1.2.7.3. Synthèse de l’entretien.

Après avoir étudié les différentes propositions sur le lieu "idéal", Monsieur S répond rapidement "un appartement, c'est une évidence". Cependant, il a besoin de situer le contexte de cette affirmation dans son éprouvé actuel. Il remarque que, si un jour il ne perçoit plus cette certitude, cela signifiera un danger "immédiat". Puis il nous interroge sur la méthodologie de cette recherche, en demandant si nous souhaitons évoquer l'habitat maintenant ou plus tard, ce qui nous laisse un peu surprise; il poursuit en parlant de l'idéal pour lui, qui serait un habitat non-collectif, dans une campagne pas trop isolée, mais en même temps assez distante du voisinage afin de pouvoir écouter de la musique sans être inquiété par la police. Cette première incise est accompagnée d'accentuation durable de la dernière syllabe des mots. Nous sommes parasitée par sa phonation; pourtant nous résumons par la proposition d’un espace suffisamment grand et pas trop isolé. Il commente le questionnaire en parlant de notion idéale, que nous reconnaissons comme la 1ère question. Avec de multiples hésitations sur les mots, il évoque le besoin universel d’un espace«délimité pas illimité(…) sans habiter sur la tête de l’autre", et accepte de se prononcer sur sa préférence pour un habitat individuel. La question de savoir si ce serait un lieu partagé avec un ou plusieurs autres, choisis par lui, n'est d'abord pas prise en compte. Puis il considère qu'elle ne fait pas «partie de la catégorie de l’habitat», pour lui seulement concernée par l’aspect matériel. Il accepte pourtant de répondre qu’il vivrait avec d’autres, auxquels il ajouterait un animal. Il paraît contrarié par ce qui lui semble être une erreur de classification de nos questions. Un doute fugace sur leur pertinence nous traverse. Nous revenons néanmoins sur l’animal, dont il relativise l’importance. Mais il évoque aussitôt un chien, à cause de ce qu’il nomme «l’imprégnation» de son enfance. Il se souvient d'un boxer qui a accompagné le bébé qu’il était dans ses premiers pas. Revenant sur la place des humains, il parle d’espace pour recevoir des amis, qui ne vivraient pas à demeure. Contestant de nouveau l’organisation des questions, il trouve que nous avons seulement situé l’espace géographique de l’habitat, sans le décrire réellement. Il nomme alors «un minimum d’espace pour un minimum d’espace (…) pas immense pour pas qu’on soit perdu, pas trop petit pour qu’on puisse respirer». Nous éprouvons une vague impression d’égarement, par la confusion des questions ou celle des réponses. Monsieur S. sépare les espaces internes de son habitat en zones pour manger, dormir, partager du temps ou pour se retrouver entre amis. Il produit de nouveaux bruits para-verbaux qui semblent liés à l’émergence d’une émotion obscure, au moment où il évoque un espace où manger, et un espace de bibliothèque.

Tentant de remettre un semblant de clarté dans une formulation peu explicite pour nous, nous demandons si, dans cet idéal qu’il décrit, la bibliothèque est un espace «privatif» ou différencié. La séquence devient progressivement confuse, Monsieur S opte finalement pour la «fonctionnalité.. (…) préférable qu’il (le lieu) soit différencié, pas obligatoirement différencié, mais en tout cas pratiquement, si vous voulez, il faut qu’il y ait une possibilité éventuellement, pour quelqu’un de lire, en même temps, peu importe que ce soit différencié ou pas, si vous voulez, ça je veux dire, au niveau de la disposition dans l’espace de vie auquel on doit affecter différentes fonctions…" Nous ne pouvons retranscrire ici toutes les hésitations langagières, répétitions de mots, balbutiements qui s’insèrent brusquement dans cette partie du discours, le rendant de plus en plus inintelligible. Monsieur S. retrouve un instant de calme pour continuer sa description, puis il est question «d’un individu du groupe, de la tribu (qui puisse être) appelé à lire dans cet espace -là, s’isoler et lire…»

La confusion revient soudain à cet instant, suivie d’un épisode de désorganisation psychique, quand, parlant de la gêne possible liée au bruit d’une conversation qui parviendrait au lecteur, Monsieur S. évoque «un morceau d’oreille qui va rester là avec le groupe, et vos yeux qui vont, en fait…» La fin de la phrase reste en suspend. Nous reformulons ce que nous avons entendu comme une expérience de morcellement, sinon vécue par lui, du moins assurément éprouvée par nous: «les yeux d’un côté, l’oreille de l’autre?» Nous n’évaluons pas à cet instant ce que peut déclencher la répétition de ce fragment de discours. Nous sommes envahie d’un sentiment d’étrangeté et de l’immense inquiétude d’avoir réveillé des éprouvés psychotiques chez cet homme.

Contrairement à nos craintes, Monsieur S., se dégageant par le rire, de ce moment de grande confusion, retrouve une pensée construite. Il dit qu’un studio ne correspondrait pas à l’espace idéal mais conviendrait «royalement» bien par rapport à son habitat actuel.

Aussitôt après un début de synthèse qu’il nuance avec justesse, il introduit un autre registre où «la vie végétale (…) le rapport à la terre (…), l’énergie tellurique» adviennent comme des évidences. Revenant à des éléments ordinaires via la thématique de la campagne, il parle d’un jardin qu’il cultiverait lui-même en lui apportant «le soin, l’énergie, la continuité, la régularité». Le plaisir émerge un instant dans l'évocation des arbres fruitiers qu’il y planterait, du goût du vin de noix. Nous lui demandons si, entre l’idéal et la réalité, il envisage une autre possibilité d’espace, et il propose une capsule spatiale. Souhaitant que cela n'entraîne aucun nouvel épisode de dépersonnalisation, nous suggérons associativement l’idée du troglodyte. A notre grand soulagement, il en rit avec nous avant de paraître avoir épuisé la question.

