Après un instant d'inintelligibilité mutuelle, il explique que sa réalité, physique et corporelle, lui est difficilement supportable, ainsi que les signes extérieurs du vieillissement. Même s'il s'entend dire qu'il ne paraît pas son âge, il a cependant 52 ans, s'approche des 60 et est effrayé de cette étape. Ce sont donc les stigmates du temps sur lui qui l'angoissent plus que le fait de vieillir.

Monsieur D. annonce "clairement" fumer, autour d'un paquet de cigarettes par jour. Sa réponse à la question de fumer seul ou en groupe est peu audible, parasitée par un moment de bredouillements, mais elle se conclut par la double assertion de fumer toujours seul et d'avoir envie de fumer lorsqu'il est seul. Il refuse très nettement la perspective de partager des cigarettes avec d'autres, qu'il perçoit comme des « parasites ». Nous proposons l'alternative d'interlocuteurs choisis et, dans ce cas seulement, il accepte de fumer à plusieurs.

Sur l'alcool, Monsieur D dit boire parfois, de manière non régulière, et plutôt en groupe. A la question de savoir s'il boit de la même façon, seul ou en groupe, il répond qu'"on flippe quand on, quand on est seul". Il boit en groupe pour faire la fête et s'amuser, tandis que lorsqu'on "est seul, on a le cafard, on noie son cafard dans l'alcool". Il est pressé de déclarer qu'il consomme le plus souvent en groupe, même s'il lui arrive de le faire seul.

A propos de la prise éventuelle d'autres produits, Monsieur D demande brusquement si la proposition se réfère à des drogues, soulignant la nécessité de dire "le terme", comme satisfait d'un bon tour qu'il nous aurait joué en nous obligeant à préciser notre pensée. Il dit fermement ne "jamais" rien prendre, en répétant plusieurs fois cet adverbe, avant d'avouer s'être "fait avoir, comme tout le monde". Il raconte cette expérience de jeunesse en deux temps, une cigarette de haschich à 27 ans, un rail de cocaïne plus tard. Il n'aurait jamais fait ces expériences tout seul, si on ne l'avait pas poussé avec insistance; il exprime avoir eu trop confiance en la personne qui lui a proposé ces produits, mais considère ces faits comme un accident unique. Il précise qu'il ne s'est jamais injecté aucun produit, ni rien avoir essayé depuis. Il refuse d'envisager que cela puisse lui arriver de nouveau.

Monsieur D se considère dépendant de la cigarette, précisant aussitôt que c'est très agréable de fumer. Il décrit les sensations qu'il éprouve dans l'inhalation de la fumée. "Il faut que ça me pique la gorge". Il dit n'être pas motivé pour cesser de fumer, même s'il s'est déjà arrêté quelques temps, et avoir repris lors "d'un coup de blues". Actuellement, fumer est pour lui un besoin, mais lorsqu'il a repris, il a trouvé le goût désagréable. Il a cependant persisté, peut être "pour (me) calmer, pour (me) sentir mieux". Il croit qu'il suffit de peu pour "rechuter". A l'arrêt de sa consommation de tabac, il dit en avoir été dégoûté pendant deux années. Aujourd'hui pourtant, il ne pourrait pas s'en passer, alors qu'il croit être capable de ne pas y penser. L'envie vient en parlant et, s'il ne fume pas maintenant "par respect", il le fera en sortant. Nous plaisantons alors sur le fait qu’il ne doit pas rester trop longtemps ici, ni évoquer trop souvent ce besoin, au risque de devoir satisfaire son envie.

En ce qui concerne l'alcool, il ne se trouve pas dépendant, mais soutient la même théorie que pour la cigarette, à savoir que l'on reste attaché au produit auquel on s'est habitué. En résumé du chapitre sur les addictions, Monsieur D se reconnaît clairement dépendant de la cigarette; il bredouille et est difficilement audible en évoquant son indépendance par rapport à l'alcool.

A la dernière série de questions, Monsieur D. se définit d'emblée comme un marginal qui se moque de la société. Il scande ses mots de manière particulière avant de se fermer dans un silence tenace qui s'oppose à plusieurs reformulations. Il finit par accepter de répondre qu'il vit avec la société, s'y soumet au risque de "la déchéance" mais il se sent complètement indifférent. Il s'informe, a des idées, mais se désintéresse globalement de la vie politique, parce que sa voix n'est "pas importante".

