1.2.4.3. Synthèse de l'entretien.

A la première question, Monsieur B modifie la formulation de la question qui, telle quelle, ne lui convient pas, le lieu dans lequel il aimerait être ne regardant que lui. Il insiste sur le fait d'être actuellement "coincé" ici par la fracture. Avec quelques précautions oratoires inattendues, il explique être pour l'instant dans un lieu d'accueil "extraordinaire, en réalité (…) un accueil médicalisé". Il évoque, un peu grivois, "des infirmières super, ça me prend bien les nerfs", et un médecin qu'il nomme "la mère B, géniale". Agacée par ce ton, nous intervenons avec une nuance plus ou moins consciente de reproche, qu'il attendait sans doute puisqu'il se reprend immédiatement. Nous nous sentons stupide et incompétente d'être entrée dans ce scénario de rappel de la politesse. Il explique les règles du service, "absolument nécessaires", puis profère quelques sentences successives assez peu explicites: "le confort, quelque part ça nuit. L'ordre, c'est le début du désordre". Il redit à l'identique, en citant Nietzsche, la dernière proposition sur le sens de laquelle pourtant nous avions marqué notre perplexité.

Après un silence, nous observant sans doute transcrire ses paroles, il semble surpris de nous voir noter tout ce qu'il dit. Il s'inquiète de parler trop vite, puis demande s'il a "répondu comme (vous) voul(iez)". Un sentiment de satisfaction nous envahit à répondre par la négative. Il déclare alors, de manière difficile à suivre, que nous avions néanmoins posé la question du fonctionnement du lieu et qu'il n'a fait qu’y répondre. Il poursuit en décrivant les différentes divisions du site, leur fonction et la représentation de chacuneCette phrase est segmentée par des silences. Le discours évoque de manière mal audible l'insalubrité du lieu, grouillant de parasites corporels et de gens qui agissent à leur guise. Il rit beaucoup de voir notre peine à suivre son fil discursif; prise en défaut, nous finissons par ne plus même entendre les mots qu'il prononce.

Il accepte finalement de répondre à la première question comme s'il la découvrait: il voudrait habiter dans un appartement personnel. Il explique avoir vécu plusieurs années avec une femme tout en ayant des appartements séparés. Il exprime sur un mode égrillard leur accord pour des rencontres, lorsque l'envie s'en faisait sentir. Croyant situer cette organisation en regard des éléments biographique livrés auparavant, nous l’interrogeons sur son divorce. Il déclare avoir été quitté, mais précise que ce n'est pas avec son épouse qu'il vivait séparément. Il se centre quelques instants sur les circonstances de la rupture avec sa conjointe, l'infidélité de celle-ci quand il travaillait en déplacement. Il choisit un ton de connivence, aussitôt abandonné, pour évoquer les désirs féminins et sa bonne conscience de ne pas avoir trompé sa femme.

Monsieur B précise ce qu'il partageait avec son épouse, commentant sa remarque par le terme: "scabreux". Il opte pour une certaine gravité dans la narration d'un épisode où il a "mangé une pomme" avec elle. Penchée avec lui sur ce souvenir, nous l’entendons, après un silence, éclater de rire en concluant "on a croqué la pomme". Encore une fois soumise au ridicule, nous tentons de rester fixée sur la question du choix d'un appartement personnel. Apparemment assagi, Monsieur B se lance dans un discours très décalé de ce qu'il a jusque là montré: il dit vouloir consacrer du temps à ceux qui ont aidé les autres, énonçant des points de vue obscurs sur l'incertitude de la vie. Déstabilisée par ces ruptures, nous ne comprenons pas ce qu'il veut dire, d'autant que la parole est peu audible, mais n'osons plus interrompre son fil associatif. Il met l'accent sur l'idée de "différer son temps réel" puis revient sur l'importance d'avoir une amie, tout en n'oubliant pas "des gens (…) on avait presque le genou en terre (…) faut savoir sacrifier son temps personnel et pas oublier ce genre de gens-là." Il faut un peu de temps pour sortir de la confusion, mais nous finissons par comprendre l'argument selon lequel s'il vivait avec une femme en permanence, il ne pourrait pas rencontrer ces gens qui l'ont aidé autrefois. Puis, après quelques hésitations, il parle de sa compagne, la nomme, des amis de celle-ci, qui n'étaient pas forcément ses propres amis. Nous abordons la question de l'intimité, qui, selon lui, ne se partage pas en permanence.

Il se centre sur nous pour remarquer l'absence d'alliance à notre doigt; il poursuit son idée selon laquelle, même en couple, il peut arriver d'avoir envie de se retrouver sans le conjoint et avec des amis, considérant cela comme "très salutaire pour le psychisme". Nous ne relevons pas la remarque qui nous semble adressée, et lui demandons s'il désire parfois également se retrouver seul; il explique n'avoir besoin que d'un livre pour être seul. Il fait en sorte de ne pas répondre à la question de l'importance de ce lieu de solitude; il insiste sur sa grande capacité de lecture concernant le nombre ou l'aridité des ouvrages.