La deuxième partie du même item l’agace, puisqu’il la trouve de nouveau beaucoup trop vaste. Critiquée dans la construction du travail, nous nous justifions vainement. Nous nous sentons gagnée par la mauvaise humeur et pour nous en défendre, traitons de ce qui lui fait imaginer son idéal et de ses origines. Il soupire, et, après un silence évoque les risques induits par la promiscuité, ainsi que son désir de s'en éloigner. Après divers silences et bruitages para-verbaux, il qualifie ce dernière point par la notion de «communion», puis, comme désolé, insiste sur "la vastitude" de la question. Une nouvelle pause introduit la suite, autour de la notion «d’harmonique»; il use indifféremment des termes «harmonie» ou «harmonique» pour définir le mariage de sons le plus pur, absolu, «en tous les cas harmonieux»; il s’agit d’un son «plus joli que chacun des sons» qui le composent. Monsieur S. développe alors une nouvelle théorie qui nous plonge dans un véritable égarement. Il y est question des sons comme recherche des «paramètres de vie», dont l’un pourrait être l’espace et «l’équilibre relationnel» avec toutes les formes de vie. Voilà ce que serait pour lui la communion. Il nous renvoie à la logique d’une construction entre «communion et harmonique de vie», où la seconde est «à l’évidence» le résultat de la première. Devant notre confusion certainement de plus en plus visible, Monsieur S. montre des signes d’agacement, qui se transforment en constat sévère de notre défaillance à saisir ces concepts. Nous sommes perçue comme réellement déficiente. Il attaque de nouveau nos propositions, expliquant avoir dû passer d’une définition de l’habitat à des notions abstraites comme le bonheur, la communion en étant «à la fois le moyen et le résultat.» Nous l’entendons dire que la question interrogeait la nature de la communion comme moyen ou but à atteindre.

Forte de la relecture du questionnaire, nous vérifions qu’aucune des questions n’a porté sur cette thématique. Reprenant pied grâce à cette certitude, nous voulons avant tout remettre de l'ordre dans ce qui apparaît comme un fatras inextricable. Nous déroulons les différentes associations conduites à partir des raisons du choix d’un espace plus qu’un autre, qui ont amené Monsieur S à nommer la communion et l’harmonique de vie. Mais cette formulation lui paraît confuse à son tour, jusqu’à ce qu’il parvienne à définir l’idéal comme étant la communion parfaite avec tout ce qui entoure le sujet. Il quitte un moment ce domaine d’abstraction pour considérer le «problème d’échanges» entre nous, pensant que nous ne mettons pas «le même contenu dans les mêmes contenants». Puis il revient à sa définition de l’idéal en le comparant à «la pacification complète(…) avec la création, le créateur, (…) le point d’équilibre parfait».

Le climat est tendu, Monsieur S. a du mal à trouver ses mots; il évoque les «petites communions (qui permettent de s’approcher) de la grande». Nous osons un mot facile sur la «communion solennelle», qui par chance, le détend. Il s’apaise et nous permet de nous apaiser également - ou est-ce l’inverse? Ensemble, nous tombons brusquement d’accord sur le sens des choses qu’il était si difficile de définir juste avant. Timidement, nous faisons appel à la dimension mystique de ces notions: il l'assume pleinement avec le terme de «sainteté". Il devient soudain très prudent pour dire que, même dans le lieu où il vit actuellement, il pourrait s’approcher de cet état pour peu qu’il parvienne à investir les relations qu’il y côtoie, ce qui lui est pour le moment impossible. Il avoue son incapacité à «vivre en paix là dedans, en paix avec moi et avec les autres et avec mon environnement.»

En entendant la seconde question sur le fait d’être itinérant, Monsieur S marque un silence. Il remarque encore une fois la trop grande étendue des demandes. Il pense qu’il lui faudrait «très longtemps pour répondre à chacune.» Avec beaucoup de précautions, il considère qu’en effet, pour le moment, il se sent itinérant et sans attaches. En revanche, s’il élargit la question, c’est différent. La crainte d’être de nouveau débordée nous fait lui suggérer de débuter par l’actuel. Pour «inverser les rôles» , il veut nous poser une question, que nous ne refusons pas. Pourtant elle ne se formule pas, seulement l'affirmation selon laquelle "personne n’est de nulle part, donc je suis de quelque part». Toutefois, il se dit actuellement en état «d’errance » à la place du terme «d’I». Il admet être dans les deux situations, tout en différenciant l’itinéraire organisé de l’errance sans but.

Sur la durée approximative de cette situation; il répond par le repère de la «perte administrative du domicile» et en décomptant les huit mois passés en psychiatrie, plus les 2 ans de séjours en résidence sociale, soit au total presque 3 ans d’errance.

Pour la seconde définition de "l'itinérance", Monsieur S revient sur la précédente formule, cette fois sans double négation: «on est de quelque part». Il pense moins à la nationalité qu’à «l’imprégnation» reçue dès l’enfance. Il évoque une mémoire sensorielle d’odeurs, de bruits, de visions. Il passe à une personnalisation inédite du discours, pour considérer que rien n'a d'importance en regard des «premiers souvenirs, des premières imprégnations». Il en vient à chercher ce qui pourrait s'opposer à sa position d'itinérant, et définit un ancrage originaire à l'endroit des premières imprégnations. Il accepte la reformulation d'attache affective, plus que géographique.

Après tout ce temps, un apaisement semble pouvoir être espéré; maise, Monsieur S dément ce qu'il vient d'annoncer, en ne considérant que comme point de départ ce qui était à l'instant admis comme attache. La critique méthodologique resurgit, lorsqu'il explique que nous avons voulu opposer ce qui n'était que différencié chronologiquement. Lasse, nous répétons la question. Il conteste l'équivalence des propositions, qu'il dissocie en ce qui le concerne: oui il est itinérant; non il n'est pas sans attaches géographiques. Nous nous inclinons, mais il continue à répéter la disparité des deux termes de la proposition, sa formulation lui semblant décidément fort maladroite. Quant à nous, le partage entre sentiment d'incompétence et agacement, domine nettement notre ressenti global.

La question du périmètre de déplacement soulève une nouvelle fois la différence entre deux moments de sa vie: celui où il est devenu itinérant et les précédents, au cours desquels il a «bougé» pour des raisons professionnelles à l’étranger. Nous abordons cette fois une possible différence entre la position d’errant et celle d’itinérant dans laquelle il envisage une «attache». Il nous interrompt, trouve un ton docte pour évoquer «l’exigence de la langue française, sa précision», contradictoire aux «concepts tels qu’on les manipule actuellement». Ce sont évidemment nos propositions qui lui paraissent imprécises; il dissocie «l’errance» comme «état d’esprit, (…) concept abstrait», de «l’itinérance, (…) beaucoup plus terre- à- terre (…) c’est un déplacement géographique». Monsieur S, à ce moment du discours hésite beaucoup, cherche ses mots de manière fréquente, fait de nombreuses pauses. Pour l’aider, nous suggérons que «l’itinérance» pourrait induire le déplacement vers un but, ce qu’il refuse; car pour lui la notion d’itinéraire est différenciée de celle «d’errance». Il énonce qu’on «peut être itinérant sans être errant », alors que c’est sûrement moins fréquent et plus difficile d’être errant sans être itinérant. Il redit sa gêne devant notre échange, puis reprend son discours en énonçant de manière sibylline que «le flou n’est pas dans la tête.» Nous ne savons plus s’il parle du flou de l’errance ou des questions. Il soutient que le choix de partir pour un autre lieu, envisagé comme plus agréable, appartient à «l’itinérance», alors que l’errance renvoie à «l’incapacité de gérer une situation à un moment donné». Il développe alors un peu plus clairement l’idée que, dans l’errance, le sujet espère un changement grâce au déplacement, une autre possibilité de «de retrouver des repères». Il insiste encore sur la distinction entre ces deux notions, quitte à leur trouver «des liens , des interdépendances importantes». A son sens, l’errant fuit, n’est plus dans le projet, la construction, au contraire de l’itinérant. Finalement, il considère que «l’errance peut induire l’itinérance» en ce sens que, si la personne ne maîtrise plus les situations qu’elle rencontre, elle va devenir itinérante pour aller ailleurs. Monsieur S admet se trouver actuellement en situation d’errance.

