1.2.8.3. Synthèse de l’entretien.

La première question est très vite traitée avec la réponse d'un "appartement personnel" afin de prendre son «indépendance totale», dans le but immédiatement annoncé de récupérer ses deux derniers enfants. Ses difficultés professionnelles gênent son double projet puisque personne ne se porte garant pour l’aider à se loger. Il dit pourtant être actuellement «en entrée de droits» de chômage et bénéficier d’un bon revenu. Il prend son temps pour dire qu’il est «OHQ», «hautement qualifié». Il a travaillé jusqu’à il y a cinq mois, mais pense ne plus pouvoir retrouver d’emploi à son âge, justifiant ainsi la proposition des Assedic pour rallonger ses indemnités de chômage. Tout se passe donc comme s’il entrait seulement dans le statut de chômeur. Il précise n’avoir eu dans sa vie que très peu d’années de cessation d’activité en trente quatre années de cotisation à la sécurité sociale.

Il n'est pas itinérant, à cause de la présence de ses enfants. Hésitant de dix ans sur la date de son arrivée ici; il explique avoir résidé dans la capitale pendant une dizaine d’année, venant de Corse à laquelle il appartient «de sang et de cœur.» Il est né pourtant ailleurs, au hasard des mutations paternelles, a transité par son île lorsqu’il était enfant, et est reparti sur le continent pour ses études. Il a suivi un enseignement général jusqu’à la seconde. De retour en Corse pendant une année, il est reparti pour travailler en métropole. Il explique vouloir finir ses jours sur l'île.

Il ne semble donc pas itinérant à cause de ses attaches paternelles ici, mais son cœur reste en Corse. Il admet avoir beaucoup voyagé depuis son enfance, également sur le registre professionnel, puisqu’il partait en déplacement dans toute l’Europe. Il donne l’impression de contrôler le dialogue; pourtant, à une question apparemment banale à propos de ses voyages professionnels, il perd soudain pied, bafouille, hésite, avant de dire avoir «plusieurs cordes à (mon) arc". Il a commencé à exercer en cuisine, puis brusquement, a laissé ce travail «à cause des filles». Il explique avoir été «un vrai coureur de jupons» et ne pas avoir pu honorer ses rendez-vous féminins tant qu’il exerçait en restauration.

Nous lui demandons comment il est passé de la cuisine à la mécanique. Il énonce, peu audible, que cela se fait «par le goût»; nous entendons mal et le prions de répéter. Ménageant une nouvelle fois son effet, il développe lentement que c’est par le goût de la création qu'il a suivi ce chemin. Il évoque longuement le rapport entre mécanique et création, intérêt qui lui vient de ses compétences de bricoleur et aussi de la lignée paternelle. Le hobby du bricolage est ainsi progressivement devenu un métier pour Monsieur C, qui s’est d’abord fait la main avec sa mobylette d’adolescent, avant de se pencher sur la mécanique auto puis la mécanique générale, «de haute précision». Il associe avec le plaisir de la précision, qui lui semble être «tout un art».

Nous croyons à cet instant qu’il parle de création artistique, de sculpture d’objets métalliques. Ce n’est pas du tout son intention, puisqu’il évoque le travail des pièces détachées de précision, comme celles avec lesquelles on monte les plates-formes pétrolières. Très désireux de nous faire comprendre la différence entre ces deux perspectives, il se met à bafouiller, perdant ainsi le contrôle de sa diction. Nous pensons toucher un point important pour lui, tandis qu’en ce qui nous concerne, il nous est difficile de percevoir la finesse technique de ce qu’il décrit.

Il continue à nous informer sur la fabrication des prototypes, des premières pièces. La différence avec la création artistique se situe pour lui dans la dimension utilitaire, ou non, de l’objet. Il préfère ce qui sert.

Nous passons à la date de son arrivée au foyer. Il répond de manière inaudible qui nous oblige à lui faire répéter, qu’il y réside depuis cinq mois. Après un silence, il remonte le temps jusqu’à son divorce, cinq années plus tôt. Il raconte son itinéraire entre hôtel, pension puis un premier séjour au foyer il y a deux ans, pendant une autre période de cinq mois. Il dit avoir retrouvé un logement, abandonné pour une relation affective. Un autre épisode d’hésitations et de bredouillement survient, à la suite duquel Monsieur C évoque une situation conflictuelle avec le fils de sa compagne. On lui a fait comprendre qu’il n’avait qu’à s’en aller, il s'est exécuté et est revenu ici "en attendant de retrouver un appartement…Pour retrouver un appartement, là, c’est définitif.». Il reprend l'argumentaire du début de l’entretien, selon lequel il est difficile de trouver un logement assez grand en «étant au chômage, en étant seul…» Son désir de reprendre ses enfants complique le problème, d’autant plus qu’en période d’hiver, il y a "l’interdiction d’expulser», d’où la rareté des logements.