Sur la notion d'amitié, Monsieur D. se réfère à James Dean qui a parlé selon lui "d'escroquerie à l'émotion". Il dit partager cet avis en refusant l'amitié pour lui-même. Le ton devient grave, presque ému, pour développer ce point de vue; de nouveaux silences et quelques hésitations parsèment le discours traitant de piège et de trahison par les sentiments. Une très longue interruption conclut cette séquence. Nous questionnons sa formule: "les sentiments qui nous trahissent" en croyant qu'il veut parler des personnes qui trahissent plutôt que des sentiments; après un court balbutiement, monsieur D confirme que ce sont bien ses sentiments qui ont été trahis. Puis il dénie avoir eu des amis, retrouvant une position d'indifférence et de doute face à l'amitié. Il préfère être en rapport avec des gens de passage, des copains en lesquels il croit plus que dans les amis. Il ajoute que comme en amour, les relations durent toujours un temps puis se terminent. Il revient sur le sentiment de trahison perçu à l'identique de la part des amis et des amours, exprimant à ce propos un éprouvé de souffrance, aussitôt démenti: "ça fait terriblement mal. Ca doit faire terriblement mal".

Nous interrogeons sa propre souffrance au moment de son divorce; il accepte d'en parler comme d'une véritable épreuve, proportionnelle à l'amour qu'il vouait à son épouse ainsi qu'à son refus de se séparer. Il parle d'un "règlement de comptes" dans lequel chacun devient implacable envers l'autre. Il explique s'être malgré tout résigné à la demande de séparation de son épouse, sans l'avoir empêchée ni souhaitée, dans une sorte de passivité devant ces événements de sa vie. "Moi, j'ai rien fait…Je me suis marié, je suis divorcé, mais…je dois rien, j'ai pas donné un centime"…Il aurait trouvé très douloureux de devoir payer pour "bombarder" un amour.

Sur le plan de la famille, nous rappelons les éléments énoncés plus haut en termes d'attachement à son père et de ressentiment face à sa mère. Monsieur D désavoue nettement cette dernière; selon lui, elle "n'a pas été une mère". Nous proposons l'éventualité de son sentiment d'indifférence de la part de cette mère; il accepte finalement d’exprimer qu'elle s'est contentée de faire des enfants puis de les abandonner, tous.

Monsieur D a réinstallé le silence depuis la centration sur les parents, qui ponctue de manière appropriée, presque dramatisée, les points forts de ses déclarations.

Les enfants ont tous été placés, tandis que le père malade, restait hospitalisé ou isolé de peur qu'il leur ne transmette sa maladie. A cet endroit, Monsieur D bafouille, interrompt sa phrase, la reprend en hésitant; il tente de dire que le père a toujours été considéré comme le responsable de la pleurésie de son fils; lui-même imagine pourtant que "c'est peut être (moi) qui lui a donné la maladie". Il aurait pu en effet, respirant difficilement, contaminer son père, qui semblait en bonne santé à ce moment là. Selon lui, ce dernier aurait donc pu développer une tuberculose à partir du problème pulmonaire de son petit garçon de 7 ans. Pourtant la version inverse a été retenue par l'histoire familiale, d'autant plus qu'à cette même période d'autres enfants ont été atteints sur le plan pulmonaire. A la fin de cette longue réflexion, Monsieur D annule l'idée de sa responsabilité de la dégradation de l'état de santé de son père, déniant que celui-ci soit mort de tuberculose.

Entrecoupée de beaucoup d'incises, une grande confusion accompagne la description des circonstances du décès; il évoque l'anticipation paternelle de sa fin prochaine; il rapporte les paroles de la sœur sur les troubles périphériques, sûrement consécutifs à un problème cardiaque, sans parvenir à préciser quelle maladie l'a emporté. Monsieur D conclut qu'il n'avait pas revu son père depuis longtemps; pourtant en apprenant sa mort, il a "tout de suite mis ça sur le compte de la tuberculose" sans oser poser aucune question ensuite, parce qu'il "ne faut pas trop poser de questions non plus (…) tout ça, ça fait mal".

Nous constatons que Monsieur D ne connaît pas précisément l'âge de son père à sa mort, ni son année de naissance. Il vérifie si ces données sont inscrites sur son livret de famille et constate qu'y sont portés le nom et prénom de son père mais pas sa date de naissance. Dans cette recherche tâtonnante en notre présence, il se souvient que son père est né dans le Nord, et qu'il existait une grande différence d'âge entre eux deux.

Enfin, pour définir le regard qu'il porte sur lui-même, il dit s'aimer bien, même si parfois, il s'énerve contre lui-même devant ses "c…".

Sur ce que les autres pensent de lui, il imagine que "c'est souvent négatif", ce qui ne le trouble pas. A l'inverse, il se méfie des louanges, qu'il comprend comme de l'hypocrisie. Il s'aime "suffisamment" ; mais il a aussi besoin de l'amour des siens, sœur, neveu et nièce; en ce qui les concerne, l'amour qu'ils lui témoignent ne lui paraît pas excessif, parce que "c'est le même sang". Mais si quelqu'un d’autre "l'aimait trop" ou "faisait du cinéma" avec lui, Monsieur D serait indifférent.