Cette rupture permet de revenir à la question du périmètre de déplacement, à laquelle il semble cette fois consentir; il parle du quartier restreint, au mieux de l’arrondissement, qu’il balise par les lieux d’aide sociale où il se rend; il accepte l'idée de «périmètre de nécessité». Plus intérieur, il évoque, après un long silence, sa dernière sortie hors de la ville, à l’occasion du décès de son père, dans le Sud. En essayant de dater l’événement, Monsieur S déclare au sujet de son père: «il est né le 1 mai, il est né le 1 e Mai 2000» et, apparemment sans avoir entendu son lapsus, il poursuit ainsi: «on s’est retrouvés à cet automne, à cet automne 2000». Voilà donc près de six mois qu’il n'a plus quitté la ville.

A la troisième question sur la sédentarité, Monsieur S refait silence un moment, puis souffle et soupire, avant de dire que, même s’il est vrai qu’il est là depuis longtemps, il ne se considère pas sédentaire; cette idée lui paraît en effet relative à une domiciliation, qu’il n’a plus. Il pense que la situation qu’il traverse depuis ces dernières années s’apparenterait plutôt à de l’errance.

Nous interrogeons la durée approximative des séjours dans un même lieu, en particulier avant l’errance, peut être au temps de l’itinérance. Il dément avoir vécu une période d’itinérance puisque auparavant, il se situait dans la sédentarité, en lien avec sa dernière activité professionnelle. Certes, il admet qu’il y a très longtemps, à la période de ses déplacements professionnels, il y a eu un «glissement(…) entre la fin des études et le début…» Monsieur S ne parvient pas à terminer sa phrase. Il reprend pour dire qu’il a «commencé à faire des saisons», dans le but de confronter le discours théorique à la réalité; elles ont duré jusqu’à «l’accident de bécane», qui, à cause de son retentissement sur le plan de la motricité, a interrompu définitivement son travail. Il décrit jusqu’à ce moment un emploi de réceptionniste trilingue pour lequel il fallait «une forme olympique». Il situe l’accident en 1981, précisant même le jour et l’heure à quelques minutes près. Ce souvenir est resté marqué dans sa mémoire comme celui de s’être fait «couper en deux par une portière». Nous différons la centration sur la santé, pour revenir sur les saisons effectuées sur une durée de six à huit mois, précédées et suivies d’un trimestre au total pour «s’immerger» sur place. En tout, il partait environ une année, et lorsqu’il revenait, il cherchait un autre lieu pour l’année suivante. C’était «la respiration», dit il, pour évoquer le rythme des voyages. Au retour, son point de chute était plutôt parisien, là où il s’était installé pour suivre des études de langues orientales.

Pour ce qui détermine son départ, Monsieur S écoute les propositions et commence à éliminer celles qui ne conviendraient pas. Puis il retrace à haute voix son parcours d’errance et les départs successifs en lien avec des déterminismes particuliers: il a rejoint le centre d’hébergement pour des motifs financiers, l’hôpital psychiatrique pour des raisons de santé, de la même façon qu’il a quitté le domicile pour rupture conjugale. Il confie alors, sur un ton nouveau, qu’il n’arrivait plus à vivre seul dans cet appartement, parce qu’il ne s’y sentait pas bien. Les silences se font fréquents, ainsi que les sons para-verbaux; Monsieur S admet que ce sentiment d’isolement est une des composantes de ce qu’il nomme un problème de santé; il ajoute que «c’est le chargé du lieu (…), tout ce qu’il y a dans le lieu (…)».

Sur les événements qui sont selon lui associés à son entrée dans l’errance, Monsieur S parle d’une pluralité d’événements et d’un «problème de convergence»; il trouve qu’il a subi «trop de choses, enfin trop de poids, en tout cas trop, trop, trop de choses, trop lourdes ou trop difficiles à gérer dans un laps de sens, de temps trop court». Il imagine que chacun doit avoir «ses doses maximales». Ce qu’il croit être le départ de l’errance est défini comme «la focalisation (…et) la convergence, sûrement».

Il semble nécessaire de reformuler mais cette fois, Monsieur S approuve silencieusement notre résumé. Vérifiant s’il n’est pas trop fatigué, nous l’entendons avec surprise dire que «le champ des questions est quand même beaucoup moins fatiguant, plus facile (…) parce que là, on est moins dans le concept, on est dans le oui ou le non, le telle date…»

Nous en arrivons alors à la deuxième série de questions concernant sa santé.

Il considère «clairement» avoir des problèmes sur ce plan. Il dit souffrir de problèmes lombaires, «comme toute personne qui a beaucoup conduit».

Au niveau dermatologique, il a parfois un eczéma très localisé sur l’annulaire gauche. Il rit avec une sorte de connivence, à propos de la symbolique de l’anneau matrimonial. Il signale que les démangeaisons surviennent dans les périodes «de stress et de surcharge de problèmes». Les poussées se calment seules. C’est un problème qui est apparu de trois à cinq fois dans sa vie, sans qu’il n’ait pu identifier un moment précis d’apparition même s’il en a noté les circonstances.

Il décrit une dentition en mauvais état, liée à une interruption des soins motivée par des problèmes de couverture sociale. Ses dents ne sont pas encore trop fragilisées mais il pense que cela pourrait arriver rapidement.

Sur les raisons de l’hospitalisation en psychiatrie, il refuse nos propositions de dépression ou d’angoisse. Il parle de son besoin «d’un coup de main, d’une assistance» par rapport à tout ce qu’il avait à gérer, comme pour «une traversée de gué». S’ensuit un grand moment de balbutiements et bégaiements après lequel Monsieur S. insiste sur le fait de n'être pas dans un «état dépressif tendance suicidaire». C’est lui qui serait à l’origine de l’hospitalisation.