Nous l’interrogeons sur son périmètre de déplacement depuis qu’il réside au foyer. Il dit connaître toute la ville et circuler en transports en commun. Il y reste, sauf pour voir ses enfants en grande banlieue. A leur propos, il souligne brutalement que leur mère peut lui «dire merci». Nous entendons, mais ne comprenons pas ce qu’il veut dire. Après un silence un peu mystérieux, il précise qu’il aurait pu les garder s’il l’avait souhaité; mais il pense que les enfants «ont plus besoin d’une mère que d’un père…J’adore les enfants mais je n’ai jamais voulu leur couper, les priver de leur mère.» Pourtant, il possédait suffisamment de témoignages pour faire retirer leur garde à son ex femme, expliquant que les enfants avaient été suivis pendant cinq années par le service de protection de l’enfance, pour la simple raison que leur mèrene «savait pas s’occuper de ses enfants». Après cette déclaration, Monsieur C se tait. Nous devons réitérer à deux reprises, la question de la difficulté de laisser les enfants à une mère qui selon lui, ne savait pas s’en occuper. Il répond que les enfants étaient grands, puis énonce une phrase totalement inaudible. Il redevient intelligible en parlant de ses trois garçons, deux jeunes adultes, un troisième adolescent, et de sa fille, sa «chouchoute», de 12 ans. Nous n’arrivons pas à savoir si tout ce monde vit encore avec la mère, il explique être simplement content pour les grands, à qui il a trouvé du travail. Ses trois fils sont, comme lui, dans le secteur de la mécanique. Ce dernier mot est répété de façon significative: «oui ils sont, ils sont partis dans la mécanique aussi. Tous les trois d’ailleurs. Ils sont tous les trois dans la, ils sont tous les trois dans la mécanique. Et le troisième, c’est vraiment la mécanique. C’est la mécanique. (…) C’est la mécanique».

Nous le recentrons sur la question d’être itinérant; en arrivant dans la ville, il a connu sa femme, ce qui semble signifier qu’il s’y est installé. Il circule surtout sur l’agglomération, avec des visites en banlieue chez ses enfants quand il le veut. Il insiste de nouveau sur le total droit de visite, «à ma bonne humeur» précise-t-il, selon la décision du juge. Il les emmène en vacances tous les ans, même si cette année, il ira moins loin, ou moins longtemps. Il paraît très désireux de donner cette image d’un père attentif et présent à ses enfants.

Nous en arrivons à son impression d’être ou non sédentaire. Monsieur C se considère itinérant par rapport au travail, mais sédentaire pour le reste. Il ne se sent pas sédentaire au foyer, alors qu’il le croit en ce qui concerne l’espace de la ville.

A la question de la durée moyenne de ses séjours dans un même lieu, Monsieur C évoque l’incidence de son divorce sur ses départs. Sans lui, précise-t-il, il serait toujours au même endroit, dans le «même appartement», en tout cas dans le «même quartier parce que bon, on a été obligé de s’agrandir. (…) J’y serais toujours et puis, j’y serais resté jusqu’au moment du départ, de mon départ en Corse.» Cette dernière perspective représente pour lui «la retraite et le retour au pays.»