Avant de passer à la seconde question, il vérifie l'heure, constatant, comme un compliment, que nous avons pris "un bon tempo".

Concernant le fait de se considérer itinérant, Monsieur B précise la date de son arrivée dans la ville "pour le bicentenaire de la Révolution". Il commence à en expliquer les circonstances lorsqu'il se réjouit soudain de la présence du magnétophone. Il dit qu'ainsi "ils vont nous entendre". Monsieur B continue à parler de nos notes, nous interrogeant sur le fait d'écrire "sans regarder", comme s'il en était étonné. Gênée de cette attention sur nous, nous ne pouvons l’en faire dévier; il insiste sur l'idée de maîtrise, sans pour autant parvenir à conclure sa pensée. Revenant sur son arrivée dans une communauté pour gens en difficulté, il accepte finalement de nous répondre, dans un mouvement que nous percevons comme "contraint". Il nous interrompt pour avertir qu’il se sent "franchement sédentaire", même si, dans sa communauté, il faut bouger chaque fois que l'on prend "un grade". Il dit revenir ici parce qu’il aime la ville; il développe un instant son amour des vieilles pierres et des villes d'histoire. Il associe avec sa région d'origine "un pays très froid, glacial, au Nord…" où il ne veut pas retourner. Il explique aussi, sur un registre plus matériel, qu'ici il y a du travail, évoquant a contrario la perte d'emploi des "ch'timi". Aussitôt après, il se penche encore une fois sur notre écriture, observant notre stylo sans capuchon, proposant de nous en offrir un. Un moment nouveau s'installe, fondé sur la notion de cadeau et de vague envie qu'il a fait naître un instant en nous par sa proposition.

Nous revenons au questionnaire avec la question du périmètre de déplacement. Monsieur B répond par rapport à son actualité la plus immédiate, celle du handicap consécutif à la fracture; il précise qu'il va s'acheter "une topette de blanc" à 50mètres, qu'il boit avec un ami sur les marches du foyer. Notre formule concernant la période où "avait ses deux jambes qui fonctionnaient", le fait réagir: il réplique qu'il les a toujours, commençant une phrase dans laquelle il craint que nous n’intervenions sur leur fonctionnalité. Il veut bien répondre qu'il a toujours été "très casanier", et semble devenir plus sérieux pour parler de son amour de sa terre natale, des champs de blé devant chez lui. Nous pensons à un attachement pour son territoire, mais il se dégage de ce qui paraissait devenir plus intérieur en considérant ce dernier mot comme concernant le domaine du "putois". Puis il parle de ce qui est "rassurant" dans le fait de voir les gens du quartier, les mêmes personnes accomplir les mêmes gestes chaque matin. Il ajoute que "c'est rassurant de voir sa psychologue qui court après son patient pour lui poser des questions(…) pour sa thèse". Devant son rire, nous redoutons un instant qu'il se moque de nouveau, mais cette peur s'évanouit aussitôt que nous l'entendons prolonger l'idée de réassurance, encore motivée par exemple lorsque "des gens vous serrent la main" ou par le sentiment d'être "bien dans sa peau ".

Nous raccordons la notion de village à celle de réassurance. Monsieur B se crispe. Il parle, cette fois sans un soupçon de grivoiserie, des préférences qu'il imagine les nôtres pour les objets usés mais intimes, au lieu de belles choses sans âme. La justesse de cette représentation nous trouble tacitement; sans doute cette émotion trouve-t-elle une expression corporelle, puisqu'il réagit par un énorme éclat de rire qui nous glace. Le retour à la question est froid, et Monsieur B, sur le même ton, professe sur la nécessité d'être "ouvert au niveau culturel, social…Surtout, et surtout ne jamais lâcher les infos(….)."Il nous questionne ensuite brutalement sur la pertinence de sa réponse; Surprise, balbutiant, nous lui offrons encore une fois le prétexte d’un nouvel et magistral éclat de rire.

Soudain impatient, Monsieur B propose de poursuivre le lendemain puis dans un second temps, nous sollicite pour continuer. Avec un sentiment de culpabilité pour tant de lenteur, nous revenons sur la question du périmètre de déplacement, qui semble se limiter à son quartier. Il rectifie en parlant de voyages entre grandes villes. Il aime voyager pour rencontrer des amis, dispersés dans plusieurs villes de France, mais sait qu'il reviendra toujours ici.