Monsieur S nous laisse placidement régler un problème de cassette puis reprend sur l’initiative de l’hospitalisation: il explique que lorsqu’il y a le feu, on fait le numéro des pompiers. C’est dans cette logique qu’il a contacté «les gens qui savent de quoi ils causent et qui ont des chances d’être efficaces». A l’hôpital, la dimension sociale pouvait être prise en charge au même titre que l’aspect sanitaire, ce qui a orienté son choix. L’idée d’équipe lui a semblé également pertinente pour traiter tous les points de difficultés, dans une recherche de «symbiose (…) en synergie.» Quand, dans la suite de ce développement, nous lui demandons s’il pense avoir été aidé et pu trouver des réponses à ses problèmes, Monsieur S estime ne pas devoir formuler les choses en ces termes; il parle d’une analyse, bonne à un moment donné, à partir de laquelle un travail a été réalisé; le reste du discours sur la nature du soin est peu audible mais nous comprenons qu’il a pu bénéficier d’une hospitalisation de nuit pour lui permettre de travailler; pourtant il y aurait perdu en qualité thérapeutique.

Nous abordons ensuite les séquelles éventuelles de l’accident de moto. Il signale seulement une fatigabilité particulière du membre blessé, la jambe, qui souffre d’une légère limitation. Il utilise une terminologie médicale précise pour parler de la faiblesse musculaire et de la moindre ampleur des mouvements. Quelque chose se précipite dans l’énoncé des difficultés de sa jambe, nécessitant plus vite le repos, puis des risques d’aggravation, à terme, des problèmes de dos et de bassin. Il prolonge ce pronostic défavorable avec des risques «d’arthrite, arthrose, enfin tout ce qui est dû en fait, à une intervention au niveau d’une articulation aussi compliquée». Il évoque «un fil, le fil de la portière sur la rotule.» Dans le détail de l'accident, il décrit la douleur, la recherche inefficace d’une position de confort, avant la perte de connaissance. Il explique que «y’ avait plus rien qui tenait à plus rien» dans son genou; le chirurgien a «bricolé, pris des petits bouts»; Monsieur S se dit très satisfait de ce travail, sans lequel il ne devrait plus marcher. Il tient le médecin pour un «orfèvre», qui a su extraire des éléments de différentes prothèses afin de réparer «la charpie» que sa jambe était devenue. Il semble penser qu’il n’existait pas de protocole de soin envisagé pour ce type de fractures, avant qu’il n’ait présenté son genou à la science. Il se figure une reconstruction partielle, sur le modèle du robot: «ils ont pris un clou d’une autre prothèse, des vis d’une autre, ils ont piqué une agrafe, ils ont pris un tabouret à une autre, ils ont bricolé tout ça et ils ont tâché de refaire (…) il faut éviter de croiser un aimant, sinon faut qu’on vienne me décoller (…) Je suis devenu une petite usine, j’ai de quoi faire une quincaillerie...»

Pour les autres problèmes de santé, Monsieur S dit avoir des difficultés visuelles, qu’il ne peut pour l’instant prendre en charge, à cause de l’absence de droits sociaux. Il considère que ces troubles sont liés à une «myopie de la quarantaine revue et corrigée cinquantaine».

Il déroule enfin le cours de son histoire médicale en commençant par les maladies ou interventions infantiles; il revient sur la fracture accidentelle du genou; enfin, il évoque une hémorroïdectomie.

Il relate soudain le roman familial qui lui a été transmis: sur son berceau de nourrisson, la déclaration suivante était inscrite: «ne me touchez pas, ne m’embrassez pas, je suis fragile». Cette évocation inattendue est pleine d’émotion; il ne peut dire si ce sont ses parents qui avaient jugé utile d’afficher cet avertissement. Il pense seulement qu'il fallait bien protéger le nourrisson qu’il était.

De son enfance, il signale un «zozotement» durable qui a été traité par le compagnon de sa mère, qu’il nomme "ma femme», dans un lapsus qu’il remarque aussitôt. Il se reprend, amusé ou surpris de la portée de cette erreur, en invoquant Freud sur un mode badin. Le défaut de prononciation a disparu, Monsieur S n’en a aucun souvenir.

Il poursuit en mentionnant «une lithiase dans le rein gauche» et décide d’en raconter la découverte; Un de ses clients, professeur de médecine, aurait invité Monsieur S à consulter tant il lui paraissait fatigué, alors qu'il continuait son travail sans se douter de rien. Son épouse aurait été elle-même contactée pour inciter son mari à passer un bilan de santé, qu’il s’était enfin décidé à faire. Au cours de cette hospitalisation, on avait découvert une anémie grave: «j’avais plus un globule rouge, c’était de la flotte». En revanche, personne n’avait compris le lien entre ce symptôme anémique et un problème d’hémorroïdes, même s’il saignait régulièrement et abondamment de cette partie du corps, puisqu’il n’y prêtait lui-même aucune attention.

La compétence professionnelle de ce médecin avait permis d'interpréterla pâleur inquiétante ainsi que l’anémie considérable de Monsieur S, qui continuait à se «vider vraiment comme un goret»,. Après moult examens infructueux, Monsieur S avait en effet soudain pensé à lui signaler un problème d'hémorroïdes resté insoupçonné, et il avait fait un diagnostic juste qui dissipait l'énigme.

Il est remarquable que pendant toute cette période d’investigations «de haut en bas, de droite à gauche (avec) des sondes» dans tous les lieux de son corps, un saignement aussi notable n’ait pu selon lui être repéré et analysé.

En dernière analyse, une lithiase au rein gauche avait été découverte, dont il devait s’occuper; il ne l'avait, jusqu’à aujourd’hui, pas encore fait. Car il avait repris rapidement et intensément le travail, sans trouver le temps de vérifier l'évolution du problème.

Cette dernière remarque permet d’accéder à la question du traitement des problèmes de santé. Monsieur S prévient qu’il ne s’en charge pas pour le moment. Il dit avoir la chance de ne souffrir d’aucun désagrément ordinaire qui nécessiterait un soin. Il n’a pas de médecin généraliste, ni aucun dossier médical nulle part. Il n'est jamais allé spontanément consulter, et n’a pris contact avec l’hôpital ou le corps médical que par personne ou service interposé -son beau-père pour le zozotement infantile, les pompiers pour l’accident, le client-médecin pour l’anémie. Il ne revient pas sur l’initiative annoncée plus haut concernant sa demande d’aide psychique.