Il confirme que, après le divorce, il a souhaité rester dans le même quartier pour être proche de ses enfants. Une des raisons pour lesquelles il est resté sans domicile pendant 5 mois à cette époque, touche à la difficulté de trouver un domicile proche de celui de sa famille; il voulait que les enfants puissent «faire les va-et-vient entre les deux appartements». Ils ont donc cohabité un moment sur le même secteur, jusqu’à ce que son ex femme décide de partir plus loin en périphérie, selon lui pour l’éloigner de ses enfants. Monsieur C imagine qu'elle a tenté de les «monter» contre lui, y est parvenue pour les deux aînés, mais a échoué pour les deux autres. Il nous prend à témoin de «l’égoïsme» de cette mère, qui interdit à ses enfants de se servir du téléphone pour parler à leur père. Brusquement, Monsieur C réveille une pointe d’accent méridional; un silence s’ensuit, puis une verbalisation que nous captons très mal, précédant un nouveau temps de silence. Monsieur C explique que, pour l’anniversaire de son fils, il lui a acheté un téléphone portable qu’il tient à recharger dès qu’il le faut. L'évocation des problèmes de communication avec ses enfants le fait associer avec l’époque où il travaillait encore, et où il avait gardé son appartement: pendant quatre années; à ce moment, il prenait ses enfants «régulièrement tous les quinze jours» et lorsqu'il prévenait leur mère de sa visite, elle lui répondait agressivement qu’elle en avait déjà été informée par l'impatience des enfants. Toute cette partie du discours est parsemée de silences, de balbutiements et de phrases inaudibles; il imite le ton supposé agressif de son ex femme, puis retrouve immédiatement sa voix habituelle pour démontrer encore une fois combien il était régulier dans l’exercice de son droit de garde. Comme s'il devait prouver sa bonne conduite, il précise une nouvelle fois avoir décidé de laisser la garde à la mère. Pour changer les choses, il lui faut attendre «le droit qui est légal, c’est à dire les 12 ans de (ma) fille(…) pour qu’elle décide de son plein gré à venir vivre chez (moi). Parce que c’est une clause interne, donc les enfants ont le droit de choisir avec lequel des deux parents ils veulent vivre, à partir de l’âge de 12 ans…» Toute cette partie est elle aussi infiltrée d’accidents locutoires comme des bégaiements, des silences; la voix s'éteint parfois, rendant inaudible le contenu des phrases. En outre, il scande ses mots en évoquant la loi, comme pour insister sur les termes de cette dernière. Il finit par signaler que le divorce a été demandé par son ex femme, dans des conditions défavorables pour lui, puisqu'elle aurait selon lui intercepté et caché sa convocation, dans l'espoir qu'il ne puisse préparer sa "défense". Il s'agissait pourtant d'un divorce à l'amiable, "soi- disant à l'amiable" précise-t-il. En fait, elle lui aurait imposé ce retard d'information parce qu'elle "croyait que (j'allais) lui enlever les gosses", alors qu'au contraire il lui a "tout laissé", sauf le montant de la pension qu'elle réclamait.

La durée des séjours, qui a entraîné une si longue digression, est reprise dans un découpage des périodes depuis le divorce; il dit être venu au foyer une première fois deux ans plus tard, et y être resté cinq mois, la durée provisoire de son séjour actuel. Il semble que la fourchette de cinq/six mois puisse être entendue comme une moyenne. Il croit que cela pourrait encore se prolonger d'un ou deux mois s'il ne trouve pas d'appartement convenant à son budget. Nous abordons la question de son appartement passé, abandonné pour vivre en couple. Il relate cette décision qui l'a conduit, parce que la femme était une proche, à s'installer "bêtement" avec elle, alors qu'il aurait dû garder l'appartement qu'il occupait depuis plus d'un an. Il a séjourné environ quatre/cinq mois avec elle. Après ces quelques mois de vie commune, il est revenu au foyer d’accueil.

Ainsi, lorsqu'il en a le choix, il semble vouloir vivre longtemps dans le même lieu mais c’est apparemment toujours le désir d’un tiers qui perturbe ses projets.