Nous en arrivons à la 3ème question. Il se dit casanier. Il poursuit sur ce qu'on lui a appris lorsqu'il était enfant, le prix du pain, la valeur du travail. Il évoque le paysan qui répondrait pourquoi il est "attaché aux vieilles pierres et à sa terre". Mais nous n’obtenons ni la réponse du paysan, ni la sienne. Il remarque que le paysan à qui on abat sa vache parce qu'elle est contaminée, et qui pleure, est attaché à "un patrimoine". Il conclut sa démonstration en convenant qu'on "y est attaché, on a tous des attaches". Il précise que les siennes sont dans la ville où nous sommes, et dans sa région. Nous relevons la nuance qu'il introduit avec le qualificatif "régional", en opposition aux attaches d'un ordre plus "sentimental". Il la complète par la distinction entre "sentimental" et "affectif". Quand nous souhaitons une clarification entre ces deux idées, il se centre sur la différence qu'il peut ressentir entre "l'affection pour la grand-mère que (je vois) toujours dans la rue, et les "sentiments que"(je peux) avoir pour une femme comme (vous)". Il ne semble exister ni sarcasme ni grivoiserie dans le ton ni dans la phrase, très inattendue sur le fond et la forme. Mais notre mauvaise compréhension produit chez lui une réaction d’impatience: il souffle, siffle, nous suggère de retourner en classe; puis explique que ce que nous entendons comme de la sympathie et qu'il tient à nommer "affection" concerne les personnes âgées qui peinent, alors que l'idée de sentiment s'adresse à "une femme qu'on aime bien…"

Il dit en riant que ses attaches sentimentales "pour l'instant (…) sont ici", alors que les attaches géographiques sont dans la ville. Absolument détaché sentimentalement de la ville, il prétend pouvoir la quitter pour n'importe quel endroit où il aurait du travail. Il prend un virage économico-politique pour parler des grands holdings qui imposent leur loi. Il se définit comme "un peu anar sur les bords".

Nous demandons s'il est fatigué, sûrement dans l'espoir qu'il réponde par l'affirmative car nous le sommes indubitablement nous-même; il ne l’est pas et nous abordons la 4ème question.

Rapidement, il déclare avoir vécu 30 ans dans le Nord; il souligne que pour quelqu'un qui est réputé ne pas être stable, "c'est déjà pas mal, hein !". Nous vérifions si le nombre d'années passées dans le même lieu est pour lui un signe de stabilité et si cela se mesure en temps; il s'irrite d'abord à cette demande, puis riposte en disant que c'est nous qui avons posé la question. Nous reprenons alors l'énoncé initial qui touchait à la durée des séjours au même endroit, annonçant avec un brin d'agacement que c'est bien lui qui a évoqué l'idée de stabilité.

Après un silence, d'un air fâché et, selon nos notes, "inquisiteur", il souhaite que nous lui "rappelions" notre prénom. Hésitante, comme fautive, nous y consentons; il l'utilise pour commencer une phrase sur un ton doctoral, presque sentencieux. Il traite de la définition de la stabilité, s'interrogeant d'abord sur l'idée que c'est peut être le fait de rester dans le même lieu, garder les mêmes objets, sous prétexte qu'on les aime bien. Il s'interrompt en renonçant dans un éclat de rire à "répondre à une question pareille". Puis il donne sa propre représentation d'une stabilité d'idées, de propos, de métier…précisant qu'on ne "peut plus parler de stabilité régionale". Epuisée, nous proposons que, pour lui, la durée des séjours puisse être équivalente à la stabilité; il réfute cette tentative en expliquant que c'est "fonction, c'est la loi".

Nous avons le sentiment de perdre pied, de nous empêtrer et de le crisper; il condescend à dire que sa stabilité est fonction des propositions de travail. Nous repartons des dates qu'il a bien voulu donner, pour tenter de savoir ce qui s'est passé depuis. Il prend un ton provocateur et mystérieux, puis parle naturellement de ses expériences suivantes, entre communauté d'entraide et petits boulots un peu partout. Il réalise que nous nous entretenons depuis longtemps et semble impatient de partir. Pourtant, il reste encore beaucoup de questions, mais nous proposons de nous arrêter s'il préfère. Il considère qu'il est en train de nous "donner tous les horaires de sortie", celles-ci étant limitées. Nous avons nous même bien envie de cesser cet entretien; pourtant il semble nécessaire de continuer, au moins à un autre moment.

Quand nous lui offrons de nous revoir, nous croyons percevoir dans sa voix une forme de reproche. Devant notre attitude conciliante, il demande si "c'est gratifiant pour (vous)?" Nous rappelons que nous n’en sommes qu'au stade de l'enquête. Après un autre mouvement ironique, il convient de reprendre rendez-vous.