En ce qui concerne le service médical offert au foyer d’hébergement, il a pourtant eu recours à l’infirmière qui lui a conseillé une radio pulmonaire, «compte tenu d’ici, (…) du contexte,(…) des conditions d’hygiène». Il l’a réalisée, puis l’a réitérée sur la demande des soignants, sans qu’il n’en ait eu aucune nouvelle depuis. Il pense qu’à l’occasion, il devra s’en inquiéter, parce que « ils en ont soit trop dit, soit pas assez». Il ne se fait pas trop de souci mais s’inquiète de ne pas savoir. Il se remet à bafouiller brutalement puis finit par dire que «si ça se trouve, c’est parce qu’ils ont pas, parce qu’ils ont pas, parce que y’ a rien ou parce qu’ils ont rien trouvé ou parce que y’ a pas le temps (…)» En tout cas, même dans cette situation, c’est un tiers qui l’a sollicité.

Pour les addictions, Monsieur S explique avoir fumé jusqu’à il y a 17 ans, plus de deux paquets de cigarettes par jour. Il a arrêté tout net, tout de suite, même s’il se souvient de deux ou trois essais préalables vite abandonnés au bout de quelques jours. Il répète qu’arrêter n’est pas un problème, que c’est trouver la vraie raison de le faire qui est plus difficile. Sa théorie repose sur l’idée que lorsque l’on reprend après un arrêt, c’est que l’on n’avait pas trouvé la bonne motivation. En l’occurrence, il s’est arrêté le jour où il a souhaité faire plaisir à une cliente en stoppant sa consommation; il a de plus pensé qu’il parviendrait à faire ce que d'autres avaient réussi. Pourtant, il croit n’être pas pour autant débarrassé de la dépendance, il en a toujours envie même si c’est moins fréquent. Il reste attentif à ne pas accepter la cigarette tendue, ne se sent pas à l’abri d’une rechute et se croit toujours vulnérable.

Il considère qu’il y a probablement dû exister, «dans la première cigarette allumée, toute la partie sociale (…): pour être un homme il faut avoir connu sa première femme, pris sa première cuite, fumé sa première cigarette». Il explique qu’il a fonctionné dans ce schéma jusqu’à ce qu'il s’aperçoive qu’il était devenu un fumeur. Après la première étape groupale, il n’avait plus de plaisir particulier dans un mode de consommation ou un autre; sur l’ensemble des cigarettes, il n’en appréciait qu’une infime partie, le reste appartenant à la nécessité ou à l’habitude.

La consommation d’alcool induit une réponse plus complexe. Monsieur S évoque le vin présent à table à l’enfance, le début de sa propre consommation à l’adolescence, au cours de repas familiaux; l’alcool n’a jamais été ni incité ni interdit, il vivait dans un monde où «il n’y avait pas d’alcooliques». Il évoque le souvenir d’un meuble/bar, très investi par son père, dont il parle encore avec beaucoup d’admiration. Là, quelques alcools réservés aux invités pouvaient correspondre à ce que «les médecins qualifient de consommation sociale d’alcool». Dans son histoire, l’alcool a surtout été un liant social, dans le contexte «d’un vrai repas», entre amis.

Il mentionne pourtant une vraie ivresse dans sa vie, au cours de l’adolescence, qui lui a laissé un souvenir singulier, qu’il ne peut définir en première intention; il cite l'insistance de sa sœur pour qu’il se lève. Il relate le conflit entre sa «volonté farouche de (me) lever et un refus systématique de (mon) organisme à exécuter, une espèce de «je veux pas savoir, dans l’état où tu m’as mis, tu te dém…, moi je bouge plus». Il décrit la sensation «horrible» d’avoir perçu la désobéissance de son corps envers sa raison, comme ce que pourrait éprouver un accidenté de la route qui ne peut plus bouger ses jambes en dépit de ses efforts. Puis il rit de cette expérience, en parlant de «l’état d’imprégnation» qui a nécessité une latence avant tout autre possibilité de mouvement. Il insiste sur le caractère unique de l’événement, et sur l’importance de l’ébriété dans laquelle il était: «vraiment ivre, enfin ivre mais quand je dis ivre, ivre mort, quoi.»

Il revient à l’alcool et le problème qu’il pose dans ce lieu collectif où on peut le trouver facilement, du fait de l’importance de la consommation; il constate paradoxalement que son propre «rapport à l’alcool diminue». Il pense qu’il n’est pas en manque, mais que, s’il fait un bon repas…La suite est inaudible, mais semble signifier qu’il apprécie de boire dans ce contexte, sans qu’il ne se sente, à l’inverse de la cigarette, soumis à une quelconque dépendance.

A propos d’autres produits, comme le haschich, il se situe comme «bon fils de scientifique et de chercheur». A ce titre, «comme tout le monde», il a essayé, sans en avoir gardé «un souvenir impérissable». Il signale que ce n’était «pas un truc en intraveineuse, genre LSD (…),c’était un truc, ça se fumait». Il précise ne pas avoir «perdu pied» sous l’effet du produit, grâce à «la rationalité (et) le cartésianisme" qui le caractérisent. Il accorde de l'importance à l’équilibre entre plaisir et déplaisir; c'est au nom de celui-ci, en regard au risque de ne pas maîtriser une possible dépendance ou de s’acheminer vers des dangers plus graves, qu'il a souhaité ne pas renouveler l’expérience.

Pour les psychotropes, déjà utilisés lors de son séjour en psychiatrie, Monsieur S parle de petites doses d’une part, et de réactivité importante de son organisme d’autre part. Il devient inaudible, presque confus, en laissant supposer qu’un traitement bien plus léger que la moyenne avait sur lui des effets importants; en conséquence de quoi, dans les «conversations» qu’il avait avec l’équipe médicale, il avait été convenu de doses presque «symboliques».

A la question de savoir en quoi, à son avis, ces habitudes lui sont ou lui ont été utiles, il s'arrête à l'évocation des items "agréable" et "partage". Il pense que, au moins en ce qui concerne l'alcool, c'est "sûrement vrai, (…) agréable dans le temps de partage". Il précise être incapable de boire tout seul, même un bon vin, trouvant que "ce serait dommage pour le vin", et aussi un peu pour lui, puisqu'il a plus de plaisir à le consommer avec autrui. En ce qui concerne le tabac, il explique que c'était de l'ordre de l'habitude et admet le terme de dépendance, sauf pour les cigarettes d'après le repas qui elles, étaient du registre du plaisir, qu'il était "hors de question de supprimer sinon tu tires à vue".. Il accepte notre synthèse de plaisir partagé pour l'alcool, et de dépendance au tabac, précisant qu'évidemment "tout ça est très subjectif".