La question suivante confirme cette perspective. Il bafouille beaucoup pour dire qu'il est toujours question de ruptures sentimentales comme son divorce ou sa séparation d'avec son amie, pour "une question de raison personnelle". Il semble vouloir indiquer une voie, qu'il interdit pourtant d'explorer. Nous reprenons le terme de "raison personnelle", afin de comprendre s'il s'agit plutôt d'une impossibilité matérielle ou du sentiment de n'être pas à sa place. Monsieur C pense que c'est sans doute un mélange des deux. Il revient sur le divorce, selon lui induit par les amies de sa femme, elles-mêmes divorcées. Il a voulu rester en bons termes avec elle, allant chez elle chaque week-end, mangeant en famille avant de repartir en laissant un billet de banque sur la table. A la question du sens de ce désir, intense au point de partager des repas régulièrement, il dit avoir eu envie de lui laisser le temps de réfléchir. Il ne souhaitait pas en effet aller jusqu’au divorce, espérant qu’elle revienne sur sa décision. Il admet volontiers être resté «amoureux» d’elle, exhibant son téléphone portable, après un silence, dont il tient à nous montrer le dernier message qu’il lui a adressé. Nous hésitons, gênée de pénétrer cette intimité, mais il insiste. A haute voix, nous nous résolvons à prendre connaissance de sa où il écrit sa certitude qu’elle ne l’a jamais aimé, alors qu’elle a été pour lui la seule femme de sa vie. Entendant ses propres mots, il pleure. Nous sommes terriblement mal à l’aise, assignée à la place de témoin du chagrin qu’il nous a lui-même demandé de faire resurgir. Pendant un instant, il ne peut plus être disponible à nos questions. Il revient à l’entretien pour expliquer qu’il lui envoie régulièrement ce genre de mots, auquel elle ne répond jamais. Dans l'espoir de quitter cette incursion dans son domaine privé, nous évoquons son commentaire sur sa vie de «coureur de jupons»; mais il reste centré sur son ex épouse, qui l’a rendu totalement fidèle. Il ne lui en veut pourtant pas d’avoir accaparé puis brisé son cœur et sa vie. Après un silence, il nous impose de nouveau la connaissance de son foyer, d’abord en montrant la photo de ses enfants, puis en exhibant celle de son épouse, prise il y a vingt ans. Après un instant, il change de registre et donne à voir «son cœur» , c’est à dire la photographie de sa fille, puis du plus jeune des garçons. Il fait ensuite retour sur son chagrin, soupire et pleure en répétant qu’il est malheureux. Il réalise qu’il passe de l’agressivité au chagrin ou inversement lorsque «(le chagrin) commence à monter un peu trop». Il paraît signifier qu’il ne faut pas trop le laisser monter. Mais il ne consent pas à passer à un autre sujet, insistant sur l’absence des enfants et sur son amour pour eux, en particulier de ses neveux qu’il a élevés. Il raconte avoir vécu chez une sœur, des enfants de laquelle il s’est beaucoup occupé, ainsi que de ceux de son autre sœur.

Nous tentons de retrouver la logique des questions et arrivons à la dernière de la rubrique. Entendant le mot d’errance, il nous interrompt avant que nous ne puissions dire l’intégralité de la proposition. Il ne se reconnaît pas comme un errant, mais ne sait pas dire comment il se définirait.

Il reprend l’idée de son petit chez soi, son quartier, ses amis. Quel serait alors sa définition de l’état dans lequel il est en ce moment? Il parvientseulement à dire: «je suis mal»  Mais il ne peut pas répondre sur le thème de l’errance, même si nous évoquons la possibilité d’une errance «choisie». Il réfléchit un instant puis préfère parler d’une «p’tite stabilité (…) en attendant de retrouver un appartement» Il nous semble difficile de clôturer cette question à laquelle il ne peut répondre, puisqu’elle contient la notion d’entrée en errance et nous l’invitons à nous aider à la reformuler; il convient finalement de remplacer ce terme par celui de «mal-être». Il met cet état en rapport avec la dernière séparation; comprenant notre surprise, alors qu’il avait tant évoqué la douleur du divorce, il signale, après un silence, que cette dernière rupture a réactualisé et conforté ce premier éprouvé; au fond c’est «la séparation» qui le blesse.

Nous nous enquerrons d'une éventuelle fatigue mais il nous invite à la seconde série de questions.

Devant la liste des problèmes de santé éventuels, il nous coupe assez vite la parole pour dire en riant: «je ne sais pas ce que c’est d’être malade depuis 1971». Monsieur C, un peu mystérieux, ne précise pas sa pensée; mais il explique que la maladie de cette époque, sérieuse, a été la seule qu’il ait connue en dehors des maladies infantiles. Légèrement agacée de ses atermoiements, nous lui demandons s’il souhaite l’évoquer ou non. Monsieur C décrit alors «une inflammation générale des glandes» qui l’a envahi jusqu’au point où il «ne pouvai(s) même plus avaler un verre d’eau». Il accepte de donner quelques détails en annonçant, d’un ton tranchant, une mononucléose infectieuse. Après un soupir suivi d’un silence, il se radoucit en parlant de «la maladie de l’amour», définition donnée par les médecins. Devant notre recherche du sens de cette appellation, il précise qu’elle est provoquée par «des contacts sexuels», et consent à préciser que sa maladie était «un trop dans l’amour». En riant il dit, d’un ton mi- grivois, mi- gêné, qu’il fréquentait «six filles à la fois», ce qui lui a procuré «un épuisement, (…) une irritation des glandes, qui d’ailleurs, par chance, d’après les médecins, n’est pas arrivée jusqu’à, jusqu’aux parties, jusqu’aux parties, quoi». Il se dégage de cette révélation par un énorme éclat de rire, puis, presque inaudible, évoque «la gorge tellement prise (…) des ganglions sous les bras». Il a dû bénéficier d’un arrêt de travail de plus de deux mois pour se rétablir totalement; ensuite, il n’a plus rien contracté, hormis de banals rhumes.