Nous nous retrouvons une semaine plus tard dans le service médical, pour ne pas empiéter sur ses horaires de sortie. Nous résumons l'entretien précédent. Il semble moins tendu que lors du premier entretien.

La 5ème question concerne ce qui détermine son départ d’un lieu donné. Il parle posément, entrecoupe son discours de silences, pour dire qu’il est surtout «de passage », qu’il perçoit très vite s’il «n’est pas bien quelque part ». Dans le cas où cette impression se confirme, il dit ne rien avoir à y construire et ne reste pas. Nous lui demandons s’il a dans ces moments l’envie d’aller ailleurs; il corrige paisiblement cette perspective en argumentant que parfois, il pressent chez autrui «une volonté d’enfermement, (…) quand les gens ne veulent pas avancer ». C’est à cette occasion qu’il s’en va. Il explique partir surtout pour des raisons de travail, sauf lorsqu’il s’est séparé de sa femme. Cette partie de l’entretien montre pour la première fois une réponse ajustée à la demande, brève et tranquille.

A la question suivante, Monsieur B considère le terme «d’errance » comme «péjoratif » et lui préfère celui «d’itinérance », l’errance lui paraissant «avilissant ». Ce néologisme reste à son sens suffisamment large pour concerner également les déplacements professionnels, alors que «errance» sous-entend l’idée de «ne pas se relever». Nous souhaitons comprendre l’origine de sa situation «d’itinérance» qu'il associe avec la séparation et la tentative «d’échapper aux souvenirs(…) en partant, mais c’est faux, on n’y arrive jamais ». 

A ce moment là, une infirmière entre naturellement dans la salle, effectue quelques tâches, parle un peu avec Monsieur B; cela se reproduira à plusieurs reprises et segmentera l’entretien.

Une fois seuls, nous rappelons ce qui venait d’être énoncé à propos du divorce associé à l’envie d’échapper aux souvenirs; le mot «d’envie» semblant inadéquat, nous suggérons à sa place ceux de «besoin ou nécessité». Monsieur B fait silence et mentionne sa prudence à notre égard, par rapport à des termes qui pourraient être «contradictoires». Il dément l’idée de «besoin», la trouvant trop faible, mais se saisit de celle de «nécessité». Il précise avoir bénéficié d'un «point de chute » à son départ. A cet instant sa voix semble devenir peu audible et nous le prions de répéter, avec une certaine appréhension; mais il l’accepte, sans commentaire ni gêne apparente. Il poursuit avec le fait d’être resté plusieurs années sur le lieu du «point de chute». Après quelques courts silences, il ajoute qu’il «ne faut pas dépendre des autres, ne pas compter sur les autres, ça sert à rien, il faut se battre» ; il paraît pourtant précisément prendre le contre-pied de ce qu’il vient de laisser penser par l’idée du «point de chute » , mais nous nous gardons d’intervenir. Nous saisissons seulement la notion de combat, qu’il prolonge avec une phrase sourde qui parle de bataille «depuis (ma) naissance». Il convient ne jamais s’être reposé ni arrêté de lutter, expliquant que «le type qui fait ça, vous êtes foutu». La syntaxe est à cet instant maladroite chez lui qui la maîtrise d'habitude parfaitement. Il précise que, même avec son plâtre, il ne peut se reposer, «même les deux jambes coupées, je trouverais le moyen de bricoler une charrette... »

Il semble possible de proposer l’interprétation selon laquelle se reposer pourrait équivaloir pour lui à perdre du temps, ou à prendre le risque de «tout lâcher». Il poursuit sur sa rage de lire et son impossibilité de tout lire, tout apprendre, tout connaître. La notion de mort surgit de manière inattendue dans le discours, pour être démentie comme une de ses peurs; ce qui semble davantage l’inquiéter, c’est la certitude qu’il ne parviendra jamais à tout connaître. Essayant de garder le fil associatif, nous demandons si cette rage correspond au contraire du repos. Il pense qu’il se repose le temps suffisant, sans pouvoir rester ¼ d’heure de plus que nécessaire au lit. A la question de savoir s’il peut se passer autre chose pendant le sommeil, il répond d’abord sur un mode égrillard, que nous nous reprochons aussitôt d’avoir suscité. Il précise, plus calme, «quon rêve». Quand nous examinons sa capacité de «traîner, de rêvasser», de prendre du temps pour soi, il réplique par son désir de ne pas rester sans activité. Selon lui, l’activité représente «le propre de l’homme».

Dans un net apaisement, nous nous autorisons à formuler notre perplexité à propos de l’itinéraire qui nous a conduit à ce point; il répond, sur un mode espiègle, que c’est à nous de le retrouver. Par chance, le fil qui s’était déroulé à partir de la question de la dépendance s’impose à nous. Monsieur B associe avec l’alternative «demander ou ne pas demander». Il dit n’avoir pas voulu être ici, en lit médicalisé, mais y avoir été contraint. Nous associons avec la difficulté énoncée de prendre son temps.