Pour la dernière série de questions, et d'abord la thématique du lien, nous interrogeons le regard qu'il porte sur le monde. Monsieur S souffle et perd immédiatement son calme en trouvant à nouveau que "c'est trop, c'est trop (…) c'est beaucoup trop large". Il reprend la critique méthodologique abandonnée pendant la séquence précédente, en nous interpellant sur les subdivisions des items; nous lui en livrons la liste, de nouveau fatiguée et déçue du retour à la controverse. Il souffle, ricane, nous interroge sur le point de vue que nous attendons. La réponse centrée sur le sien ne le satisfait pas, puisqu'il démontre qu'il peut traiter de plusieurs angles d'approche, sociologique, éthique, philosophique…Il poursuit cependant avec la multiplicité de la société, "mouvante (…) elle vit, elle se métamorphose". Il soliloque en ironisant sur ce qu'il pourrait "penser" de la société; nous insistons sur la notion de regard. Il garde longtemps le silence, répète cette idée, se tait de nouveau. Puis il revient sur la complexité de la société, sur sa diversité. Il inspire, souffle, fait silence encore et parle de "la série de clichés, de bateaux qu'on peut dire" en ponctuant sa phrase d'un rire sarcastique. Agacée, nous lui déclarons ne pas les connaître; il rit de nouveau puis, après un autre silence, répond légèrement condescendant: "c'est divers, c'est contradictoire, c'est, c'est intéressant, c'est passionnant, c'est capable du meilleur comme du pire…" Résignée, croyant qu’il ne désire pas donner suite, nous sommes prête à abandonner cette question; mais il justifie soudain que c'est précisément parce que la question est intéressante qu'elle ne peut être discutée rapidement. Comme dans une recherche d'apaisement, il explique que cela peut amener à "un échange intéressant". Monsieur S nomme alors la "chatoyance, la diversité, l'humanité (…) Les éléments qui la composent, la façon dont elle fonctionne, elle s'équilibre ou elle ne s'équilibre pas". Envisager cette question sous l'angle sociologique serait un reste "d'imprégnation" paternelle et un "échange qui participe à mieux la connaître, à mieux la comprendre, à mieux connaître son époque, ses contemporains"… La phrase et la diction sont confuses, les hésitations et bégaiements nombreux. Il s'interrompt encore à plusieurs reprises, avant de dire qu'il aura sans doute "un œil d'homme, humaniste" sur elle. Il accepte avec enthousiasme la reformulation d'un "regard bienveillant", précisant qu'il est lui-même un composant de cette société, qui ne "peut pas être totalement non-impliqué".

La troisième heure d'entretien débute, un état de panique intérieure nous submerge à l’idée qu'il pourrait durer éternellement.

Il continue tranquillement, sans aucune perturbation apparente, sur la voie de la participation à la société. Il semble parler de choses sans rapport direct entre elles, et encore une fois, nous ne savons plus où nous allons. A notre tour, nous l’invitons à réduire son champ d'investigation, en réfléchissant à son regard sur les proches, ou les amis. Là encore, il conteste l'équivalence de ces deux propositions; conciliante, nous les séparons; mais il explique qu’elles ont pourtant des points communs. Il hésite puis "ose" même parlerde l'utilité d'autrui pour quelqu'un. Ce mot lui semble indélicat et il considère que "commencer par dire qu'autrui peut nous servir à quelque chose, c'est un raccourci". Il s'agit d'aider l'ami à "se construire, à s'équilibrer, à passer des moments difficiles". Il évoque la dimension relationnelle, qui inclut aussi la relation professionnelle. Désormais, il scinde la famille d'une part, les amis d'autre part; puis il prétend qu'on est en relation avec les trois catégories énoncées au préalable comme différentes. Plus il tente de séparer les niveaux, plus il les mêle dans le discours: "(...) Sachant qu'après, dans les autres catégories (hors famille, amis, relations professionnelles) les gens avec lesquels on est en relation dans le cadre de ses loisirs (s'interrompt), ce sont soit des amis, soit des relations professionnelles, soit évidemment de la famille.(…) Les trois grandes familles, c'est ça, c'est à dire famille, amis, famille, amis et puis bon, tout ce qui est lié à la profession, à l'exercice d'une profession. Sachant que là, on peut être à la fois un ami et une relation professionnelle (…)"

Le retour à la nature de son regard sur ces gens amène un soupir; il mentionne la conséquence qui "va induire sur le relationnel". Il tente une nouvelle différenciation entre les membres de la famille, qui partagent "une histoire commune" et les amis, avec lesquels les rapports seront immanquablement dissemblables. Ainsi donc, dit il, le relationnel sera modifié par ces décalages de l'histoire. Après quelques autres sifflements et soupirs, Monsieur S rappelle, s'il en était besoin, que c'est encore une fois un sujet bien vaste que nous avons ouvert, puisqu'il concerne tout le champ de la relation.

Exténuée, de plus en plus inapte à l'entendre, nous avons l’impression d’être sous un bombardement presque continu. Nous rappelons que le propos concerne seulement son regard. Nous aimerions qu’il en qualifie la qualité, la nature. Il écoute en silence, surpris que cet aspect des choses soit exploré, comme si c'était sa première formulation. Nous récapitulons ce qu'il avait énoncé à propos de son regard sur la société, chargé d'humanisme, donc de bienveillance et d'implication. Il accepte de dire que, sur sa famille et ses amis, il porte un regard semblable; car même dans le cas où il pourrait avoir, un jour, un mouvement de colère contre un proche, ce sentiment participerait également de la bienveillance. Sinon, il s’agirait d’indifférence, donc «plus rien du tout». Il souligne qu’il croit énormément dans la relation, dans «le regard avec l’autre»; il illustre cette notion par son plaisir particulièrement vif à rendre service à autrui, «spontanément, volontiers, joyeusement». Monsieur S considère cette dimension relationnelle comme une composante de sa personnalité.