Il signale ne plus investir ce qui n'est pas l'aspect physique d'une relation, ne plus ressentir d'amour, comme si celui-ci avait été pris en totalité par son épouse qui lui a "pris (ma) vie". Pour les sentiments qui peuvent traverser le regard des autres à son égard, il réagit d'abord par ce qu'il peut éprouver vis à vis d'eux: davantage d'indifférence que de colère ou d'envie. La reformulation de la question le laisse un temps perplexe, mais il parvient à répondre là aussi par la notion d'indifférence. Il explique que les gens ne voient pas en lui un SDF grâce aux soins qu'il porte à son apparence.

Pour les deux dernières questions sur la honte, Monsieur D dit d'emblée éprouver "une honte incroyable" vis à vis de sa mère, quia pu "ne pas les aimer,(ses enfants), ne pas les élever, les abandonner (…) avoir presque une vie de p…" Un long silence suit cette déclaration. Il a pris conscience de cet état de fait en grandissant, apprenant à la détester alors qu'il l'aimait beaucoup quand il était enfant. Il n'a plus eu de contact avec elle depuis ses 25 ans. Il dit avoir refusé de lui présenter sa femme et sa fille, mais son père non plus n'a pas fait la connaissance de ces dernières.

Nous sommes perdue dans les dates, celle du décès de son père semblant confuse; nous percevons en effet plusieurs incohérences dans la logique du discours: la révélation est tantôt faite par la mère, tantôt par la sœur et, à ce stade de l'entretien, la rupture du lien avec la mère précède la mort du père.

Monsieur D redevient soudain très hésitant au moment où nous clarifions la chronologie de la rupture affective avec sa mère. Il dit avoir été placé jusqu'à ses 14 ans, date à laquelle elle l'a retrouvé pour "toucher (mon) salaire"; il est resté en lien jusqu'à ses 22, 23 ans environ, sans avoir vécu avec elle toute cette période; il dit avoir alors "navigué beaucoup(…) à travers toutes les villes (…) habité longtemps chez (ma) grande sœur aînée".

Il existe de très longs silences dans cette évocation des retrouvailles avec la mère à ses 14 ans; on peut supposer qu'il en avait été séparé à l'époque de la maladie du père, lorsqu'il avait 7 ans, rare date référencée.

En poursuivant avec la notion de honte vis à vis de la société, Monsieur D ré-affirme n'en avoir "rien à f…" Il bafouille de manière inhabituelle pour lui, marmonne, bégaie. Il préfère ne pas s'en préoccuper pour éviter de se créer des problèmes, de se rendre malade.

A propos de sa femme, avec laquelle il disait avoir vécu des moments très durs au cours de la séparation, il s'empresse de nuancer que "l'intolérable ça a été la procédure" mais ne tarit pas d'éloges sur ses qualités de bonne épouse, de bonne mère. Il dit en passant qu'avec elle, "aucune goutte d'alcool" ne lui était tolérée. Il a encore beaucoup de regrets de cette séparation.

Enfin, en ce qui le concerne, il ne reconnaît pas clairement la présence de la honte, mais dit ne pas être "toujours content de (moi), (m') en vouloir de temps en temps". Après quelques phrases inaudibles, il accepte l'idée de culpabilité.

Pour finir l'entretien sur l'image qui pourrait le mieux représenter la honte, il réfléchit; puis, comme perplexe, reprend plusieurs fois la phrase: "la honte , la honte , ce que ça pourrait être?" Il finit par articuler, lentement, qu'il se sentirait "très, très, très honteux si (je) (devenais) alcoolique". Après quelques instants il redit: "j'aurais très honte ". Les mots qu'il choisit parlent de "déchéance, d'épave", quece soit sur le plan physique ou moral. Ils s'insèrent entre de longs silences et des moments "d'absence", où Monsieur D semble plus centré sur lui-même que sur la relation. La souffrance lui paraîtrait immense s'il était dans cette situation d'incurie visible, ce à quoi il pense avoir échappé. Il admet boire parfois, mais se sent protégé de "tomber" parce qu'il supporte mal les lendemains d'ivresse, réaction qui représente pour lui une sorte de garde-fous; sans elle, Monsieur D pourrait succomber au désir de "tout oublier, de vivre dans un autre monde, de ne plus penser". Espoir illusoire, précise-t-il, parce que "le lendemain, tout revient", mais espoir immédiat "d'un monde différent (…) où vous n'êtes pas conscient". Un nouveau type de silence accompagne ces réflexions, des répétitions ou bégaiements inattendus surgissent, une sorte de lâcher-prise prenant le pas sur le contrôle de l'émotion.

Monsieur D se reprend pour demander à quoi va servir cet entretien. Il nous semble important de formuler l'hypothèse de l'errance comme évitement d'une réalité trop douloureuse. A sa demande si nous pensons le revoir; nous rappelons la perspective d’un second entretien pour la passation du TAT. Nous prenons date.

Au jour et à l'heure dite, il est présent dans les lieux, ivre mort. Nous entendons sa voix dans la salle voisine, plaintive et empâtée. Il ne cherche pas à nous rencontrer. Aucun autre rendez vous n'est fixé.