Nous parvenons à la seconde série de questions; avant de revenir sur la fracture qui paraît un événement capital pour lui, nous déclinons la liste des problèmes éventuels. Monsieur B décrit «un disque écrasé au travail, un accident de travail, avec hernie discale (…)» Il dit en souffrir toujours, puisqu’on ne peut retirer le disque «pour sauver les vertèbres».

Il dénie avoir des problèmes de peau mais a été atteint ici par la gale, comme «quasiment tout le monde». Ilévoque la sphère cardio-vasculaire en parlant d’un «petit héritage» transmis par sa mère, la tachycardie, qu’il soigne avec un médicament. Il considère que ce trouble peut être lié à un état de stress et/ou de fatigue. Brutalement, alors que nous parlions de cette médication spécifique, il évoque «les orgasmes consécutifs» en riant bruyamment. Nous rattachons cette incise à l’idée d’hyperactivité; il se tait, et reprend le cours de sa pensée un instant suspendu, à propos de la tachycardie paroxystique qui le fait «tomber par terre et devenir tout bleu.» A ce moment, le discours est peu audible, comme si Monsieur B économisait son souffle. Il confirme qu’il est sujet à des malaises lorsqu’il arrive ce que nous comprenons comme un emballement du cœur. Il «nous» rassure en se disant bien suivi par un cardiologue «très compétent, donc, ça n’a rien à voir avec un infarctus, une chose comme ça». Nous résumons cette réponse comme liée à une origine nerveuse, sur un terrain familial: à cette proposition, il répond: «oui c’est conjugal, hein! euh, c’est congénital donc je ne peux rien y faire». Nous ne sommes pas en mesure de dire si le lapsus est volontaire.

Il s’interrompt soudain pour nous interpeller sur l’utilisation de «ce dossier médical», reprenant pour cela le ton incisif qu’il avait quitté depuis le début de cette séance. Nous démentons remplir un tel dossier et signifions vouloir seulement connaître la représentation qu’il a de sa santé. Il reprend tranquillement le fil de ses pensées pour évoquer son enfance et «une maladie de gamin» contractée au niveau des poumons, pour le traitement de laquelle une infirmière venait le piquer à domicile; il se souvient en riant qu’il se cachait sous la table en la voyant, en dépit de sa gentillesse. Il explique avoir un bon souffle et fait le point de son état de santé en précisant avoir passé une échographie du foie qui n'a pas décelé de problème. Cette thématique surgissant brutalement, nous nous y attardons; Monsieur B. annonce avoir fait une cure de désintoxication longue de «10 mois», consécutive à un alcoolisme professionnel. Il décrit sa prise de conscience spontanée en se voyant comme «un danger public» au volant. Après avoir mentionné ce fait, il précise aller très bien aujourd’hui avec son «canon à midi», son «blanc le matin».

Il évoque une autre difficulté d’ordre familial, l’arthrite dentaire, qui a motivé l’extraction de la plupart de ses dents et la pose d’un appareil.

Nous en arrivons au problème locomoteur et à sa double fracture; il explique, en nous demandant de ne pas rire, avoir glissé sur une défection canine. Suit alors tout un développement sur ce qu’il conviendrait de faire à l’encontre des propriétaires de chiens. A propos de la fracture, nous apprenons qu’elle dure depuis 2 mois et qu’il porte son troisième polymère. Le traitement ne s’est visiblement pas passé sans difficulté puisqu’il a subi successivement un œdème au premier et un interne incompétent au second. Actuellement, tout va bien grâce à sa rencontre avec le «big boss» qui a enfin repéré la double fracture. Il explique ensuite être très frustré, non pas seulement de perdre sa locomotion, mais aussi «d’être jeune et de devoir être immobilisé en lit de repos», alors que cette place pourrait être occupée par quelqu’un qui «en a plus besoin que» lui. Nous tentons de comprendre ce qui est le plus difficile pour lui, mais les réponses sont souvent inaudibles. Nous sommes de nouveau interrompus par l’arrivée de l’infirmière. Nous lui demandons s’il a l’impression qu’on lui «a mis un fil à la patte». En riant, il souligne que ce sont même deux fils qui l’entravent. Il va être bientôt fixé sur l’évolution de cette fracture qui ne le fait pas vraiment souffrir mais qui le gêne, parce qu’elle le cloue dans un lieu où il a le sentiment de ne pas être à sa place.