Sur lui-même, le regard porté est plutôt sévère, mais non tyrannique: il se juge «fragile, mal adapté à (son) époque (…) pas assez égoïste, trop exocentré (…) Quelque part, trop gentil…» Il trouve que dans le monde actuel, c’est une faiblesse de ne pas tout de suite «sortir les crocs et coller des baffes». Cependant, même s’il n’aime pas le faire, il s’y résout parfois, si on lui a «vraiment sauté à pieds joints sur les arpions pendant un certain nombre d’heures.» Il reconnaît en gros qu’il n'a pas pratiqué à son profit l’utilité, l’aide, qu’il évoquait comme inhérente à la relation. De plus près, cela lui paraît plus complexe, dans la mesure où il existerait «un processus» qui part de «la source» pour parvenir «au résultat»; ce dernier serait le peu d’attention qu’il se porte. La nécessité de synthèse de cette séquence comporte un risque interprétatif, tant son énoncé est obscur et hésitant. Nous imaginons que cette notion de «résultat» équivaudrait à son incapacité d’être suffisamment utile à lui-même; il revient sur le fait de ne pas penser suffisamment à soi, ne pas se mettre suffisamment en avant et le considère comme «la conséquence», tout en ajoutant que c’est aussi un peu la «cause».

Si nous comprenons ce qu’il dit de la conséquence, en revanche nous sommes totalement perdue sur la cause, tout comme il l'est apparemment. Devant le constat de notre confusion commune, il pense que c’est parce qu’il y a «toute une série, parce qu’il y a une histoire». Il parle effectivement de causes historiques et affectives. Pourtant le malentendu paraît persister et nous éprouvons la nécessité de résumer une nouvelle fois, en rappelant que la proposition initiale sur son utilité propre lui avait paru trop lapidaire, et ressemblait plus à une conséquence d’une succession de choses, qu’à une origine. Il rejette énergiquement cette hypothèse. Nous exprimons notre consternation, sincère, de ne rien avoir compris une fois de plus. Etrangement, il répond pourtant que «jusque là, c’est effectivement vrai». En ce qui le concerne, il confirme que la «cause» se réfère à des événements personnels. Nous revenons sur le préalable entre l’insuffisante utilité à soi-même et le sentiment d’une trop grande gentillesse personnelle. Soudain tranquille, il précise qu’au fond, «on est sur le même plan, c’est la même chose, c’est comme un miroir ». Il situe la similitude "vis à vis des autres ou par rapport à soi; (…) c'est le même phénomène (…) c'est concomitant, c'est simultané et d'ailleurs (…) c'est même directement proportionnel".

Pour conclure sur le regard qu'il porte sur lui-même, nous demandons s’il veut ajouter quelque chose à ce qu'il a développé auparavant. Il parle d'un regard "normal;" puis souffle un instant, réfléchit et évoque des "tendances".Il lui revient en mémoire certain reproche de "perfectionnisme" qui lui est parfois adressé; c'est un trait de caractère qui "l'handicape" dans une société qui n'a pas, comme objectif immédiat, le souci de la précision. Il est dans une "inaptitude à s'en f.." qui lui est dommageable; car cette capacité lui permettrait au moins d'éviter "des peines ou des regrets." Il décrit le processus qui le pousse à tout vouloir comprendre, "les tenants et les aboutissants" d'une situation, alors que finalement "on peut bien vivre sans comprendre, ou sans avoir compris ou sans (…) avoir pu identifier des chaînes de causalité entre telle et telle chose". Or lui, Monsieur S, est "malheureux de ne pas comprendre". Cela lui a toujours été "inconfortable" de ne pas avoir une vision d'ensemble des choses.

Il conclut avec l'impression que son regard sur lui consiste à "ne pas( m) intéresser suffisamment à (moi)."

En ce moment particulier où il traverse des difficultés, il pourrait éviter d'attacher tant d'importance aux choses, alors qu'il lui faudrait "établir un ordre d'urgence et donc balancer un certain nombre de choses par dessus le bastingage."

A propos du regard que les autres posent à son avis sur lui, nous débutons la liste des qualificatifs par un lapsus troublant, qu'il entend sans sourciller. Nous articulons, au lieu d’amical, le phonème "anumical"; que nous corrigeons aussitôt par les termes «d’amical ou affectueux". Il associe cette notion au "gros barbu pas méchant", et souligne de manière associative "le nombre de casquettes (que je) trimballe dans (mon) coffre". Il insiste sur les services qu'il aimait à rendre dans son travail, et le regard que les gens portaient en retour sur un homme qui avait quelque chose de "rassurant, un lunaire, une face toute ronde, le côté lunaire, tout rond, une bouille toute ronde en ballon de football, un petit peu barbu grisonnant"…

Dans un équivalent de passage à l'acte, consécutif au premier lapsus, nous déclarons, dans une double négation invraisemblable, que cette description pourrait également convenir à la représentation d'un "ogre". («mais un barbu grisonnant, ça ne pourrait pas aussi représenter un ogre, non?»)

Effarée de l'émergence de la violence tapie en nous face à cet homme, ainsi que de notre incapacité à contrôler nos réactions, nous attendons, pleine de honte, la réponse légitime à cette attaque. Pourtant, Monsieur S dément très paisiblement ce qui nous apparaissait comme un outrage, disant que non, décidément "rien à voir avec l'ogre". Soulagée et en même temps étonnée de la banalisation avec laquelle il traite ce que nous lui avons infligée, nous nous éloignons au plus vite de notre «faute», revenant à son idée d’un homme apaisant qui montre une grande culture. Monsieur S évoque le caractère "atypique" de sa personnalité; il se remémore certain épisode de son travail au cours duquel il avait été interpellé par sa cliente sur ses goûts musicaux inattendus. La journée s'était terminée par un après-midi "fantastique" au cours duquel l'échange avait porté, entre autres, sur la liturgie, et le mouvement de la Réforme.

Le regard des autres semble généralement du registre amical, ou bienveillant, en tout cas affectueux. Sa famille témoigne de cette qualité du regard à son égard.

Sur le fait d'avoir déjà rencontré d’autres regards, indifférents, voire méprisants, il croit que ce n’est pas fréquent, les personnes étant selon lui parfois plus agacées qu'indifférentes, à cause de sa façon de donner «des explications relativement larges». Il cherche ses mots pour aborder une discrimination «socio-économique". Pour tenter de résumer, nous suggérons l’impression de suffisance qu’il pourrait involontairement donner; il souligne un caractère «magistral» qui se note davantage dans le décalage de niveau socio-économique entre certains interlocuteurs et lui.

Nous en arrivons aux deux dernières questions autour de la honte, éventuellement perçue par lui envers autrui; Monsieur S s’exclame qu’il l’éprouve «indubitablement», précisant son désir d’esquiver la rencontre, pour cette raison, sans «quiproquo possible», avec ceux qu’il connaissait autrefois.