Nous lui offrons pourtant une liste de problèmes de santé. Maintenant Monsieur C veut bien répondre que, avec son âge et son métier, il souffre du dos. Il nie d’abord avoir des problèmes de peau puis reconnaît avoir contracté ici, lors de son premier séjour, «ces espèces de poux de peau qui démangent énormément». Sur le plan cardiaque, même si son cœur souffre affectivement, il n’a pas de trouble de fonctionnement. En revanche, les dents sont une cause de soucis, qu’il présente avec un mot d’esprit: «j’en ai plus dehors que dedans». Il rit de notre lenteur à comprendre, explique qu’il a perdu plus de la moitié de sa denture. Il ne sait pas pourquoi, mais évoque deux origines possibles: l’une remonte à son enfance et à son goût des sucreries; l’autre tient à un «petit accident du travail qui (…) a coûté quand même quatre dents». Il précise s’être également coupé la langue en la mordant brutalement pendant sa chute. Il décrit de manière détaillée et dramatisée, son travail sur une scie automatique. En soulevant une pièce de métal, son collègue s'est mis en difficulté et, voulant l'aider, Monsieur C s’est malencontreusement coincé le pied; déséquilibré, il a porté tout son effort à ne pas lâcher la longueur de métal pour ne pas blesser l'autre employé. Il a donc choisi d'accompagner la chute de l'objet, s’en est rapidement dégagé, mais a heurté une barre de métal à terre. C’est ainsi qu’il s’est mordu la langue et a perdu ses dents. La description de l'accident ne semblant pas suffire, Monsieur C l'amplifie par celle de la blessure de la langue, qui a nécessité «18 points de suture». Il semble ravi de notre réaction sans doute horrifiée, et rit de bon cœur. Après être allé se rincer la bouche, il a voulu continuer son travail, sans avoir perçu la gravité de la section. Puis il a prévenu son contremaître, «le mouchoir devant la bouche» etlorsque son interlocuteur a demandé à voir la blessure, il en a perdu connaissance. C’est Monsieur C lui-même qui a relevé l’évanoui. Il rit encore de cette aventure; il semble que la gentillesse, dont il avait parlé comme une de ses qualités essentielles, aille jusqu’à secourir ceux qui se pâment devant ses blessures. Il rappelle, cette fois sans rire, qu’il rend service dès qu’il le peut. Il insiste sur cette propension à s’occuper d’abord d’autrui, avec des exemples tirés de sa réalité immédiate. Nous le recentrons sur le problème de santé évoqué, pour savoir comment, finalement, il l’avait traité. Ne pouvant se recoudre seul, Monsieur C a accepté d’aller à l’hôpital. Pour le reste, les maladies habituelles, il se débrouille. Il explique avoir suffisamment d’anticorps pour se défendre sans l’aide de médicaments, ou en tout cas sans aller voir un médecin parce qu’il n'aime pas ces gens. Il pense que «quand on commence à aller les voir, on s’y habitue. Au contraire, au lieu de vous soigner, ils vous droguent(…)». Il préfère avoir mal que de consulter un médecin et raconte comment il s’est arraché seul la plupart de ses dents, avec un couteau comme levier. Une nouvelle fois, la narration est si précise qu’elle nous fait tressaillir et ressentir sa douleur. Il s’en amuse beaucoup. Le choix de ne pas voir un dentiste réside dans le risque d’en devenir dépendant, puisque toutes ses dents sont abîmées. De toutes façons, il les perdra toutes, et préfère les garder aussi longtemps que possible plutôt que de les faire arracher.

Nous récapitulons sa position par rapport aux soins: il essaie de se débrouiller seul le plus possible, et dans les cas graves comme pour l’accident de travail, il se fait admettre aux urgences de l’hôpital s’il ne peut se soigner seul. Si sa langue avait été sectionnée sur une plus petite longueur, il n’est pas sûr qu’il se serait rendu à l’hôpital, estimant que cette zone du corps, très vascularisée, se cicatrise facilement.

Sur les addictions, Monsieur C admet volontiers fumer un paquet de cigarettes par jour, de tabac exclusivement. Il précise qu’il ne prend pas de cannabis; après un silence, il évoque ce problème, dont il ne voulait pas parler un peu plus tôt dans l’entretien, comme la cause de la rupture avec sa compagne. Il explique assez sèchement que le fils de son amie non seulement en consommait, mais de plus, «faisait de la revente». Exprimant son opposition; il s’est fait remettre à sa place par le jeune homme. «Sa mère l’a soutenu» et Monsieur C a décidé de quitter cette maison où tout le monde aurait pu être inculpé pour trafic de drogue.