Il change alors de registre pour exprimer combien les autres personnes de ce lieu de repos lui semblent, dans leur inactivité, comme «des zombies(...) en phase finale». Un silence précède et suit la réflexion où Monsieur B parle des signes qui montrent quand «quelquun va remonter (…) ou va continuer à descendre». Il dit être capable de «repérer» , avec l’habitude de les côtoyer, ceux qui sont en «voie de garage», qui n’ont plus envie de lutter, «les démissionnaires (…) enfermés dans leur tête.» Pour lui, ils ne peuvent plus revenir en arrière, «vivent leur enfer personnel. Chaque seconde. Parce qu’ils vivent l’enfer»… Monsieur B est soudain grave, fait silence, s’éclaircit la gorge, comme soudain submergé de ce qui pourrait ressembler à une émotion. Il précise qu’il ne sait pas pourquoi ces gens n’ont plus envie de se sortir de cet enfer, peut être parce qu’ils ne donnent plus de réponses aux éventuelles questions. Il comprend que lorsqu’on a trop pris de coups, on peut être tenté par une telle issue, mais il ne l’admet pas. Il convient pourtant l’avoir traversée au moment de son divorce, «quand je suis parti après la séparation de ma femme…C’est la seule démission …» Il poursuit avec le constat du nombre d’alcooliques qui sont ici à cause d’un divorce ou d’un licenciement, de tous ceux qui ont subi «un traumatisme , moi j’appelle ça un traumatisme ». Monsieur B adopte une tonalité plus distante pour évoquer la fréquence de ce problème. Nous examinons s’il pense être sorti de sa démission passagère; il parle de nouveau de ses luttes, même s’il a dû faire «la manche» parfois. Il continue en se trouvant actuellement en attente, mais pas «encore pourri»; c'est pourquoi il recommencera, avec un autre travail.

Cette séquence est de nouveau interrompue par l’arrivée de l’infirmière.

Nous passons au traitement des problèmes de santé, en commençant par la fracture. Nous nous arrêtons sur la prise en charge par le «grand médecin», corrigeant aussitôt cette notion un peu trop emphatique. Monsieur B nous apostrophe de nouveau par notre prénom, cette fois avec bienveillance, pour souligner qu’en effet, ce médecin est «le grand spécialiste en France». Les soignants locaux sont très compétents pour guérir la gale, maladie propre au foyer de vie. Il n’a par ailleurs que des problèmes passagers, qu’il traite la plupart du temps tout seul lorsqu’ils restent banals; si quelque chose de grave apparaît, il fait appel au «big boss» ou à tout le moins à un médecin, mais il n’en consulte aucun en particulier. En tout cas, il fait confiance à son expérience pour évaluer comment soigner une maladie, et se méfie beaucoup des avis d’autrui, amis ou famille. Il n’a pas de difficulté à prendre des médicaments, précise qu’il a recours à des anxiolytiques prescrits ici lorsqu’il a du mal à s’endormir.

Autour de la question de la dépendance, Monsieur B, qui a fumé au cours de l’entretien, explique pouvoir se passer de tabac pendant quelques heures; il est parvenu à consommer l’équivalent de 10 cigarettes par jour alors qu’il en était autrefois à deux paquets. Il avoue fumer du haschich quand il est «vraiment trop mal»: quand sa douleur du dos devient trop forte, il utilise ce produit comme anesthésique; il se lance dans un argumentaire militant sur les bienfaits du cannabis. Il précise que ses effets, très particuliers, péjorent un mal-être ou améliorent un bien-être moral initial. Il raconte que, lorsqu’il vivait avec sa femme, celle-ci en ajoutait dans le thé; dans une visée aphrodisiaque. Ce n’est plus ce genre d’effet qu’il recherche aujourd’hui, mais seulement l’apaisement de sa douleur. Il souligne qu’il ne prend jamais autre chose, ni «héro, coke ou ecstasy» Néanmoins il admet avoir été piégé une fois par avec un mélange versé dans sa bière par des «potes». Ce cocktail a crée chez lui pendant quelques heures une forme d’hallucination très mal supportée. Il en a été en outre physiquement malade. Il associe avec les produits de substitution proposés assez facilement, en prison par exemple, pour calmer les gens même s’ils ne sont pas toxicomanes.

L'infirmière fait une nouvelle entrée.

Nous traitons d'un anxiolytique efficace pour lui, qu'il considère comme un décontractant. Il explique ne pas avoir de troubles du sommeil, dormir vite et facilement, s'il est seul. Un instant, il revient à son ancien mode égrillard qu'il modère vite.

Avant de répondre sur l'importance ou non d'un environnement social dans sa consommation de cigarettes, il tient à différencier le tabac du cannabis, pour signaler qu’il utilise très rarement le second. Quant au tabac, il fume dans un esprit de convivialité, ne refusant jamais une cigarette à qui la lui demande. Cependant, une fois qu'elle est donnée, il ne prête aucune importance à partager ou non le temps de cette cigarette; la même réponse étant donnée à propos de l'alcool, il conclut «ne pas être influencé par le groupe". Il nous paraît soudain que nos questions sont sans fondement, embrouillées.