Il ressent ce sentiment par rapport à lui-même; prolongeant cette thématique, il devient quasi incompréhensible, dans un discours parsemé de beaucoup plus d’intervalles para-verbaux que d’ordinaire. Il semble intéressant d’en reproduire ici une partie, non pour en interpréter le contenu, mais pour tenter d’identifier les affects qui le traversent voire le parasitent: «(…) maintenant euh, dans, euh, vis à vis de moi, euh…(souffle puis se tait) Moi ce qui m’énerve un peu, c’est, c’est, c’est euh, mais alors là, ouh la la bon…(silence) Bon, là aussi, c’est, c’est, bon…(silence) En fait, ça, ça peut nous mener très loin. Euh, hm, oui, parce qu’en plus, c’est, diverses directions, euh, euh (vocalise sur le mot puis se tait ); parfois ce qui, ça m’énerve un peu, c’est de…Quand on parle de soi vis à vis de soi, quoi, hein, euh (se racle la gorge puis se tait) cette impression en fait d’avoir quand même une, une, une, une assez bonne analyse (se tait puis produit un claquement de langue) euh, de connaître quand même, hm (silence) un certain nombre de (silence) procédés, de processus, de choses à mettre en place pour améliorer, euh, ce qui a été analysé plus haut (silence) et euh (vocalise sur le mot) de, de, de, non, ça ne se traduit pas, et y’ a pas de traduction, euh (silence) euh, de, de, de, d’acte, en fait posé, de, de, de mise en, de, euh (souffle) de mise en…(s’interrompt) de mise en dynamique, de mise en application, de…(silence)". Ce registre continue, avec pourtant moins de césures, comme si sa pensée avançait, pas à pas, dans la découverte du gâchis d’une conscience inutile. («c’est bien la peine, c’est bien la peine, c’est bien la peine…») Il rappelle que beaucoup le sollicitent, lui demandent conseil, alors même que, en dépit de sa conscience personnelle des problèmes, il ne parvient pourtant pas à les régler, ce qui lui procure une réelle «souffrance mentale». Il nous interpelle sur ce qu’il pense être notre savoir, «en tant que psychologue» de ce qu’il cherche à dire. Sa conscience aiguë lui semble un «état d’hyperconscience», qu’il approche comme une sensation-limite; surpris, il s’arrête sur le rapprochement qui lui vient avec sa «première cuite: de pas pouvoir commander». Il monologue à haute voix sur la coïncidence entre ces deux circonstances. Il trouve amusant ce que l’on «peut retirer de l’échange». Nous verbalisons que, dans les deux circonstances, quelque chose de lui peut ne plus répondre à son ordre. Après une latence sans doute liée à l’importance de ce qui le traverse, il acquiesce et enchaîne sur la notion de souffrance; il réfléchit, un peu confusément, sur l’enchevêtrement des ressentis: «cette colère est générée par cette souffrance (qui) génère aussi cette incapacité, cette hyperconscience, (qui) génère cette douleur qui génère cette révolte qui du coup, alimente la souffrance". Il considère que ses «potentialités» devraient lui servir pour aller mieux même s'il n'est pas convaincu de leur efficience. Il renverse finalement cette incertitude en l’espoir de n’en être pas «au stade de l’inertie», puisqu'il a entamé des démarches. Mais il rencontre un moment de détresse en convoquant «l’inefficacité»: y’ a des potentialités et simultanément, une constatation de certaines inerties, des inefficacités, des inerties, ça c’est, c’est franchement, au plus profondément, c’est, c’est, c’est, c’est, c’est souvent dur à vivre».

Il refuse le mot "désespérant" pour qualifier cet état, en disant qu’il n’a simplement «pas encore trouvé». Il prend la métaphore d’un trousseau de clés qu’il aurait en sa possession, face à des séries de portes à ouvrir; il cherche en vain «la clé correspondant» à la porte, mais la clé n’est pas perdue puisqu’elle existe dans le trousseau. Simplement, le trousseau est très gros et les portes nombreuses. Il prolonge en expliquant qu’il «n’y a qu’un certain nombre de portes qui débouchent sur une autre porte derrière, qui elle-même débouche sur une autre porte derrière.» Nous pensons que, pour lui, l’issue est peut être derrière une enfilade de portes, et il ajoute «une série d’enfilades» avant de faire silence. Il garde la même idée en proposant cette fois l’idée d’un dossier composé de chemises différentes pour chaque subdivision: une chemise pour l’affectif, une pour l’administratif, une pour la famille…qui seraient de plus interdépendantes les unes des autres.

Nous poursuivons à propos de la honte qu’il pourrait éprouver, non plus par rapport à lui mais par rapport aux autres; nous ne sommes pas sûre de la clarté de notre formulation car il répond avec l’idée de «malaise»; après un nouveau silence, il dit n’avoir rien «de valorisant» à transmettre à sa famille. Il confirme notre impression d'un sentiment de honte envers lui-même. Pourtant, il croit ne pas ressentir ce sentiment ni à l’égard de sa famille, ni envers des gens de sa connaissance qu’il verrait par exemple ivres-morts à terre. Pour ces derniers, il éprouverait plutôt un sentiment de peine devant leur autodestruction. Ainsi, il ne paraît avoir honte que de lui-même. Il pense «à l’autre dans la situation dans laquelle je le vois, non pas de ma perception et de la résonance de ce que je perçois vis à vis de moi."

Il semble donc se centrer d’abord toujours sur l’autre et non sur lui; mais s’il doit le faire, il préfère éviter la rencontre, de peur de se montrer défaillant. Cette hypothèse lui paraît «un des éléments concourant au problème» qui appartient à sa «tranche de vie» actuelle. Il se défend un peu en expliquant qu’il en existe d’autres; mais il n’en a pas parlé et il pense que nous ne devions pas parler de lui dans ce travail. Avec cette dernière intervention, la certitude insiste que ce qui lui est essentiel, ce sont les autres; un dernier mot philosophique lui fait penser que l’individu existe et qu’il n’est pas neutre, avant d’enfin nommer son existence singulière. Puis sa voix s'éteint.

Pour la dernière question concernant l’image de la honte, Monsieur S commence par demander des précisions dont nous redoutons qu’elles ne soient le début d’une nouvelle série d’atermoiements. Après un trop long silence, il consent à répondre que rien ne lui vient à l’esprit sur le champ . A la suite de ce qu’il nomme «le blanc», de plusieurs pauses, soupirs, bredouillements, silences, il crie brusquement le mot «anomalie». Il rit, puis se tait après notre répétition, un peu interloquée. Il précise que «c’est une anomalie et que ça n’a pas lieu d’être.» Il conclut en prononçant une dernière fois le mot: «ANOMALIE.»