Il partage parfois ses cigarettes, mais consomme davantage s’il est seul, quand il pense à ses enfants et qu’il se sent anxieux ou tendu. Lorsqu’il est en groupe, il le fait plutôt par entraînement. Il répond assez vivement à la question sur sa consommation d’alcool: «non. Je bois, je bois, si, si, si, je bois, raisonnablement, quoi». Nous ne parvenons pas à saisir si cette phrase évoque ou non un problème avec l’alcool, et lui demandons de préciser ce qu’il entend par «raisonnablement», craignant, ce faisant, de l’amener à se justifier. Quelques indices montrent une difficulté autour de ce thème: il souffle, puis parle avec un débit très saccadé. Monsieur C hésite, avant de répondre que son métier même ne lui «permettait pas de boire de l’alcool». Il admet que, depuis la fin de son activité, il lui arrive, quand il se sent trop anxieux, «d’exagérer» un peu. Il semble en grande difficulté pour annoncer son rapport avec l’alcool, qu’il banalise; toutefois, il se dit toujours anxieux, argumentant une inclinaison à boire «tout en sachant garder la mesure». Il ne s’est jamais montré ivre, mais seulement «chaud(…) à la limite de l’ivresse».

A propos d’autres addictions éventuelles, Monsieur C nie prendre des produits ou médicaments divers, sauf à de rares occasions, des somnifères demandés à l’infirmière lorsque l’absence de ses enfants lui pèse trop. Il parle de ces médicaments comme «d’un assommoir» pour dormir d’un sommeil sans rêves, qui lui «donne une liberté d’esprit qui repose». Sans eux, il passe des nuits peuplées de cauchemars qu’il supporte mal, emplis de la présence de son ex femme et de ses enfants. Il ne cherche pas à se procurer des produits qui circulent facilement sous le manteau; il préfère réclamer à l’infirmière ce qui lui faut, sachant qu’il est limité à une dose maximale par jour, parce que s’il en avait trop, il pourrait être «capable d’avaler la boîte». Il dit y penser parfois, quand l’alcool qu’il a pris pour oublier semble ne pas suffire. Il devient grave, reste longtemps silencieux. Nous posons précautionneusement la question du désir de mourir. Il allait en parler, car cela lui est déjà arrivé en rentrant de l’audience de non-conciliation; il était déjà sous hypnotiques à ce moment et puisque son épouse prenait des anxiolytiques, il a mélangé les deux produits. Il a été conduit à l’hôpital où il a subi un lavage gastrique. «Manque de pot», il s’est réveillé, a cherché ses lunettes et a quitté l’hôpital clandestinement, en pleine nuit, pour rentrer chez lui. Il relativise d'abord sa prise d’alcool au moment de la tentative de suicide, puis annonce «un litre, un litre et demi, pas plus». Il dit n’avoir eu aucune séquelle.

Sur «l’utilité» de ses conduites addictives, il considère la cigarette comme une routine, dont il peut tout à fait se passer une journée; nous remarquons qu’il a dit un peu différemment plus haut; en fait, dit-il, elle lui «donne une occupation», puis il avoue que cela lui permet de «dévier un petit peu de (mes) pensées». Il refuse néanmoins la formulation «oublier mes problèmes", en insistant sur le temps nécessaire à la préparation de sa cigarette, qui lui procure comme «une coupure dans la pensée».

Nous examinons ce qu’il en est pour l’alcool et les somnifères; il s’interrompt lui même alors qu'il commençait à évoquer le problème de l’alcool, pour signaler la rareté de sa consommation de somnifères, pris seulement pour se «décontracter». Il revient sur l’alcool en le définissant comme «un passe-temps quand on s’embête». En tout cas, il ne se sent dépendant d’aucun de ces produits.

Au moment de passer à la dernière série de questions, nous revenons sur le problème visuel qu’il avait mentionné à propos de l’hôpital. Monsieur C évoque un trouble de naissance, (…) un genre de cataracte. Stabilisée. (…) Et non opérable». Il n'en est pas gêné, s'y est fait; il a seulement un besoin absolu de ses lunettes.