Il considère ces addictions agréables, sans qu’elles n’entraînent pour autant de dépendance chez lui; car alors qu'il s'est, un temps, senti dépendant du tabac, il pense en être sorti. Il ajoute pourtant que si on lui annonce qu'il est atteint d'un cancer du poumon, comme c'est arrivé à son père et à son frère, il n’en sera pas étonné.

En ce qui concerne l'alcool, il dit pouvoir s'en passer désormais, à la suite d’une cure il y a quelques années, au cours de laquelle il n'a pas "vu le jour pendant 10 jours". Il avait consulté après avoir réalisé qu'il buvait beaucoup trop, par entraînement social au travail. Nous reprenons sa remarque antérieure d’avoir pressenti être «un danger public» en constatant son besoin d'alcool chaque matin. Il décrit son parcours dans la dépendance, se définissant à ce moment là comme un vrai alcoolique. Il rejette la coïncidence entre l'alcoolisation massive et son divorce, datant la première de l'époque de son travail en imprimerie. Sa peur s'est centrée sur le risque d'accident en conduisant sous alcool. Il ne craignait pas de se tuer lui-même, pensant que si cela était arrivé, ç'aurait été de sa faute; plutôt il ne voulait pas blesser quelqu'un.

Il ne nous laisse pas finir d'énoncer la question de savoir quel regard il porte, en demandant si nous ignorions qu'il était anarchiste. Il parle de démocratie, évoque les scandales politico-financiers, pour conclure que cette société est "une société de m…" Il précise avoir beaucoup de respect pour "la plèbe populaire", explique qu'en France les pauvres sont moins aidés qu'aux Etats-Unis. Il se dit non pas sévère, mais réaliste. Cette partie du discours est édictée sur un ton savant et politique; il cite les scandales qui "rempli(ssen)t les poches des capitalistes des holdings des multinationales" sans pourtant qu'aucun responsable ne soit identifié. Se trouvant sans pitié pour le coupable, il se réfère au procès du préfet condamné pour son rôle dans la déportation des juifs. Il précise que lorsque la peine est prononcée, il n'y a plus à la discuter, comme dans son propre cas, où il a fait son temps de prison en silence.

Il se lève après nous en avoir demandé l’autorisation. Il semble souffrir de sa jambe.

La question du regard sur les proches amène, après un silence et divers sons para-verbaux, l’idée d’indulgence assortie de celle de bornes à ne pas dépasser. Il admet prendre néanmoins plus de «gants» pour les amis que pour la société. Quand nous évoquons les personnes de son environnement actuel, Monsieur B croit que nous parlons des professionnels du foyer qui «font leur métier(…), qu’ils nous aiment ou pas». Le malentendu subsiste un instant entre lui et nous qui pensions aux autres accueillis. Il explique que ce lieu est «un microcosme» et non une catégorie spécifique de population.

Pour le regard porté sur la famille, Monsieur B rit, puis fait silence avant de répondre, courtoisement qu’on peut «mettre un trait à côté». Il faut comprendre qu’il n’y a pas de réponse; il rit de nouveau puis, après une pause, qualifie son rire de «sardonique», ce qui est, selon lui, une réponse assez explicite. En dépit d’une demande de précision, il nous propose d’étudier la question, nous opposant clairement mais sans violence, une fin de non-recevoir.

Nous proposons ensuite la question du regard qu’il porte sur lui-même; il estime qu’on a toujours beaucoup d’indulgence pour soi-même, mais qu’à un moment «il faut sévir». Il met ce besoin en parallèle avec la nécessité de l’arrêt de la dépendance, comme «une forme de protection» en lien avec l’instinct de survie. Il s’adresse à nous comme dans une interrogation générale sur la survie, que nous ne parvenons pas à interpréter davantage.

Nous passons au corollaire de la question précédente en lui demandant quel regard portent, à son avis, les autres sur lui. Il explique que seul, celui des proches compte pour lui, parlant de l’anonymat des autres. Nous souhaitons qu’il qualifie ce regard, lui proposant les termes «d’amical ou affectueux» mais il refuse de confondre des émotions qui «n’ont rien à voir entre elles»; il trouve alors une tonalité plusintériorisée pour définir les «deux directions» que peut prendre l’affection, celle de la part ou vers les aînés, et celle qui touche le sentiment amoureux. Soudain timide comme un collégien dans son attitude, il bafouille en évoquant certains regards affectueux qu'il verbalise paradoxalement comme "autant de propositions à se mettre au plumard».