Nous parvenons à l'ultime thématique du regard qu'il pose sur les autres ou sur lui- même. Il écoute toutes les propositions et après un silence, énonce gravement que "la famille c'est sacré". Il laisse passer un nouveau temps, comme pour accentuer l'importance de ce qui vient d'être dit, avant d'évoquer son indifférence du jugement d'autrui. Nous lui demandons ce que serait son propre regard sur lui; il se dit "une personne qui aime la vie et qui aime que (mon) entourage soit bien dans leur peau aussi". Nous revenons sur la notion de sacré, pour comprendre ce qu'il pourrait penser de sa famille. Nous redoutons de frôler le sacrilège mais, après un soupir, il accepte de répondre qu'il ne doit rien arriver à sa mère, "malgré que…" Sa phrase reste en suspens. Il nomme ses sœurs dans la même perspective d'attachement. Nous interrogeons le rôle de protecteur des femmes qu'il semble endosser, en dépit de sa place de benjamin.

La même question concerne les amis ou les proches; Monsieur C dit aimer "les voir dans leur peau ". Il considère ne pas avoir beaucoup d'amis même s'il a beaucoup de copains, ce qui a toujours été ainsi. Il explique avoir "toujours fait (mon) tri".

A propos de son regard sur la société, il dit, après un temps de silence, qu'il la subit sans y participer vraiment, en ce moment du moins. Il fait beaucoup de pauses à cet instant du discours puis explique, de manière rapide, que c'est "une question de manque de volonté de la société"… Surprise de ce changement de registre, nous entendons mal la fin de la phrase; il pense "qu'elle se laisse aller au lieu de lutter". A nouveau, la suite est inaudible. Agacé peut être de nos difficultés, ou voulant clore le chapitre, il ne veut pas s'exprimer sur ce point, pour ne pas risquer de parler politique; comme pour la religion, il ne le souhaite pas, puisque ce sont des opinions "strictement personnelles".

Sur le regard des autres sur lui, il avait déjà répondu par avance en arguant de son indifférence à ce sujet. Il semble réticent à traiter cette question, disant que c'est aux autres de répondre. Avec un peu d'insistance, nous soulignons que c’est son avis qui nous intéresse. Il hésite, souffle, puis consent à dire qu'il croit ce regard plutôt indifférent. Globalement, les personnes étrangères, les gens de la rue, même sa famille, les autres se "f…" de lui. A ce moment, après avoir fait ce constat, Monsieur C se replie dans un long silence, puis se lève brusquement. Nous ne pouvons que verbaliser la violence que cette situation semble représenter pour lui. Il reste mutique à nouveau puis, séchant ses larmes, admet que "c'est comme ça, c'est la vie".

Nous abordons la question de la honte qui va mettre un terme à l'entretien. Nous voulons savoir s'il éprouve parfois ce sentiment et envers qui. Il commence à considérer qu'il est "fier de ce que (j'ai) fait" et qu'il ne tient pas compte de l'avis des autres. Il comprend donc la question comme si cet éprouvé lui était adressé en propre, et exclusivement. Nous le recentrons sur ce que lui-même pourrait ressentir envers les autres, mais il comprend encore une fois de la même façon en démentant avoir honte pour lui-même. Il finit par se demander si la question porte sur la honte des autres à son égard. Nous réitérons l’interrogation de lui aux autres, à laquelle il se connecte enfin. Oui, certains comportements d'autrui lui font honte, ceux qui par exemple dans le foyer montrent une "ruine totale", en urinant et déféquant sous eux. Cela lui fait assurément honte mais ne l'empêche pas de donner son aide pour "relever quelqu'un, qui est couché par terre pour le rentrer (…) qui est ivre sur le trottoir, lui prendre carrément le bras pour pas qu'il traîne dans la rue".