Dans une sorte de rêverie, il dit sentir tous les jours des regards indifférents sur lui; il évoque le «premier regard» qui montre l’intérêt ou l’indifférence. Il nous interpelle directement, de manière assez vive par rapport au ton de cette partie de l’entretien, pour proclamer qu’il est de notre métier de regarder les gens, de leur parler. Il marmonne, inaudible, à la suite de cette remarque.

Nous croyons qu’il décide de ne pas prolonger la rencontre lorsqu’il perçoit l’indifférence du regard; il pense cependant que cette qualité du regard n’est pas forcément adressée, mais peut exprimer, chez celui qui la montre, une centration sur d’autres préoccupations plus intérieures.

Il assure croiser facilement des regards méprisants à son égard, liés à l’ironie dont il dit abuser. A cause de cette propension, il rencontre des personnes qui ne l’aimeront jamais.

Il évoque les regards «de connivence», souvent inhérents au partage d'une situation cocasse. Il revient sur cette communication particulière qui permet «une symbiose» dans laquelle la parole n’est pas essentielle. Il décrit le regard de souffrance, «le plus pénible», la sienne - dont l’origine réside dans la souffrance de l’autre- mêlée à celle de celui qui souffre. Cette partie du discours parle distinctement d’une «souffrance aveugle» (…) qui transpire par les yeux» mais qui confond volontiers l’auteur du regard et son destinataire. Monsieur B insiste une nouvelle fois sur le regard «d’aveugle, qui ne vous regarde même pas». Il explique avoir trop souvent rencontré ce type de regard, et avoir été profondément marqué par lui. Le silence apparaît et persiste longuement. Après une pause, il continue, comme par retournement, avec le regard de plaisir qui se réfère au plaisir oral et infantile d’abord, comme celui de manger une crème glacée dans un moment de gourmandise partagé; il mentionne rapidement le plaisir sexuel, avant de terminer sur un plaisir esthétique et cosmique de «regarder les étoiles». Il affirme l’importance du regard pour lui, précisant que ses yeux changent de couleur avec son humeur. De manière associative, il parle alors de regard de colère, puis de regard d’amoureux, différent du regard de plaisir, englobant ce dernier mais aussi «l’envie de l’autre, la satisfaction d’être à deux». En revanche, il pense que la question du bonheur, que nous suggérons, n’est «pas très honnête», parce que c’est un peu comme «monter sur l’Everest». Citant le peintre, le tailleur de pierres ou…nous qui sommes psychologue, il pense que ces personnes peuvent avoir du bonheur dans ce qu’elles font.

Nous parvenons aux deux dernières questions sur la honte, sentiment que Monsieur B dit ressentir; après un bref malentendu, il dit avoir honte que la société soit menée comme elle l’est, en particulier par des dirigeants qui vivent dans le luxe.

Il a parfois honte d’amis qui se comportent mal; il dit rapidement avoir eu honte de son père, mais ne souhaite pas en parler beaucoup, cela n’étant pas «un sujet intéressant». Il précise après un silence et un éclat de rire qu’il doit «rôtir en enfer». De manière inattendue, il reprend cependant ce thème, en expliquant qu’il a pleuré à la mort de celui-ci. Il évoque sa propre place dans la fratrie, le dernier, le fils rejeté, le «rien du tout». Au crépuscule de sa vie, son père l’a fait chercher pour mourir dans ses bras. Par un effet de style, à la fin de cette phrase, Monsieur B nous apprend qu’il a «pleuré de joie» au décès de cet être «immonde» qui a tué sa mère. Il parle de ses deux sœurs qui l’ont élevé, mais ne souhaite pas s’appesantir sur sa mère, son "jardin secret", décédée lorsqu’il avait 14 ans.

Il examine les circonstances de la honte par rapport à lui-même, éprouvée lorsqu’il s’est enivré ou bien lorsqu’il aurait pu aider quelqu’un, qu’il ne l’a pas fait et qu’il est arrivé quelque chose de grave à cette personne. Il explique que ce n’est pas toujours facile d’exprimer ces sentiments là, que c’est un peu se «mettre à nu» que de le faire. Il finit par dire que la honte, c’est sûrement «un truc freudien» et conclut, avec des sifflements, des rires et des silences: "la honte , ouais ! c’est, c’est terrible, la honte ».

Pour clore l’entretien, il recherche une image qui pourrait représenter la honte, et après un temps de réflexion, il dit ressentir une très grande honte des camps de concentration, où «le bourreau est déshumanisé, mais la victime est déshumanisée aussi». Un très long silence suit cette remarque.

Quelques mois plus tard, nous rencontrons Monsieur B qui nous salue chaleureusement. Il dit à la cantonade, sur le ton goguenard auquel il nous avait déjà habituée, que nous sommes «une psycho vachement sympa». Sur un registre plus intériorisé, il nous confie spontanément qu’il doit repartir en cure de désintoxication.