Nous formulons la même demande par rapport à sa famille, espérant qu'il puisse désormais la tolérer. Après un nouveau silence, il confirme qu'en certaines circonstances, par rapport à certains comportements qu'ils ont eux avec lui…A nouveau, la fin de la phrase s'éteint et nous sommes obligée de lui demander de bien vouloir la prononcer encore une fois. Parsemée de silences multiples et durables, celle-ci évoque sa "honte pour eux (…) de repousser quelqu'un de son propre sang". Monsieur C acquiesce en silence à nos reformulations mot à mot; il inspire profondément, comme privé de souffle, lorsqu'il s'agit de préciser que toute sa famille lui a fait subir cette blessure. En pleurant, il verbalise que ce sentiment reste encore très vif. Toujours en sanglots il montre combien malgré tout, il persiste à être attentionné, à travers les démarches qu'il a effectuées, seul, à l’occasion de la récente hospitalisation de sa mère. Pourtant, il constate que cela n'a rien arrangé, que cela n'a pas convaincu sa mère de se rapprocher de lui. Avec précaution, nous le questionnons sur sa mère, l'imaginant peut être un peu distante avec lui. Il semble réfléchir, cette fois attentif à nos paroles, puis pense que c'est plutôt parce qu'elle porte la hontede (me) savoir ici, qui fait qu'elle (me) repousse" Il paraît alors remonter le cours de sa vie, développant l'idée qu'elle l'a "toujours repoussé", en partie parce qu'elle n'était pas d'accord avec son mariage. Il convient que, plus ou moins, il a toujours été "l'indésirable. A la naissance". Il se tait encore; inquiète que l'entretien ne lui devienne trop douloureux, nous suggérons de suspendre cette discussion mais il ne semble plus prêter attention à cette remarque, plongé dans ses remémorations. Il explique avoir été "l'erreur de parcours(…) Normalement (j'aurais) pas dû être sur terre". Il a le sentiment de l'avoir toujours su, toujours ressenti. Il en donne la "preuve", par l'éloignement qu'on lui a imposé très tôt: "j'ai été le seul à être envoyé en pension pour (m') éloigner de la famille". Ses parents et frère et sœurs étaient en Corse, lui sur le continent, dont il ne rentrait qu'une fois l'an.

La question finale le trouve toujours centré sur lui-même; il déclare que "la honte , elle est en soi." S'ensuit une phrase alambiquée et très peu audible d'où émerge le mot de lutte. Sans en être sûre, nous interprétons une idée de lutte contre la honte; il dit qu'on peut se battre en "n'ayant pas peur d'agir franchement", puis devient inaudible et se tait avant de poursuivre "et avec indifférence de la vue des autres". C'est donc l'indifférence face aux autres qui semble aider à sortir de la honte. Monsieur C confirme cette hypothèse et la prolonge: "elle est en soi. Elle est en soi. Et puis, chacun a une honte en soi et chacun la vit comme il peut(…) C'est pour ça que moi, je peux dire que comme j'ai une indifférence totale de ce qu'on peut penser de moi, de ce qu'on peut voir – il accentue le mot- de moi; ma honte je l'ai, j'ai lutté contre (…) je m'en suis débarrassé(…); elle est en moi, mais je ne la laisse pas ressortir. Par l'indifférence vis à vis des autres. Parce que la honte , finalement, c'est une chose, la honte , c'est – il prend un très net accent corse- la crainte. La honte , c'est la crainte de la pensée des autres envers nous. Donc, si on ignore ces pensées, en ignorant ces pensées, on se dégage de la, de notre honte ". A la fin de cette longue tirade où a surgi l'accent des origines, Monsieur C se plonge dans le silence, puis confirmant avoir beaucoup réfléchi à tout cela, se dit lui aussi "un petit peu psychologue" en se dégageant par le rire de l'intensité émotionnelle où il se trouvait depuis un moment.

Avant de conclure, nous lui laissons le temps d'un dernier commentaire. Il s'en saisit pour aborder "l'état d'esprit des gens d'ici." Il explique confusément l'importance de la pensée de soi-même, qui touche au besoin de ne pas se laisser aller, de continuer à lutter contre soi-même. Il poursuit avec l'idée que beaucoup ici "essaient pas à lutter contre leur mal (…) Ils ont le mal en soi, en eux mêmes et (…) n'arrivent pas à s'assumer tout seuls. Pas spécialement du mal, pas de mal envers les autres. Du mal à s'assumer(…) Ils essaient pas de lutter contre ce laisser-aller(…)". Il pense que certains pourraient aller jusqu'à entretenir cette souffrance, s'aggraver et devenir des "cloches, des épaves". Il ne se croit pas capable d'en arriver là, pour la raison que le jour où il se " verrai(s) partir dans ce sens là"… Nous entendons approximativement le mot "démonter". Il confirme le retour de l’idée de suicide, et précise qu'il ne supporterait pas de tomber, "comme on dit, à être représenté (…) comme la dernière race après le crapaud (…) c'est à dire un moins que rien". Il exprime clairement cette fois le mot "démonter" comme une alternative à cette première issue. Il croit que nous allons le trouver «méchant» de dire cela; mais il trouve ce discours logique, pour ne pas être «une charge pour la société», phrase finale qu'il énonce une dernière fois avec un fort accent de son île.